En sortie sur les écrans français le 8 mars 2017, ce film est typique du cinéma hollywoodien à l’égard des personnages noirs : une absolue nécessité en terme de restauration de leur importance historique mais un traitement apolitique et familial qui restreint leur impact.
Alors comme ça, ce serait trois femmes noires qui auraient permis aux Américains de rester dans la course contre les Soviétiques en réussissant l’envoi d’un homme dans l’espace et surtout, comble du suspense, son retour sans griller comme une allumette à son entrée dans l’atmosphère ? Les recherches Wikipedia et les amis férus d’astrophysique m’assurent que c’est la pure vérité, et que John Glenn a vraiment imposé que Katherine Johnson approuve les calculs qui déterminaient le point de retour dans l’atmosphère, même s’il ne l’a pas fait dans les minutes mais plutôt dans les semaines qui précédèrent son départ. Et dans le contexte brûlant de la lutte pour les droits civiques (on est en février 1962, moins d’un an après le vol de Youri Gagarine, deux ans avant la signature de la loi sur les droits civiques de 1964 qui interdit la ségrégation dans les lieux publics, l’administration et l’emploi), il semble évident que cette histoire mérite d’être racontée.
On peut regretter que cela se fasse dans les règles de l’art du biopic (ici triple) hollywoodien et qu’on ait à subir les scènes de bonheur domestique et d’explosion cathartique contre le petit racisme quotidien aux racines si profondes. Ainsi, Katherine Johnson perd un temps précieux chaque jour où elle doit traverser tout le site de la Nasa (1,5 km environ) pour aller aux seules toilettes réservées aux personnes dites de couleur, chemin qu’elle est bien obligée d’emprunter au moins une fois par jour. Les hommes blancs, comme toujours, s’insurgent contre de telles injustices, parce qu’ils ont été victimes de l’holocauste ou parce qu’ils sont Kevin Costner, redresseur de tort à coups de batte de baseball quand il faut dégommer une pancarte « Colored » pour qu’il n’y ait plus de toilettes séparées. Pas de réflexion profonde sur les luttes de pouvoir qui se cachent derrière les discriminations, quelles qu’elles soient (d’autres se battent aujourd’hui pour l’accès aux toilettes sans discrimination de genre) et on en revient toujours à des choix individuels et au bon sens, jamais à l’institution et à ses pratiques.
Les historiens suggèrent de surcroît que l’essentiel de la lutte pour l’égalité est le fait de ces mêmes femmes noires qui ont refusé la ségrégation, comme Rosa Parks dans le bus, plutôt que de leurs chefs éclairés. Lorsque la porte se referme au nez de Katherine Johnson alors qu’on lui prend des mains le rapport sur lequel elle vient de plancher, in extremis, alors que la nacelle rentre dans l’atmosphère, c’est le patron en personne (Costner) qui rouvre la porte et lui met son propre badge autour du coup, marqué d’un grand A rouge, « Autorisé ». Les limites sont balisées ; on les franchit par la bienveillance des puissants. Ces raccourcis, si efficaces soient-ils, sont fort dommageables car la dramatisation à outrance sème le doute quant à la véracité des faits.
A Beautiful Mind (Un Homme d’exception, 2001) retraçait la vie schizophrénique du mathématicien nobélisé John Nash sans mentionner une première liaison et un fils qu’il avait quasiment abandonné pour se concentrer plutôt sur sa relation avec Alicia Larde, dont il divorça pour finalement vivre à nouveau avec elle, notamment aux pires moments de sa maladie. Egalement sous silence, l’arrestation de 1954 pour atteinte à la pudeur, manigancée par la police contre des homosexuels dans des toilettes publiques (décidément) de Santa Barbara, en pleine chasse aux sorcières. Est-ce que s’intéresser à la science empêche de réfléchir aux questions de société ? Les Figures de l’ombre, pourtant, prétend le faire. Mais de manière si maladroite qu’on finit par ne plus y croire, alors même que les filles, noires notamment, ont encore aujourd’hui besoin de se voir potentiellement scientifiques et qu’on leur propose des stratégies pour répondre au sexisme et au racisme institutionnels qu’elles ne manqueront pas de rencontrer, bien davantage que ceux ordinaires et datés que le film met en scène. Jimmy Kimmel s’amusait aux Oscars de ce qu’un individu peut accomplir si on l’empêche d’aller aux toilettes ; la trivialité de son propos a moyennement plu, c’est pourtant bien le travers de ce film qui peine à convaincre tant il dilue l’essentiel dans l’anecdotique, le politique dans le mélo.