« L’engagement n’est pas un luxe »

Entretien d'Héric Libong avec Mongo Beti

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Après avoir lu Remember Ruben, je suis tombé sur une tribune libre écrite à l’occasion de la visite de Jacques Chirac au Cameroun lors du dernier sommet France-Afrique que l’on peut situer dans la continuité du texte. La problématique a t-elle si peu changé ?
Non, Remember Ruben relate une étape historique bien précise de l’évolution du Cameroun. Le livre commence avant 1958 mais l’action se situe au moment où De Gaulle décide de donner l’indépendance aux pays africains. Il débute par le Cameroun parce que c’est là qu’il y a la plus forte pression des nationalistes. Il avait capté l’importance géopolitique du pays. A part De Gaulle et ses conseillers, personne ne savait qu’il y avait beaucoup du pétrole dans cette zone. Le système colonial étant intenable, il décide de passer à une autre étape de l’impérialisme qui est le néocolonialisme : on donne des drapeaux et des présidents aux Etats mais on contrôle leur économie. Remember Ruben raconte cette période qui a consisté à installer le premier dictateur du Cameroun par la force, en violant toutes les lois internationales. Mais les Africains ne le comprennent pas. Les militants hésitent. Certains se disent que puisqu’ils vont être indépendants, il n’est plus nécessaire de continuer la lutte, tandis que les plus lucides, comme Mor-Zamba et Abéna, sentent le piège et savent que ce n’est pas cela l’indépendance. Et c’est ce trouble que j’essaie de décrire dans le roman. De plus, c’est un livre qui est né d’un désir de revanche. Peu de temps avant j ‘avais écrit « Main Basse sur le Cameroun » qui est un essai historique qui présentait le début des indépendances et qui avait été censuré en France et saisi au Cameroun. Un ami africain m’avait dit qu’on ne saisissait pas les œuvres d’art. Or, un roman est une œuvre d’art. C’est pourquoi, j’en ai fait deux fictions : « Perpétue » et « Remember Ruben ».
Le néocolonialisme et ses balbutiements que vous décrivez dans cet ouvrage sont encore d’actualité aujourd’hui.  Pour vous, a t-il était pire que le colonialisme ?
Moi, c’est ma théorie. Je pense qu’il a été plus violent. J’ai été élevé à l ‘époque coloniale. Et pendant les années 40 et 50, j’étais un Africain colonisé par la France. Adolescent, je me disais que ce n’était pas si mal que ça. La France éduquait les populations, sommairement,  mais elle ne les massacrait pas parce qu’elle voulait les mettre à son service. C’était du paternalisme. Il y a eu des morts, des travaux forcés, mais c’était quasi indolore. Aux indépendances, en voyant que les Africains ne voulaient plus d ‘eux, les Français ont fait une sorte de politique de la terre brûlée. Ils ont tout saboter. Nous étions devenus des étrangers. Il fallait prendre tout ce qu’il y avait à prendre, quelles que soient les conditions. C’était plus violent, plus méchant.. C’est ce qui a débouché sur les génocides du Rwanda. Il y en a eu d’autres. Des tentatives. Comme celle contre les Bamilékés dans les années 60, pour installer Ahidjo. Maintenant le système construit par le néocolonialisme est en train d’imploser. C’est ce qui arrive avec les affaires comme Elf. On sait aujourd’hui qu’il s’agit de l’argent du vol. Le combat est devenu plus facile pour nous autres militants. Il y a seulement quelques années, je ne pouvais pas dire à la télévision française que Paul Biya était un dictateur. Quand on m’invitait à une émission, même littéraire comme chez Pivot, on me disait : « surtout, ne parlez pas de Biya, ne parlez pas de politique, nous sommes une émission littéraire. » Et maintenant on me dit : « venez parler d’Elf, dites ce que vous voulez, il faut foutre la baraque en l’air. » Il y a une énorme évolution. Le système est en train de complètement  se déglinguer. Nous pouvons mieux cibler nos ennemis et orchestrer les aides politiques qui nous sont accordées par nos amis extérieurs, comme les Verts français par exemple. Nous sommes à un stade offensif alors qu’eux, Elf et compagnie, sont sur la défensive.
On a coutume de reprocher aux écrivains africains, jeunes ou plus âgés, de s ‘enfermer dans la dramatique romanesque de la contestation de la dictature. Comment l’expliquez-vous ?
D’abord, c’est inexact. On a vu avec des écrivains comme Sony Labou Tansi qu ‘il y a eu des tentatives de sortir cet enfermement. Ce qui est intéressant à dire, c’est que cela n’a pas abouti. Parce que l’on n’écrit pas pour le plaisir d’inventer une thématique nouvelle. Un écrivain s’adresse à un public. C’est un dialogue. Il est comme un industriel, il produit ce qui correspond à la demande qu’elle soit explicite ou implicite. Si j’écris des livres d’amour pour des peuples qui souffrent, cela peut être intéressant mais le peuple ne s’y identifiera absolument pas. Quand les écrivains chinois contestent unanimement leur système politique actuel, on ne leur dit pas de sortir de la contestation du système marxiste. Nous sommes à l’égard du néocolonialisme ce que sont les écrivains chinois à l’égard du leur, ce qu’étaient les dissidents soviétiques à l’égard du système soviétique et ce qu’étaient les écrivains sud-américains à l’égard du néocolonialisme Yankee. Ce n’est pas un jeu. J’ai été en Afrique du Sud récemment. Dans une manifestation organisée par l’ambassade de France, des représentants de la Francophonie ont posé une question similaire. Les écrivains sud africains ont été choqués et ont répondu qu’à l’époque de l’apartheid, si un écrivain noir avait écrit un livre sans évoquer l’apartheid en toile de fond, cela n’aurait pas été de la littérature mais de la propagande en sa faveur. Un écrivain doit être immergé par l’état d’esprit psychologique de son peuple. L’engagement n’est pas un luxe. Maintenant, les écrivains français sont libres et épanouis, ils peuvent parler d’amour et faire de la littérature de luxe mais quand je suis arrivé en France six ans après la guerre, la littérature romanesque française ne traitait que de l’occupation, des rafles des juifs, de la résistance…
Vous êtes rentré au Cameroun à l’âge de la retraite pour y ouvrir une librairie. Considérez-vous cela comme un acte politique ?
Oui. Au départ, mes amis m’ont dit de ne pas faire cela ; que le gouvernement ne me laissera pas faire et qu’ils ne veulent pas que les gens lisent. Au bout de plusieurs mois, je n’ai rien vu venir mais j’ai pu observer que les Camerounais lisent beaucoup. Le problème, c’est qu’ils n’ont pas beaucoup d’argent. Il y a le préjugé que les Africains ne lisent pas. Mais ils ne peuvent pas le faire parce qu’il n’y a pas de livres. Quand je me suis installé en 1994, c’était la denrée la plus rare à Yaoundé. Pour la bonne raison qu’il n’y avait pas de librairie. Nous avons un grand stock de livres d’occasion que nous achetons au quartier latin avant qu’ils soient envoyés au pilon. Nous ne faisons aucune censure, même pour les livres favorables à Biya. Les ouvrages à caractère politique marchent le mieux. Par exemple, en un mois nous avons vendu deux à trois cent exemplaires du livre de Verschave. Ce qui est énorme quand on sait que le SMIG est à 200 ou 300 Fr. par mois sans aucune prestation sociale. Pour moi, c’est vraiment une expérience positive. C’est pourquoi, je ne peux pas être pessimiste.
Le Cameroun d’aujourd’hui est loin du militantisme actif décrit dans Remember Ruben. Comment expliquez-vous qu’une population si politisée subisse de cette façon une des plus tenace dictature africaine ?
C’est un mystère pour nous tous. Il y a deux explications. D’abord, il y a la pression du néocolonialisme. Il faut vivre au Cameroun pour imaginer le système. Même quand on ne massacre pas les populations, il y a une répression insidieuse qui installe la peur dans les esprits et dans les familles des gens que l’on enlève que l’on retrouve pas. L’insécurité est souvent produite par l’action du gouvernement. Il y a aussi l’incapacité à organiser une opposition conséquente. Ce qui n’est pas une fatalité. Il suffit de voir la persévérance d’Abdoulaye Wade au Sénégal. D’un autre côté les sociétés africaines souffrent d’un véritable vice structurel qui est le tribalisme. Nous sommes trop fragmentés et il est facile de monter les groupes les uns contre les autres car les leaders ont du mal à transcender ces clivages. Chaque leader l’est d’abord de sa tribu.
Les intellectuels et notamment les écrivains peuvent-ils jouer leur rôle en Afrique ?
Nous avons l’exemple du Sénégal où certains intellectuels sont parvenus à résister à la corruption. Et c’est le rôle de l’intellectuel : donner à la population et au public cette image d’intégrité à laquelle elle aspire. Ce que les hommes politiques n’ont pas pu faire. Qu’il s’agisse d’un journaliste ou d’un écrivain, ces gens là doivent être des citoyens de référence. Sinon le peuple se décourage. Quand le peuple en vient à penser que tous ses dirigeants sont pourris, c’est très mauvais. Il faut transcender sa classe d’origine, et ce que les Africains n’arrivent pas encore à faire, créer une classe moyenne. C’est pour cela que nous avons besoin de journaux, de revues et de débats. Car il n’y a rien entre le pouvoir et la tribu qui pourrait moderniser les mentalités et les réalités.

///Article N° : 47

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