Révélé au monde et donc à l’histoire de l’art par les cubistes, l’art africain, confronté aux dangers d’uniformisation et aux diktats de la reconnaissance occidentale, ne s’imposera véritablement qu’en assumant pleinement son altérité.
Poser la question de la globalisation par rapport à l’Afrique soulève un certain nombre de paradoxes qui, s’ils prennent des aspects particuliers dans le domaine culturel, n’en recouvrent pas moins une problématique plus vaste qui pourrait s’appliquer à un champ beaucoup plus large. Il ne faudrait pas, par exemple, confondre le rôle désormais incontestable de l’Afrique dans l’évolution des différents courants contemporains avec son réel impact sur la marche du monde et sur les décisions qui orientent le jeu des courants et les lois du marché. Les raisons de cette absence d’influence sont dues à de multiples causes, mais la plus importante d’entre elles est sans doute historique. L’Afrique a été inscrite, dès le quinzième siècle, dans une trame historique construite en dehors d’elle-même qui la transformait d’emblée en spectatrice de son propre destin. Or cette trame est le fait d’une histoire univoque, globale, qui, sous couvert d’universalité, ne s’adresse dans les faits qu’à une partie du monde : celle qui l’a écrite. Il eut fallu à l’Afrique, pour ne pas manquer le premier wagon de la globalisation qui avait pris pour nom l’universalisme, inventer une écriture qui puisse entrer en compétition avec l’institution dominante. C’est ce à quoi la partie subsaharienne du continent s’emploie depuis maintenant plus de cinq cents ans.
Croire, comme certains aveuglés par la présence de la musique africaine aux quatre coins du monde, que l’Afrique serait parvenue à sortir de l’anonymat dans lequel elle a été piégée est un leurre. Nous ne sommes pas si loin du temps où Hegel affirmait à ses étudiants : » L’Afrique n’est pas une part historique du monde (…) ; ce que nous entendons précisément par Afrique est l’esprit anti-historique, l’esprit non développé, toujours soumis à des conditions naturelles et qui doit être uniquement présenté ici comme étant le seuil de l’Histoire. » (1) Ce constat qui peut sembler aujourd’hui une aberration, est une idée (même formulée avec d’autres mots) largement répandue parmi ceux qui ne croient qu’en la réalité des chiffres et qui désespèrent de l’Afrique. Ainsi, l’affirmation de Hegel renvoie à la seule véritable question que suppose notre débat : l’Afrique est-elle ou non partie prenante de l’évolution du monde ? Y joue-t-elle un quelconque rôle ? En soulevant ces questions, l’intention n’est pas de faire la démonstration, dans un procès qui n’oserait pas dire son nom, des apports de l’Afrique à ce que Léopold Sédar Senghor appelait la civilisation de l’universel. Au contraire. Il s’agit de démonter les mécanismes qui ont conduit à la situation actuelle et envisager les moyens qui s’offrent au continent de faire mentir l’implacable vérité de l’horreur économique.
La globalisation correspond à un nouvel ordre censé nous conduire vers une harmonie universelle. Mais que penser des différents traitements imaginés par ce » Nouvel Ordre » aux crises irakiennes, rwandaises ou yougoslaves ? Comment lire la réaction de la droite française aux émeutes qui ont secoué les banlieues de l’Hexagone fin 2005 si ce n’est comme la perpétuation du mépris de l’Autre ? L’expression de l’arrogance de ceux qui se pensent les dépositaires de la civilisation universelle ? L’intégration dont on rebat les oreilles des jeunes Français issus de l’immigration n’est rien d’autre que la métaphore d’un monde global. Elle équivaut, lorsque l’on prête attention aux différents discours prononcés par des politiques irresponsables à une invitation à la » désintégration » – c’est-à-dire à l’abandon de l’ensemble des valeurs qui fondent les individus.
Comme le rappelait le professeur Stuart Hall à des étudiants, lorsque l’on demande à un individu de s’intégrer, le message subliminal qui lui est adressé est de devenir ce qu’il ne pourra jamais être tout à fait, quand bien même renoncerait-il à toute son histoire personnelle. C’est un marché de dupe qui transforme l’altérité en une maladie honteuse d’une manière subtile, élaborée au fil des siècles. C’est l’uvre de philosophes comme Hegel, de politiques ou de militaires comme Faidherbe mais également, et de manière plus pernicieuse, d’ethnologues, comme le rappelle Senghor : » Mais voilà que les assises de l’Occident étaient ébranlées, que de vigoureux penseurs livraient bataille contre la Raison, tandis que les francs-tireurs surréalistes, infiltrés derrière les lignes ennemies, attaquaient les P.C. de la Logique avec les « armes miraculeuses » de l’Asie et de l’Afrique. Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, les orientalistes et ethnologues les avaient entassées dans les musées et les bibliothèques. » (2)
Ce constat annonce une prise de conscience des dangers d’uniformisation qui conduiraient nécessairement à une dissolution de la culture africaine. Il annonce également la mise en uvre d’une réaction à l’hégémonie occidentale et les prémices d’un langage qui contraigne le monde occidental à dialoguer avec les Africains et non plus à monologuer avec lui-même. Cette réaction prendra pour nom la Négritude. Par un de ces clins d’il dont l’histoire a le secret, c’est la pensée de Hegel qui conduisit Aimé Césaire, cofondateur du mouvement à affirmer que » l’universalisme est la somme des particularismes « . Un » rendez-vous du donner et du recevoir » auquel personne ne doit venir les mains vides.
La Négritude occupe une place particulière dans les rapports de l’Afrique à l’Occident. Pour la première fois, le rapport du regardant au regardé va s’inverser. À l’aide des armes miraculeuses de la phénoménologie, du verbe civilisé, ces révolutionnaires exotiques vont déconstruire l’histoire qui leur avait été imposée en créant un langage qui leur soit propre. Dès lors, cette vie qui couvait en eux et que d’autres s’étaient appliqué à mettre sous verre, entre parenthèses, va leur apparaître avec la force d’une évidence oubliée. Les Africains s’appliquent à l’exprimer par eux-mêmes. La jeunesse s’enhardit et remet en cause les pierres angulaires sur lesquelles la division civilisés / primitifs s’était organisée. Cette nouvelle confiance va achever d’établir les prémisses d’une émancipation qui aura des échos jusque sur la politique des États coloniaux.
La révélation du cubisme qui constitua un choc pour l’ensemble de l’histoire de l’art contribue à raffermir les convictions de Césaire et ses amis sur la valeur de la culture nègre. À l’origine de cette révolution esthétique se trouve le regard dénué de tout romantisme et de toute connaissance a priori, que pose Pablo Picasso sur la statuaire africaine : » Seul un artiste qui s’était montré capable, avec une telle précocité et une telle facilité d’imiter le type de peinture que son père défendait pouvait la mettre aussi spontanément au défi, pouvait comprendre aussi vite que quelque chose était faussé à la base dans ce qu’elle disait et la façon dont elle le disait. Quoi au juste ? Picasso ne le verrait clairement que grâce au ‘choc’, à la ‘révélation’, qu’il eut devant les masques et ‘fétiches’tribaux au musée d’Ethnographie du Trocadéro. ‘Et alors, devait-il dire plus tard, j’ai compris que c’était le sens même de la peinture’. » (3)
Son regard ne doit pas être uniquement vécu comme l’une de ces nombreuses convulsions qui font avancer l’histoire des idées et la perception esthétique de l’humanité, mais comme la première manifestation de l’entrée de l’art dans la globalisation. Le peintre espagnol annule l’altérité inamovible en se réappropriant un univers que son regard lui permet de traduire en sensations ; son geste donne aux Africains l’envie d’aller voir plus loin. Cette révolution formelle, va constituer, par ricochet, la première étape de l’histoire de l’art en Afrique, ou du moins, la première étape de sa prise en compte. L’on peut dire que la contestation de l’académisme et d’une certaine vision du monde qu’initièrent les cubistes et les surréalistes marque l’avènement d’une ère nouvelle : elle libère les jeunes consciences noires qui se mettent à revendiquer leurs cultures. Celles-ci se composent en grande partie des données universelles mais témoignent, dans la part originale qu’elles véhiculent, de cette inamovible essence qui les ancre quelque part : sur un sol, une civilisation, une histoire particulière. Nous ne prétendons pas que la création doit toujours se lire en tenant compte de contextes particuliers. Nous avançons simplement que ce sont ces particularités-là qui lui donnent à la fois son identité et son caractère universel. Lorsque Pierre Restany, en 1969, s’essaie à une définition de l’avant-garde européenne, il lie la création artistique à deux notions : le langage et le mouvement. » L’art est un phénomène de langage, et n’est que cela. Le langage, expression de la pensée des hommes, est une matière vivante. Il y a des moments où le mouvement oscillatoire de l’art se bloque. L’art semble avoir perdu les éléments internes de sa propre contradiction. Il semble s’être coupé de la vie. » (4)
Bien que l’idée de globalisation tende à interdire une approche trop localisée, il paraît difficile de concevoir une création qui soit, selon les termes de Restany, » coupée de la vie « . La création est nécessairement un processus de re-création, déconstruction et reconstruction, à l’image de ces sculptures cultuelles que l’on disait » chargées « , parce que, physiquement pleines de substances dont la force pouvait bouleverser la marche naturelle de la vie. Faire uvre d’artiste, c’est exprimer ce que Ernst Bloch a appelé la question absolue : » Ce livre nous introduit à notre figure et à notre unité en germe ; leur chant se fait entendre déjà déchiffrer sur les flancs d’un simple pichet, déchiffré comme le thème latent a priori de tout art ‘plastique’et le thème central de toute magie de la musique, déchiffré enfin dans la dernière rencontre de soi-même, dans l’obscurité élucidée de l’instant vécu, tel qu’il s’ouvre d’un coup et se perçoit lui-même dans la question inconstructible, la question absolue, le problème en soi du Nous. » (5)
Le problème » en soi du Nous » introduit la question de la ressemblance et de l’altérité et pose la question de l’individu face à la communauté. Pour l’artiste africain, ce » nous » communautaire prend deux aspects parfois contradictoires. Le premier » nous » correspond à l’environnement immédiat de l’artiste dans lequel la permanence d’une tradition forte donne à toute transgression un poids dont on doit assumer les conséquences. Et la nature des ruptures entraînées par ces transgressions-là ne se limite pas au simple territoire de l’artiste, mais s’adresse à l’ensemble du monde, le second » nous « . Le simple décalage entre le signifié lié à une culture donnée et l’interprétation qui en est fait hors du milieu dans lequel il a été conçu projette l’artiste africain dans un espace inexploré qu’il lui incombe d’inventer, dans un nouveau syncrétisme qui réinterprète les apports sans chercher à les classifier ou à les nommer.
Reste la question nodale de la reconnaissance d’une production artistique, quelle que puisse être sa provenance. Que reconnaît-on exactement ? Selon quels critères et quelles stratégies ? Les réponses à ces questions ne peuvent ignorer le postulat qui fonde les rapports entre la création et sa » consommation » : le marché international, qui nous renvoie à une réflexion sur le pouvoir ou son absence.
Or le pouvoir, c’est-à-dire la faculté de propulser un créateur sur la scène internationale, reste l’apanage d’institutions occidentales. Ainsi, pour » exister » dans le monde, les Africains doivent-ils en passer par les fourches caudines d’institutions qui les transforment parfois en objets abstraits. Par le simple fait de sa puissance économique, l’Occident parvient ainsi à évacuer tout débat sur le point de vue et la légitimité de ceux par lesquels les jugements sont rendus.
Pourtant, l’Afrique à laquelle certains de ces nouveaux maîtres du monde font référence n’est pas nécessairement l’Afrique des Africains. Chez les artistes d’aujourd’hui, la question de l’affirmation de soi qui sous-tendait les revendications de la Négritude est abolie par la quête d’une synthèse réelle, une symbiose harmonieuse, qui n’essaierait pas, dans un exercice schizophrène, de séparer les apports. Bien qu’au cours de ces dernières années les biennales et les expositions se soient multipliées et que la tentative de mettre sur pied un village global ait contraint l’art international à passer de l’exclusion à l’inclusion, la nature même de cette inclusion – comme le révélaient les différents commentaires suscités par l’exposition Africa Remix à Paris en 2005 – dénote d’un décalage théorique entre les artistes africains et les spécialistes européens qui sont censés juger leurs travaux.
L’Afrique a compris relativement tôt la nécessité de créer des outils autonomes pour la diffusion de ce nouveau langage dont elle venait d’accoucher. La bataille de la mondialisation se joue et se jouera sur cette capacité des nations à exister par elles-mêmes et défendre leurs exceptions culturelles. C’est dans cette logique-là qu’Alioune Diop créa en 1948, avec le soutien d’un certain nombre d’éminents intellectuels français, la revue Présence Africaine qui allait devenir une maison d’édition et révéler des dizaines d’auteurs africains jusque-là inconnus. Cette institution fondatrice qui joua un rôle crucial pour la culture africaine ouvrit la voie à l’élaboration d’autres outils. Ce rôle sera repris plus tard, dans l’espace contemporain, par Revue Noire.
En 1966, Léopold Sédar Senghor, devenu Président de la République du Sénégal, allait transformer en réalité un vieux rêve : rassembler tous les hommes de culture noirs que comptait la planète. Le Festival mondial des arts nègres annonçait, par son ambition et son ampleur, la part que l’Afrique entendait désormais occuper dans la culture mondiale. Les écoles d’art qui se sont mises à fleurir dès les indépendances constituaient, comme le festival de 1966, autant d’étapes sur une longue route semée d’embûches.
Toute cette activité marquait néanmoins l’avènement d’une Afrique consciente des défis qui l’attendaient. Le recentrage ethnique sans lequel le rendez-vous du donner et du recevoir aurait été manqué a joué son rôle. L’Afrique a pris conscience du fait que le continent mythique auquel les uns et les autres font encore référence, comme à un idéal perdu, est depuis longtemps derrière elle. Les Africains ont compris que l’Afrique est désormais une illusion lyrique, une métaphore. Les grands empires mandingues ou zoulous sont à jamais perdus et l’Égypte, qu’elle fût ou non le berceau de la civilisation africaine est une autre Égypte que celle dont parlait Hérodote bien avant l’ère chrétienne. Le continent est entré, consciemment ou inconsciemment, dans l’ère de ce qu’André Malraux appelait la métamorphose. Les Africains ont pris la mesure du défi qu’il leur fallait relever : il n’existe de paradis perdu qu’au fond de nos mémoires.
Il n’est plus une place sur la planète qui ne nous renvoie intimement à notre condition unique et particulière tout en nous donnant le sentiment de faire partie d’un tout qui nous dépasse. Un tout dont nous sommes les architectes invisibles. Nous sommes contraints de nous repenser non plus en référence à une identité figée et caduque, mais en êtres protéiformes, aux identités multiples et changeantes. Le nomadisme est devenu notre seul territoire. Et qu’importe que le Zaïre n’existe plus en tant que nom sur une carte. L’esprit de ce que l’on appelait hier Zaïre est la seule chose qui doit nous importer. Et le fait que nous portions chacun en nous une portion de cet esprit-là nous contraint à une solitude joyeuse et féconde. C’est à cette solitude que les artistes contemporains, et peut-être les Africains plus que les autres, se trouvent aujourd’hui confrontés. C’est à cette solitude-là que les biennales de Ouagadougou, pour le cinéma, de Dakar pour les arts plastiques et de Bamako pour la photographie essaient de répondre, en donnant un ancrage à une création orpheline, en se constituant en phares, en ports d’attache d’où les voyages les plus insensés pourraient enfin commencer. Sans aucun renoncement, mais sans aucun romantisme déplacé. C’est à ce prix que l’Afrique jouera pleinement son rôle dans un monde globalisé. En vivant son altérité, non plus comme une plaie béante, mais comme le seul moyen en notre possession d’aspirer au même. Un même qui, pour n’être pas monolithique et figé, n’en serait que plus riche.
Notes
1. Hegel, Introduction à la philosophie de l’histoire, 1830.
2. Léopold Sédar Senghor, Libertés 1, Négritude et Humanisme, Paris, Seuil, 1964.
3. William Rubin, « Picasso », in Primitivism in 20th Century art, Museum of Modern Art, New York, 1988
4. Pierre Restany, L’Avant-garde au XXe siècle, Paris, Balland, 1969.
5. Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, Paris, Gallimard, 1977.Simon Njami est né en 1962 en Suisse, de parents camerounais. Romancier (Cercueil et Cie, African Gigolo), critique d’art, commissaire d’expositions d’art plastiques, il est à l’origine en 1991 avec Jean-Loup Pivin et Pascal Martin Saint Léon de le regrettée Revue Noire. Directeur artistique des Rencontres de la photographie africaine à Bamako, il est également le commissaire général de l’exposition Africa Remix, l’art contemporain d’un continent, présentée successivement de 2004 à 2006 au Museum Kunst Palast de Düsseldorf, à la Hayward Gallery de Londres, au Centre Georges Pompidou et au Mori Art Museum de Tokyo.///Article N° : 4304