Situmem est le dernier volet d’un triptyque. Quels étaient les deux premiers volets ?
Transmissibles amours est un projet qui est né grâce à la municipalité de la ville de Colombes. Il est né d’une interrogation sur le monde d’aujourd’hui. Comment dans un monde libéral avec la libération des femmes, une certaine liberté sexuelle, une vie très centrée sur le travail, et une image aussi du désir qui passe par une exploitation publicitaire des corps, l’amour gardait-il sa place dans notre société ? J’ai eu envie de questionner plusieurs générations d’hommes et de femmes à travers les actions d’un quartier. Pour le premier spectacle, Paroles d’amour, paroles de femmes, j’ai rassemblé 21 femmes sur un plateau, un grand choeur de femmes de plusieurs générations, la plus âgée avait 83 ans et la plus jeune 5 ans. J’ai fait avec elles tout un travail d’entretiens pour essayer de découvrir comment elles ont vécu leurs amours, leurs premières rencontres. En général, ce sont des femmes qui ont vécu 30-40 ans avec le même homme, ils sont décédés avant elles, et elles restent avec cette histoire, les souvenirs d’un seul amour, dans leur solitude. Mais nous avons aussi interrogé les femmes de 40 ans, les adolescentes. L’année suivante, j’ai repris le même principe, mais pour mettre en place un choeur d’hommes de plusieurs générations. Dans les deux premiers projets, les amateurs qui avaient prêté leur concours à la réalisation du spectacle étaient encadrés par des acteurs professionnels et j’ai eu envie d’interroger cette fois, pour le troisième volet du triptyque, la question du sida qui est bien sûr au coeur des amours d’aujourd’hui en faisant se rencontrer mon équipe artistique française avec une équipe africaine du Burkina Faso. Les deux premiers projets se sont faits autour d’un travail de quartier, avec un public qui n’est pas forcément celui qui va au théâtre, mais qui a une parole singulière et que l’on peut mettre sur le plateau et transformer en poésie à partir d’un travail d’improvisation et d’un travail d’acteur, mais le troisième projet ne relève pas du même type d’enracinement.
Vous n’avez donc pas fait le même travail d’enquête pour cette nouvelle création…
Je n’ai pas eu le courage de trouver un regard de journaliste avec de la distance. Dans mon entourage des amis meurent du sida, j’avais l’impression d’être voyeuse. Je n’ai pas eu la force. En plus quand on a débarqué au Burkina Faso en novembre de l’an dernier pour démarrer le travail artistique, il y avait des réfugiés de Côte d’Ivoire qui arrivaient. Dans les maquis, on rencontrait des gens qui venaient de perdre leur famille. Alors, je me suis demandé si j’avais besoin d’aller voir des gens en train de mourir du sida pour créer ce spectacle. Je me sentais trop impliquée et je ne voulais pas non plus aller vers le misérabilisme. J’ai préféré laissé mon imagination travailler.
Comment se sont déroulées les répétitions ? Vous aviez déjà une trame, ou tout s’est-il construit au plateau ?
J’ai écrit le texte en grande partie avant le travail de plateau. Mais le personnage du gardien par exemple que joue Alain Héma est né des répétitions. Je suis arrivée avec une trame écrite au préalable, un texte construit, des idées, autrement dit tout un matériau, que les acteurs ont utilisé et que l’on a ordonné organiquement sur le plateau à partir du choeur. Il y a eu une vingtaine de scènes mises à l’épreuve du plateau et de l’imaginaire des acteurs. Mais la création a été très collective. Pendant les deux mois et demi qu’ont duré les répétitions, nous vivions ensemble dans la même maison et nous avons eu beaucoup de temps d’échange, de discussion, de recherche, de remise en cause.
Comment est né le titre du spectacle ?
En 1999, j’ai rencontré au Burkina Faso Hubert Kagambega qui montait à l’époque Ici la vie est belle d’Ousmane Aledji. Nous nous étions retrouvés aussi avec Koulsy Lamko sur une session d’écriture à Cotonou et nous avons continué à nous donner des nouvelles de nos créations. Le titre du spectacle était Si tu m’aimes, c’est pour la vie… mais Hubert me disait qu’il trouvait ce titre trop réaliste, trop didactique et il m’a suggéré de retenir juste Si tu m’aimes mais en l’écrivant comme je l’entendais, ce que j’ai trouvé lumineux comme idée. Le spectacle est devenu Situmem. Puis l’étrangeté du mot m’a fait pensé aux noms bizares des médicaments et dans le spectacle, le Situmen est devenu le médicament que l’on cherche pour se soigner du sida.
Le spectacle est très corporel, très sensuel, très chorégraphique. Pourquoi ce parti pris ? Pourquoi avoir choisi de travailler avec un chorégraphe comme Seydou Boro
Seydou Boro avait vu le travail des femmes à Colombes et il avait aimé mon travail sur le corps. J’ai fait l’école de Jacques Lecoq et j’ai aussi travaillé cinq ans avec le Théâtre du Soleil. Pour moi l’émotion est traduite par des signes physiques. Alors je lui ai demandé de rejoindre l’équipe pour mettre ensemble les acteurs au-delà de la parole. Je n’avais pas envie de démarrer tout de suite sur le texte. Et je me demandais comment mettre ensemble dix-huit comédiens qui ne se connaissent pas et qui viennent de cultures différentes. J’ai pensé qu’il fallait faire des échauffements, travailler ensemble, transpirer ensemble, apprendre des portées. Avec Seydou Boro, on se voyait tous les soirs et on définissait des thèmes, je lui proposais par exemple, de travailler sur le désir, sur la différence, sur l’obsession de quelqu’un, sur un geste obsession, sur la chute, sur le déséquilibre… Puis je le laissais expérimenter jusqu’à ce qu’on arrive à voir dans le travail corporel, dans la danse, les thèmes que l’on avait définis. Le fait que ce ne soit pas des danseurs intéressait beaucoup Seydou Boro, car les comédiens étaient dans l’émotion et c’était de l’émotion qui faisait bouger leurs corps et non pas une technique corporelle de danse qui ne donnerait que l’illustration de l’émotion. Il y avait une espèce de lien entre l’intériorité et ce que les comédiens développaient physiquement. Et Seydou Boro leur donnait les outils pour développer leur émotion et répéter quinze fois le même mouvement pour que ça devienne de la danse, des duos, des portés…
Le travail musical du spectacle est aussi très proche de cette mise ensemble corporelle, mais il s’agit là d’une mise ensemble d’instruments très différents, aussi bien africains qu’européens.
J’avais dans la tête depuis le début : violon, clarinette, kora. Il y avait aussi le gros tambour, le battement du coeur, qui traduisait la pulsation de ce grand corps organique que devient un choeur de théâtre avec dix-huit acteurs. Une très belle rencontre a eu lieu avec le joueur de kora. Il n’avait jamais fait de musique de théâtre. Je l’ai écouté, je suis allée à ses concerts et je lui ai demandé un jour de faire le ciel étoilé dans la scène du ministre, ou la pulsation intérieure de quelqu’un qui désire quelqu’un d’autre et au début il m’a regardé en se disant : » Mais elle est folle ! » Puis il a travaillé tous les jours avec nous. Et à partir de ses mélodies, il a compris ce que cela voulait dire de créer un personnage, ses pulsations intérieures. On a eu cette découverte ensemble, ce partage. Mon travail sur la musique vient beaucoup du Théâtre du soleil et du travail que j’ai fait avec Ariane Mnouchkine. Elle parle tout le temps de musique intérieure, pour elle tout personnage a une musique intérieure : Verdi quand il est en colère, une comptine d’enfant ou une fanfare… Il y a une musicalité du corps de l’acteur, qui fait que les choses sont rythmées. On n’est pas sur une parole proposée au public sans qu’il y ait une vision musicale de l’espace intérieur du personnage. Or je voulais qu’il y ait une musique physique et corporelle et non pas de folklore ou de pittoresque.
Comment est venue cette scénographie très simple, mais aussi très ludique ?
Ce que je voulais c’était l’idée de petites machineries à vue, la naïveté des enfants quand on lève le dessus-de-lit et que l’on fait coucou. Le gamin a très peur, alors qu’il sait très bien que c’est un dessus-de-lit, que ce n’est pas un crocodile qui va sortir, mais il est dans ce code, il l’accepte. Alors j’avais dit à Wilfried Schick qui a fait la scénographie que je voulais des petites machines à vue avec ce côté naïf, comme un petit bateau avec des voiles qui se lèvent et qui se baissent. Par ailleurs, le spectacle est construit sur une série de tableaux, et il a conçu ces cadres avec des toiles. A un moment, il voulait mettre du plastique au lieu des toiles pour que les marionnettes qui représentent les virus viennent taper contre les parois, comme cette mort qui veut traverser les préservatifs…
Le travail avec les marionnettes, est-ce un aspect récurrent de votre esthétique ?
Les marionnettes ont été amenées par le propos. La fabrication des marionnettes me fascine. Les premières marionnettes que j’ai utilisées remontent au Cercle de craie caucasien que l’on avait monté en 1996 : j’étais comédienne alors et j’avais construit des marionnettes qui m’accompagnaient dans le jeu. Mais ce qui me fascinait c’est qu’elles font ce qu’elles veulent dans l’espace. Bien sûr elles ne peuvent le faire sans nous, mais elles sont magiques et tellement humaines. C’est aussi l’enfance, la naïveté, l’archaïsme du théâtre. Quand on a monté le spectacle, je me demandais comment on allait montrer la menace physique du sida. Au départ j’avais dans l’idée que le sida était un personnage, je voulais que ce soit un acteur qui joue le virus, je l’imaginais avec une crête rouge, cocaïnomane, qui a des » rencards » bizarres avec des gens de la mafia et du bizness, qui n’a pas d’adresse. Mais peu à peu se sont imposées les marionnettes. Le monstrueux virus, se cache, apparaît, disparaît, il est polymorphe, grand, petit, ici ou là en un instant et la mobilité des marionnettes permettait cela.
Le sujet au centre du spectacle est la mort, mais on est aussi au coeur du théâtre ; on retrouve ici le nerf du jeu avec l’éphémère, comme si on avait besoin de l’ombre terrible de la mort pour retrouver le sens de la vie ou de l’enfance.
J’ai eu envie de parler d’amour, même si on évoque le sida, pour que ce ne soit pas l’amour qui finisse par devenir » impensable « . Bien que ce virus attaque directement la transmission de la vie, je ne voulais pas tomber dans quelque chose de morbide. J’avais bien conscience de faire peut-être quelque chose de très naïf. Mais j’avais surtout envie de continuer à croire que l’on pouvait se découvrir autrement qu’en étant méfiant en se demandant si on avait fait le test, en mettant une capote. La naïveté m’a rattrapée dans la forme, dans les castelets, dans les marionnettes, dans les mobylettes. Pour affronter l’horreur, il faut être idiot comme des mômes, jouer à raconter sans passer un message magistral ou didactique. Le théâtre est un lieu de question, ce n’est pas forcément un lieu de résolution, c’est surtout un lieu pour se rencontrer, pour éprouver ensemble nos terreurs d’enfant, nos émotions, nos questions, plus que pour donner des réponses. C’est pourquoi j’ai privilégié cette envie de vie, de joie, le goût du clin d’oeil. Il faut que ça pétille quoi qu’il arrive pour partager avec les autres ses terreurs d’enfants.
Et je rends un hommage immense à ces acteurs qui tous ont été à l’écoute, ils ont cherché, se sont amusés, investis sans limite, trompés parfois et ont toujours beaucoup donné d’eux-mêmes avec une extraordinaire générosité.
Quels sont vos projets de création à venir ?
J’ai découvert grâce à Seydou Boro un texte étonnant d’Hamadou Hampatê Ba : L’Etrange destin de Wangrin, qui raconte l’histoire d’un interprète de gouverneur au Mali et au Burkina Faso. Koulsy Lamko devrait faire l’adaptation du récit d’Hampatê Ba et je vais travailler avec Seydou Boro au plateau mais aussi Ildevert Meda, Etienne Minoungou, Alain Héma… et les mêmes musiciens Roméo de Mélo Martins au violon et à la clarinette et Becaye Diaibaté à la kora. Une nouvelle aventure sur les chemins de la colonisation et de l’histoire africaine cette fois, puisque Wangrin est un personnage qui a réellement existé.
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