Historiquement, l’art africain ne rigole pas, mais dans les expressions contemporaines, l’ironie autorise la critique sociale. Exploration.
Un préalable doit être posé pour étudier le rire dans l’art africain : le mot ‘art’n’a pas grand sens en Afrique. Il désigne des objets utilisés pour des rituels. Les idées d’admiration esthétique, de création d’un artiste ou d’expression d’une sensibilité individuelle ne sont guère présentes. Lié à la culture occidentale, l’art est un concept vide. Certaines langues ont des mots pour l’art oratoire ou le chant. Rien pour les arts plastiques. Certains peintres refusent d’être considérés comme des artistes.
L’essentiel de l’art traditionnel est lié au sacré : statues d’ancêtres ou de divinités, objets liés à des rites. L’ironie n’y a pas sa place. Cependant, quelques objets peuvent suggérer un sourire. De petits personnages escaladent le dossier d’un trône, des chaises royales sont ornées de figures de femmes copulant ou accouchant… Aucune drôlerie là-dedans : la fécondité est une fonction sacrée.
En explorant assidûment les catalogues des musées, on peut surprendre quelques sourires. Des pieds énormes supportent et équilibrent un appui-tête ; un tambour est monté sur une paire de jambes ; une pipe à eau se tient sur deux pieds… Les Makondé ont cultivé ce genre humoristique avec les masques de danse mapico : à côté d’une danse traditionnelle marquant l’initiation, les jeunes gens présentent des masques comiques.
Les proportions de la statuaire africaine sont souvent très éloignées de la réalité et donnent aux oeuvres une allure caricaturale et lourde, mais il ne s’agit pas d’humour. En effet, les proportions sont déterminées par l’importance des fonctions du corps. La tête est grosse parce qu’elle est l’organe et le symbole de la pensée et de la parole. Le torse est plus petit car il a moins d’importance. Quant aux jambes, elles sont presque toujours ridiculement courtes. Un ancêtre doit avoir un sexe monumental, du fait même qu’il est un ancêtre.
Certains masques pourraient relever de la caricature. Les ‘masques de maladies’exagèrent les traits du visage caractérisant une maladie. La paralysie faciale se traduit par des crispations et des dissymétries. Un nez rouge figure la lèpre, des yeux enflés et purulents désignent les ophtalmies. Ce n’est pas à l’humour que sont dus ces visages mais probablement à la commisération.
Des écoles de sculpture se sont attachées de façon étrange à présenter des infirmités. Cela se conçoit bien dans le cas de Soundiata. Cul de jatte, il ne put se redresser que lorsqu’on lui eut donné le sceptre de fer de ses ancêtres. Des céramistes de Djenné ont utilisé ce symbole pour décrire leur héros. Mais d’autres infirmités ont fourni des thèmes : on trouve des visages de borgnes ou d’aveugles. Au Sud, chez les Yoruba, des bronzes ont immortalisé des boiteux. Le dieu de la mer avait donné à un roi paralysé des poissons en guise de membres inférieurs. De quelle profondeur psychanalytique peut remonter cette croyance ? Ne faut-il pas la rapprocher des histoires des sirènes, de la fée Melusine ou des reines Pédauque qui ont peuplé les chapiteaux des églises romanes ?
Souligner et immortaliser ces infirmités n’était certainement pas une moquerie. Cette difformité était une touche de sacré venant auréoler de mystère celui qui en était frappé
Juger de la beauté ou de la puissance des sculptures n’est possible que dans leur contexte culturel. L’exemple des sociétés secrètes des Dan le montre bien. Une association y fait régner la discipline. Des masques réalistes et beaux courent et chantent autour de leur chef. Celui-ci est horrible : yeux globuleux, défenses phacochères, cornes, crocs, appendices repliées sur la face à l’image de la mygale, nez monstrueux… Son vêtement complète sa difformité. Sur une énorme carcasse de fibres pendent des peaux de bête et des tissus. Sur sa tête, des plumes, des queues de singe. Monstrueux et difforme, l’être avance avec lenteur et majesté. Il est le chef et le juge, prononçant des sentences et des punitions pour les villageois indociles. La laideur ou le ridicule authentifient son pouvoir.
Les Bamiléké du Cameroun fournissent un autre exemple. Des personnages masqués sont auprès du roi. L’un des masques a le visage allongé, des cornes, un grand nez. Il a le rôle d’un croque mitaine, fait peur aux enfants et punit les petites délits villageois. Un autre répand une véritable terreur. Couvert d’un domino hérissé de plumes, il n’a pas de forme véritable : il peut s’aplatir au sol, se dresser en rehaussant sa taille avec des bâtons. Sans contour défini avec ses plumes, il est une abstraction. Mais le chant qui accompagne ses pas est bien clair. » Tu as raison : je te pends, dit-il. Tu as tort : je te pends. » Inutile de supplier, d’en appeler à la justice ou au droit. Il exécute des ordres, sans hésitation. Horreur et effroi accompagnent ce personnage indescriptible au-delà de tout sentiment, de toute pensée.
L’emploi de ‘personnages à transformation’a été signalé dans d’autres régions. Les Baga de Guinée, dans un rituel d’initiation, présentent une haute silhouette figurant un serpent. Au Congo, la danse ngol mettait en scène une marotte dont la taille se transformait. Gigantisme et transformation sont-ils des ingrédients du fantastique ? Cela ne porte pas à rire et n’est pas engendré par l’humour.
Certains masques sont passablement ridicules. Chez les Yka de l’ex-Zaïre, les nez en sont retroussés en boucle. Ailleurs, les visages de bois sont ornés de raies peinturlurées qui les font paraître parfaitement ronds.
L’époque ancienne ne livre donc guère de témoignages plastiques d’humour. A l’époque coloniale, les ‘statues colons’fournissent une moisson intéressante. Outillage et technique ne sont pas différents, mais les matériaux sont souvent de moins bonne qualité : les statues sont taillées dans des bois plus légers. La clientèle est différente : devant des étrangers, l’attitude sérieuse et recueillie qui caractérise souvent l’art traditionnel n’est plus de mise. L’ironie trouve sa place. Les petits hommes de bois se cambrent et font étalage de vêtements et de chaussures à la mode. Dans les fixés sous verre sénégalais, même tendance. Il y a toujours de vertueux marabouts ou des groupes familiaux plein de dignité mais on voit apparaître des illustrations de fabliaux vengeurs. La femme vexée se sauve avec ses biens ; dans l’au-delà, le mari qui a été brimé par son épouse est sur une charrette traînée par sa femme. Les difficultés de la vie urbaine sont considérés par l’il égrillard de Gabou, les trains bondés ou les cars surchargés sont aimables…
Tout au long de la côte, d’Abidjan au Cameroun, toute une zone est envahie de sculptures funéraires de ciment. L’humour est absent de ces oeuvres, comme on peut le penser. Mais leur extrême réalisme y introduit une étrangeté totale qui évoque le surréalisme, d’un monde où tout est possible. Au Ghana, des cercueils adoptent toutes formes illustrant la vie du défunt : gigantesque oignon pour un propriétaire de champs d’oignons, poisson pour un pêcheur, cabosse de cacao, aigle, bidon d’huile, avion, antilope, crabe, bible, lion, piment, langouste, Mercedes-Benz…
C’est encore au surréalisme que feraient penser les terres cuites de Syeni Camara. Elle tire des tréfonds de son imagination des êtres impossibles, munis de têtes articulées etc. Les Makondé, dans leurs sheytani font probablement preuve de plus d’humour. Ils taillent dans l’ébène des figures inattendues. Une mâchoire s’insère au bout d’une jambe, un il et une oreille soutiennent un bras, un museau vient prendre la place où on attendrait une main. Il y a dans l’esprit des créateurs une folie qui fait songer à certains tableaux de Salvador Dali. Et ils donnent de leurs créations des explications cohérentes. Furieux de voir un agent du téléphone traîner chez lui, un sculpteur, pour se venger, tailla des bouches, un téléphone, un sexe féminin et un profil afin de proclamer le vice de ce séducteur !
La peinture fournit à des artistes le véhicule pour faire passer leurs critiques contre la société en les cachant dans l’ironie. Dans l’ex-Zaïre, à l’histoire riche en drames, les peintures de satire politique ont proliféré. Chacun connaît Chéri Samba ou Moké qui s’en prennent aux vices contemporains. Suivant les faits divers, ils prennent position de moralistes pour dénoncer l’alcoolisme, le vol, la prostitution ou les abus de pouvoir. Des images claires, des couleurs vibrantes, des textes écrits pour expliquer leurs indignations. Si l’humour se manifeste, il doit rester assez vague pour ne pas blesser un individu. La tendance à moraliser semble bien caractéristique de la peinture congolaise. Les auteurs s’attaquent à de menus problèmes quotidiens, mais n’hésitent pas à s’attaquer aux problèmes plus vastes. On voit sous le pinceau de ces artistes le chemin du vice qui part du cabaret et mène à l’enfer, celui de la vertu qui mène au paradis en passant par l’église…
En Côte d’Ivoire, Dago a publié des dessins humoristiques de critique sociale ou psychologique. A Dakar en 1991, une exposition de peintures murales a secoué la ville et sa banlieue. A cette occasion, les classes d’âge ont repris du dynamisme pour dénoncer, revendiquer, entreprendre en nettoyant. Critiques dans la bonne humeur, sans mises en cause personnelles, soucieux de bonne entente, ne voulant blesser personne, les fresquistes veulent rester au niveau de conseils applicables à chacun. Pas d’autoritarisme, pas de personnalisation : on devine qu’une telle campagne n’est pas traumatisante. Elle risque également de n’être pas très efficace.
L’humour n’est ainsi pas très présent dans l’art plastique de l’Afrique noire : ni dans ‘l’art nègre classique’, ni dans l’art colonial, ni dans le contemporain. La situation varie cependant selon les régions et les ethnies : les Makondé semblent y être plus enclins que les Bambara ou les Dogon dont les arts sont sévères.
Nos moyens d’appréciation, à vrai dire, ne sont probablement pas adaptés. A travers l’art figuratif, nous pouvons peut-être déceler l’ironie. Mais comment la repérer dans l’abstrait ? A travers des ruptures de rythme peut-être, des variations dans les proportions, des passages brusques des lignes aux courbes, de l’angulaire au linéaire, du symétrisme à l’amorphe. Un pendentif circulaire produit par Farris Thomson présente un disque en laiton orné d’un enchevêtrement de fils – des symboles successifs expliquent cet objet : le disque est la terre stable et immobile ; comme le roi, l’enchevêtrement de fils montre l’écheveau des vents qui n’arrivent pas à soulever la terre ni à faire dévier le roi.
Dans l’Afrique soudanaise, c’est aux griots que revient le rôle d’exercer l’humour. Traditionnellement, ils étaient les intermédiaires entre les puissants et le peuple. Ils explicitaient la pensée des rois. Exerçant à cette occasion une critique, ils savaient enrober de douces paroles leurs jugements. Qui peut maintenant remplir cette fonction ? Les rois n’existent plus. Les griots qui exerçaient le contrôle social ont acquis comme chez nous un pouvoir ‘médiatique’. Pensent-ils se contrôler eux-mêmes ?
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