Le marketing ethnique est arrivé !

Black logo 4

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Quatrième chronique  » Black Logo  » : Pascal Blanchard analyse à nouveau une publicité récente, cette fois sous l’angle de la timide apparition en France du marketing ethnique et du débat qu’il provoque.

Tout le monde en parle. Depuis la victoire en 1998 de l’équipe de France de football lors de la coupe du monde, les couleurs seraient à la mode dans l’univers de la communication. Et voilà que la publicité SFR, dans la droite ligne des publicités US pour IBM et Siemens, arrive dans nos journaux. C’est clair, le marketing ethnique est arrivé. J’entends déjà les hauts cris et je vois le scandale poindre. Pourtant cette publicité est des plus  » politiquement correct « . Bien habillé, actif, beau, dans un aéroport (voyage), sans doute cadre supérieur d’une grande entreprise, le modèle parfait d’intégration à la société de consommation, au business et à la République. Alors, la publicité serait-elle en train de changer parce qu’il y a maintenant des consommateurs blacks identifiés et rentables ? Sans aucun doute. Mais attention, le marketing ethnique ne peut être importé des États-Unis sans remuer un peu notre société française. Voyons pourquoi.
La sortie au mois d’avril, chez Autrement, du livre d’Anne Sengès Ethnik ! Le marketing de la différence semble donner corps à cette émergence et au débat qui va commencer en France. On le constate depuis dix-huit mois : marketing de nombreuses marques ciblé  » ethnique « , présence de plus en plus importante de minorités  » visibles  » dans les publicités (dans nos journaux, sur nos murs et nos écrans), communication multiculturelle comme symbole d’une France mélangée… sont des réalités que nous pouvons tous constater. En même temps, et de façon paradoxale, la plus grande partie des spécialistes constate un particularisme français dans le domaine de la communication ethnique et un  » blocage  » devant toute démarche ethnique en communication. Cibler l’autre, c’est le différencier, le marquer, le singulariser, récuser le principe d’uniformisation de la communauté nationale dans un pays où les statistiques sur l’origine ethnique des populations sont interdites. Cette forme de publicité serait anti-républicaine.
Revenons quelques décennies plus tôt. Les toutes premières formes de  » communication différenciée  » que nous identifions (dans un même pays pour des populations distinctes) sont issues d’espaces en lutte : mondes coloniaux anglais ou français, États-Unis au temps de la ségrégation, Afrique du Sud dans les années 1940… Puis va émerger, dans les années 1960 aux États-Unis, le ciblage plus spécifique des populations noires, via des médias communautaires, des agences spécialisées (la toute première est créée en 1956 pour les Afro-américains : Vince Cullers Advertising… puis ce sera SAMS en 1962 pour les Latinos). Depuis, toutes les grandes marques se sont spécialisées dans cette démarche ethnique de ciblage, en créant des départements spécialisés, en recrutant des profils ethniques, en mandatant des agences, en orchestrant des campagnes… on peut citer Nike, Coca, L’Oréal, M&M’s, Mars, Ford, Pepsi, MacDo, Procter&Gamble… Attention, ne nous y trompons pas, la communication ethnique n’a aucune vocation humaniste, l’objectif est clairement de vendre plus… et mieux. C’est bien ce que rappelle Alfred Schreiber dans son livre référence sur le marketing ethnique, Multicultural Marketing, édité en 2000 chez Business Books.

Les différentes formes de communication ethnique
Il existe plusieurs formes de communication ethnique. La plus ancienne, la plus ancrée et la plus stéréotypée aussi, est la présence de l’autre dans l’univers publicitaire : l’icône ethnique. Cela fait près de cent cinquante ans que des personnages noirs, orientaux, asiatiques, juifs, mais aussi régionalistes (basques, corses, bretons…), sont utilisés dans l’univers de la réclame. Sans généraliser, et pour faire simple, ce personnage ethnique est un objet du discours publicitaire, généralement lié à quatre fonctions : souligner l’origine du produit (Banania, même si l’origine est antillaise et non africaine), la couleur du produit (Uncle Ben’s : l’antinomie de la blancheur du riz), la praticité ou la qualité du produit (Behanzin : même un nègre peut utiliser ce vélo), mettre en exergue une situation humoristique (Vahiné : un Noir au fort accent pour une farine blanche). La plupart de ces schémas n’ont pas disparu (voir nos Black Logos précédents).
Dans le registre actuel, c’est à des héros faiseurs de tendance que l’on fait appel, ceux-ci étant pour la plupart noirs, issus du sport de haut niveau (basket, football, golf, boxe…) ou de la musique. De Ronaldo à Jordan, de Desailly à Tyson, de Ray Charles à Michael Jackson… ils deviennent les icônes des grandes marques. En France, Zidane est la référence. Entre plusieurs mondes ethniques, il semble être la parfaite synthèse, comme l’est, pour le monde du golf, Tiger Woods. Des êtres hybrides, parfaitement adaptés à la communication soft-ethnique. Car multi-identificateurs. Ils ne sont pas simplement des faire-valoir chromiques ou des éléments du décor, mais bien des promoteurs à part entière du message, car ils sont des références avant d’être les représentants d’une communauté.
Seconde forme de communication ethnique, très présente dans la communication américaine, brésilienne, anglaise – à la fois institutionnelle et pour la promotion de produits spécifiques – et aussi française : la communication multiculturelle. Pour être précis, c’est la tendance  » politiquement correct  » du moment à donner vie dans les images (affiche, publicité, spot…) à un reflet de la société dans laquelle on s’exprime. D’une certaine manière, cette publicité SFR s’inscrit dans le double univers du multiculturel (elle fait partie d’une campagne plus vaste) et du marketing ciblé ethnique. Aujourd’hui, pas une campagne ministérielle, de la RATP, de la SNCF, de SFR, de France Telecom, mais aussi de Nike et d’IBM, sans que toutes les communautés soient présentes. Quelques marques françaises communiquent aussi à la mode  » Benetton « , comme Tati en 2002, avec sa campagne multicolore et son slogan fédérateur :  » Tati est à nous « . Dernièrement, pour des raisons plus complexes, notamment liées aux rachats de sociétés spécialisées sur des produits ethniques aux États-Unis, L’Oréal et Lancôme s’inscrivent dans un mouvement similaire. La mode est lancée. La campagne Le Rouge de Clarins le montre bien, avec trois mannequins noire, asiatique et blanche.
Enfin, dernière forme, le marketing ethnique pur et dur. C’est celui qui fait le plus débat aujourd’hui en France. C’est pourtant moins dévalorisant que l’icône ethnique, qui dans la plus grande majorité des cas infériorise l’autre dans la pure tradition coloniale et raciste. C’est aussi moins ambigu que la communication multiculturelle qui, le plus souvent, utilise l’autre comme un élément du décor et non comme un acteur réel de premier plan ou un personnage central du message publicitaire, et prétend être intégrationniste. Dans un pays où désigner l’autre par ses origines, produire des statistiques sur ces origines, et prétendre que les modes de consommation de chacun perdurent malgré l’intégration, c’est s’opposer au politiquement correct, on imagine les difficultés pour le marketing ethnique à émerger. Alors que ce pays est le premier foyer d’immigration en Europe, que l’histoire coloniale a marqué la France plus que tout autre pays, que la présence des trois communautés asiatique, afro et orientale est une exception française, le marketing ethnique reste tabou. La cause : les principes républicains d’intégration qui constituent le ciment de notre société. Pourtant, c’est oublier qu’ont émergé des produits à cibles ethniques comme le Mecca-Cola ou les laits Laban lancés par Bridel, et qu’au cours du dernier ramadan, France Télécom a proposé une carte téléphonique spécifique à destination des trois pays du Maghreb, avec une campagne d’affichage dans les grandes villes et dans la presse, ciblée sur les Maghrébins. À ce niveau, SFR ne fait qu’imiter son concurrent direct.
Aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, le politiquement correct est tellement puissant sur ces questions, que l’on est aujourd’hui quasi certain de rencontrer dans une agence ethnique un Afro-américain pour cibler les Noirs, un Mexicain ou un Cubain pour les Latinos, et un Chinois pour les Asiatiques. On trouve même un Spike Lee pour vendre et cautionner avec son agence la cible afro-américaine auprès des marques américaines ou européennes. La quête de la cible ethnique se double d’une assurance tout risque de bonne conscience de l’annonceur :  » Si c’est un Noir connu et professionnel qui le dit, mon discours est non seulement légitime, sans doute juste, mais aussi politiquement correct.  »
Il faut le reconnaître, devant cette situation nouvelle (et ce n’est qu’un début), sous prétexte de protéger notre particularisme national, nous avons perpétué une dialectique coloniale à la française dans notre vocabulaire publicitaire. Derrière le mythe d’une France unique, sans frontière communautaire, toute représentation des minorités est de fait exclue. D’un côté la France est l’un des derniers pays à pouvoir produire des campagnes à la limite du racisme (Egg, Uncle Ben’s, Vinci, Opel, Banania, Apéricubes et sa publicité sur le cannibalisme…), et de l’autre côté, on stigmatise l’approche ethnique au nom des principes d’égalité. Ce paradoxe est la réalité française. Ne sommes-nous pas très hypocrites ? Car, quand l’État engage une campagne nationale (par exemple sur le sida), on constate un ciblage spécifique de ces populations. Elles sont bien alors perçues comme des populations à problèmes, populations à risque ou en situation de dépendance, donc ciblées en tant que telles, mais jamais comme composées de consommateurs lambda… et, en fin de compte, c’est là que se niche une exclusion de la cité. Peu égales en droit, mal intégrées, en marge de la société, ces populations n’ont même pas au niveau individuel le statut de consommateurs à part entière. C’est à ce niveau que l’on peut affirmer que nous restons dans une  » pratique coloniale  » à l’égard des populations issues d’Afrique ou d’Asie du Sud-Est. Car en fait, nous restons encore dépendants des clichés des générations précédentes non décolonisés. Nous pensons à la place de l’autre. Et nous pensons savoir ce qui est bien pour lui. En même temps nous reproduisons les clichés les plus paternalistes, aujourd’hui totalement inimaginables dans les pays anglo-saxons.

Pascal Blanchard dirige l’agence de communication les bâtisseurs de mémoire
[email protected]///Article N° : 2993

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