« Le stéréotype appartient à celui qui le forme, pas à celui qui en est la cible »

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Sabine Moudileno

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Publié en mai dernier, le rapport global 2007 du Bureau International du Travail (BIT) sur l’égalité au travail, souligne qu’en dépit des avancées majeures, les discriminations au travail persistent et prennent de nouvelles formes. Sabine Moudileno, qui a exercé diverses fonctions managériales au sein d’un important groupe industriel et commercial français, publie Prévenir et déjouer la discrimination professionnelle. Cet ouvrage est destiné à tous ceux qui s’interrogent sur la question de la diversité dans le monde du travail ou qui pourraient être confrontés à de la discrimination quel qu’en soit le critère.
À travers ce livre, l’auteur apporte aux « présumés atypiques » les moyens pratiques de mieux poursuivre leurs objectifs professionnels dans un environnement où le cheminement reste encore difficile. Rencontre.

À l’heure où la France se débat avec la question de l’intégration des minorités et celle de la Diversité, votre livre semble particulièrement bienvenu. Quelles sont les circonstances qui vous ont poussée à écrire ce livre, le premier de ce genre en France me semble-t-il ?
Bien des choses ont effectivement été écrites sur les enjeux de la Diversité en entreprise, les dispositifs institutionnels (Chartes et accords), et la prévention de la discrimination lors du recrutement. Mais la discrimination en cours de carrière était singulièrement passée sous silence, alors qu’elle représente près des deux tiers des réclamations auprès de la Halde (1) et qu’à titre personnel je voyais autour de moi certains se débattre parfois durement avec la question. J’ai vu les choses évoluer, mais bien plus lentement que je ne l’espérais. Et au fil des années, j’ai acquis la certitude que le contexte, même le plus favorable, ne ferait pas tout. C’est pourquoi j’ai voulu partager avec les personnes qui pourraient être perçues comme atypiques quelques conseils issus de mon expérience et de celle que quelques-uns ont bien voulu partager avec moi. En fait j’ai écrit, le livre que j’aurais aimé avoir entre les mains lorsque j’ai débuté ma vie professionnelle en 1986, étant, m’a-t-on dit, la première femme cadre « de couleur » embauchée dans mon entreprise. Livre qui, à ma connaissance, est effectivement le premier de ce genre en France.
Être nouveau dans une entreprise, c’est un petit choc pour tout le monde. Qu’y a-t-il de spécial dans le cas de ces « présumés atypiques » auxquels le livre s’adresse ? Qui sont-ils, et sont-ils tous à mettre dans la même catégorie ?
Qui sont-ils ? Ce sont ceux que le regard de l’environnement juge comme tels ! Les critères d’atypisme, comme les critères de normalité sont très variables selon les environnements professionnels. Noir, femme, jeune, gros, gay, fils d’ouvrier ou d’aristocrate, beaucoup d’entre nous peuvent se trouver un jour perçus comme atypique par un environnement donné !
Le livre commence par quelques conseils pour gérer son arrivée dans une nouvelle entreprise, situation toujours un peu inconfortable. Chacun, quel que soit son profil, est d’abord et surtout un nouveau, qui doit rapidement apprendre à décoder les codes sociaux de son environnement. Et à cet égard, il va être crucial d’aborder la situation en tant que personne, en tant qu’individu singulier, et surtout n’anticiper ni accepter les stéréotypes dont on pourrait faire l’objet. Ce serait se tirer une balle dans le pied. Il est important de ne pas s’autocensurer, de garder sa personnalité et de se donner le temps de faire connaissance avec les autres et réciproquement ; et de toujours garder en tête que le stéréotype appartient à celui qui le forme, pas à celui qui en est la cible.
Vous avez voulu présenter ce livre sous la forme d’un « guide de survie ». Effectivement, le livre propose des méthodes concrètes, comme des tests d’évaluation pour identifier les comportements discriminatoires, repérage des signaux d’alerte, etc. Vous pensez donc qu’au niveau de la discrimination, l’intuition ne suffit pas ?
L’intuition est parfois un bon signal qu’il faut savoir entendre, mais elle ne suffit pas. En matière de discrimination je crois qu’il est vital d’objectiver son diagnostic, pour deux raisons. D’abord pour ne pas se tromper de bataille, car le combat contre la discrimination professionnelle est l’un des plus difficiles à mener. Ensuite pour formuler des demandes gagnantes, celles auxquelles votre interlocuteur peut et devra répondre positivement. Une des clés est de se concentrer sur les conséquences de la discrimination : le préjudice subi fait partie intégrante de la preuve, mieux il est établi, meilleures sont les chances de faire mettre fin aux comportements discriminatoires. À l’inverse, la cause de la discrimination appartient au discriminateur, laissez-la lui, elle est illégitime.
Votre livre s’appuie toujours sur des situations très concrètes, à partir desquelles vous proposez des diagnostics et des solutions. Pouvez-vous nous donner un exemple ?
J’aime bien celui d’Annick, que je présente dans le livre. C’est une femme noire, très professionnelle, mais dont un des interlocuteurs sabote le travail sous des prétextes fallacieux. Dans l’exemple il ne lui fournit pas de quoi faire le test technique qui atteste du bon déroulement de l’intervention dont elle est chargée. Il serait tout à fait compréhensible qu’Annick s’énerve ou se plaigne. Eh bien non, elle va factuellement transcrire les choses dans son rapport ! Et lorsque la personne récidivera, elle vérifiera auprès de ses collègues le caractère anormal de la situation. Puis fera état auprès de son chef de son constat et des conséquences pour le service. Son manager est alors obligé d’intervenir, car le comportement discriminatoire empêche l’une de ses collaboratrices de suivre correctement la gamme de travail, dont lui-même est responsable.
Je trouve intéressant que votre livre ou « guide de survie » s’adresse à la fois aux employés et à leur patron. Les problèmes proviennent-ils, selon vous, des deux parties ?
Le problème vient du discriminateur et d’un environnement qui lui permet d’agir en ce sens. Je n’ose espérer que les tentatives individuelles de discrimination disparaissent un jour. Mais elles peuvent être tenues en échec par une réaction appropriée de l’environnement professionnel – tout particulièrement le manager de proximité – et par celle de la personne discriminée.
En premier lieu, les managers n’ont plus le droit d’ignorer ou de feindre d’ignorer la notion même de discrimination, sa définition et sa réalité au sein des entreprises. Et ils devront apprendre à repérer les comportements discriminatoires, écouter les alertes qui leur sont données et traiter le problème. Le dernier chapitre du livre leur est consacré dans cet objectif. Mais d’une façon plus large, il sera de la responsabilité des entreprises de mieux former leurs managers à la question.
De son côté, un collaborateur confronté à de la discrimination devra lui aussi savoir la reconnaître, ne plus accepter de la subir, et savoir en parler en des termes qui obligeront ses managers à reconnaître la situation et à agir, sauf à devenir complices.
Et lorsque le manager est le discriminateur me direz-vous ? La situation est plus délicate mais pas désespérée. Il sera d’autant plus décisif de savoir exploiter sa marge de manœuvre personnelle et de mobiliser d’autres décideurs, le supérieur hiérarchique, les représentants du personnel, la Halde…
Pourquoi, selon vous, le sujet de la discrimination professionnelle est-il un sujet difficile ?
Il est difficile du fait de la charge émotionnelle qui pèse sur le sujet. La discrimination nous renvoie tous à des questions de valeurs personnelles et d’identité. En France, le caractère illégal des comportements discriminatoires n’est pas encore totalement intégré et le déni a encore force de loi. De ce fait la question est éludée et les entreprises françaises sont mal préparées à y faire face avec le professionnalisme nécessaire.
Encore trop de managers se réfugient dans la caricature : la discrimination se limiterait à des actes isolés, brutaux et volontaires finalement peu fréquents. Et les mêmes s’inquiètent à cor et à cri des risques de dérive liés à la reconnaissance de la discrimination professionnelle. C’est d’ailleurs pour dégonfler cette baudruche que j’ai tenue à explicitement traiter de la conduite à tenir face à une accusation infondée de discrimination !
Par ailleurs, j’ai été frappée de constater à quel point les personnes confrontées à de la discrimination en ressentaient une forme de honte, comme si elles avaient été convaincues qu’étant la cible de la discrimination elles en étaient la cause. Cela rappelle étrangement le comportement des victimes de viol il y a quelques années, et aujourd’hui encore dans certains pays. Il faut tous nous ôter cette idée de la tête. La honte et la sanction appartiennent au discriminateur, pas au discriminé. En parler et agir contribue à lever la chape de silence, mais il faut se donner les moyens de le faire à bon escient et efficacement. Et c’est toujours possible, même si les moyens d’action sont très différents selon les cas.
Au final, votre livre est-il un livre pessimiste ou optimiste pour le succès de la diversité dans les entreprises ?
Je suis optimiste, même s’il reste du chemin à parcourir.
Les entreprises françaises, qui ont récemment progressé sur la diversité de leur recrutement devront s’organiser pour assurer l’égalité des chances dans les déroulements de carrière. C’est pour elles une question de survie économique et également une question de responsabilité sociale. Je ne doute pas que nous soyons dans la bonne voie, mais nous devrons faire preuve de créativité en la matière et à mon sens privilégier des actions transversales de promotion de la diversité, de préférence à des actions ciblées sur tel puis tel public. Et il sera très intéressant de tirer pleinement les leçons de l’échec des différentes mesures de promotion de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes pour dégager des voies nouvelles.

(1) Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalitéPrévenir et déjouer la discrimination professionnelle- Petit guide de survie à l’attention des présumés atypiques et de leur patron. Paris, Editions Demos, 2008 (collection Management / ressources humaines)///Article N° : 7229

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