Dans « Le Prix du pardon », le réalisateur sénégalais développe une esthétique abstraite pour ouvrir la compréhension du lien avec les ancêtres.
Pourquoi avoir adapté le livre « Le prix du pardon » ?
J’ai choisi ce livre de Mbissane Ngom, un écrivain sénégalais directeur d’école, car il a beaucoup observé la communauté Lébou, les habitants de la côte, avec un regard cinématographique, très imagé. Ce qui m’a impressionné dans ce livre ce sont les coutumes, les pratiques ancestrales, les pratiques animistes, ainsi que la notion de rapprochement entre les gens, de pardon.
Le film commence comme un conte : le griot raconte.
C’est un parti-pris de départ. Ce personnage n’existe d’ailleurs pas dans le roman. Il m’a semblé indispensable, pour me rapprocher de la structure narrative du conte. Au début, on ne voit juste une partie de son visage. On se rendra compte ensuite que c’est l’enfant qui a vécu cette histoire et qui la raconte une fois vieux. Certains personnages parlent de leur ancêtres qui sont représentés comme étant des animaux, le lion de la savane et le requin par exemple, qu’on l’appelle en wolof le lion de la mer. Au Sénégal, les gens en général ont toujours un animal totem : Sène veut dire le lièvre par exemple, tous les noms correspondent à un animal.
Baye Sogui, le père de Yatma, un des deux héros, est moribond. Or il est le dépositaire de la spiritualité du village.
A l’origine ce nom vient d’un personnage qui a réellement existé. Une plage porte son nom à Dakar : il connaissait les secrets de la mer et a eu des pouvoirs mystiques. Sur cette plage, les Lébous de Dakar continuent aujourd’hui encore à faire des sacrifices, des offrandes aux ancêtres, par exemple pour avoir de la pluie. C’est une cérémonie pendant laquelle les hommes se déguisent en femmes et les femmes en hommes.
Dans le film, Baye Sogui est-il aussi le dépositaire de la sagesse ancestrale des secrets ?
Oui. Les villageois rappellent qu’il avait fait des sacrifices aux ancêtres pour faire partir les sauterelles. Il est de même intervenu l’année de la grande sécheresse, point de départ du film. Malade, il ne peut chasser l’étrange brouillard qui a envahi le village, mais son fils Mbanick ne veut pas prendre sa succession. Lorsqu’il le dit à son père, Baye Sogui lui répond que son savoir est déjà dans son sang. Le savoir des ancêtres se transmet de manière héréditaire.
La jalousie entre les deux jeunes gens Mbanick et Yatma à cause de la belle Maxoye va provoquer le meurtre mais une autre réalité est là, puisque Mbanick se transforme en requin.
Tout à fait. Mbanick raconte d’ailleurs au début du film qu’il est de cette lignée, puisque que son ancêtre en pêchant en eau profonde rencontra un monstre des mers avec lequel il fit un pacte pour lui permettre de détenir certains pouvoirs, dont celui de se transformer en requin. Dans le film, à sa mort, arrive un mystique musulman qui pourtant reconnaît Baye Sogui. Même au niveau de l’Islam, aujourd’hui, on continue à accepter ces pratiques, parce qu’elles sont dans nos traditions.
Les spectateurs européens ne vont-ils pas prendre le film seulement comme un conte ?
Le conte existe dans toutes les cultures. Moi, je pense que c’est une manière de parler d’une certaine vérité. C’est une histoire universelle, puisqu’il s’agit d’amour, de haine, de vengeance. Ce qui peut échapper au public occidental, ce sont les symboles, les expressions de la tradition. Je les pose puisque c’est ma culture. Il faut que les gens apprennent à venir vers l’autre, pour le comprendre. Le cinéma peut aider à briser les préjugés vis-à-vis de la culture des autres.
A comprendre le lien entre l’homme africain, la nature et les ancêtres, ces morts qui ne sont pas morts, comme dit le poète Birago Diop ?
L’être africain est resté très attaché à la nature. Les ancêtres sont dans le vent, dans l’eau, partout. On ne les voit pas, mais on continue à croire à leur existence. Chez nous, les Lébous, quand tu n’es pas bien, on te dit d’aller te baigner à la mer, pour retrouver tes esprits. Dans ma famille, nous avons un autel familial. On continue une fois par semaine à verser du lait caillé pour les ancêtres. Quand on a un problème, une maladie, on verse du lait caillé ou on tue un poulet. Tous les ans, on demande une somme d’argent aux membres de la famille pour les ancêtres.
C’est un devoir et c’est aussi une responsabilité parce que si jamais les choses ne sont pas faites en règle, les ancêtres se manifestent ?
Exactement. Et c’est pour ça que, malgré mon éducation occidentale, je fais mon devoir, qui est de participer, de donner. Il y a eu un moment dans ma vie où j’ai pensé et agi autrement. J’étais assez mal, désemparé. Quand mon cousin m’a dit qu’il fallait faire un sacrifice, je l’ai fait. Je me suis « retrouvé » et je crois que je le dois aux ancêtres ! Le « souffle des ancêtres » est une morale de vie. Mbanick réagit. Il ne sait pas pourquoi, mais il se met à abattre un arbre. Il finit par accepter la charge du savoir, ce qui lui permet de chasser le brouillard.
Et si Yatma meurt entraîné dans la mer par Mbanick « le requin », c’est aussi parce qu’il est coupable d’un meurtre : encore une morale ?
Tout à fait. Le requin on ne le voit pas. Je préférais qu’on reste dans l’imaginaire. Yatma disparaît sous l’eau, et pour tous, c’est parce que Mbanick s’est transformé en requin. Le spectateur est en face d’un tableau abstrait où chacun peut voir et trouver ce qu’il veut. C’est pour çà que j’ai choisi cette esthétique au niveau des couleurs, des costumes, des musiques, pour amener les gens dans le mystère et l’imaginaire.
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