Voici qu’en France comme aux États-Unis, tout le monde s’extasie sur Lincoln. Ajustons notre illeton
Lincoln n’est pas un biopic : ce n’est pas le portrait ou la biographie du 16e président des États-Unis que dresse Spielberg dans son 41e film, mais le récit d’un moment décisif, historique. Comme John Ford dans Vers sa destinée (Young M. Lincoln,1939), qui avait privilégié un procès que Lincoln avait gagné en tant que jeune avocat, emblématique d’une stature future, Spielberg choisit un combat qui mette en valeur à la fois sa maîtrise du leadership et son sens de l’Histoire.
Nous sommes au début 1865, peu de temps avant son assassinat le 15 avril. Le Sud est en train de perdre la guerre de Sécession qui dure déjà depuis quatre ans et a coûté la vie à 600 000 hommes. Malgré l’urgence de clore cette tuerie, Lincoln fera traîner les négociateurs confédérés sur un bateau loin de Washington et cachera même à la Chambre des Représentants leur existence pour ne pas compromettre le vote du 13e amendement de la Constitution qui abolit l’esclavage. Ses conseillers l’exhortent de ne pas s’y acharner, tant la majorité des deux tiers sera difficile à rassembler pour le vote du 31 janvier. Conscient que si la paix est conclue, les démocrates esclavagistes revigorés s’allieront aux républicains conservateurs pour s’y opposer, le républicain Lincoln ne cède pas et prend ainsi la responsabilité de la poursuite des combats, qui se poursuivront jusqu’à l’ultime bataille d’Appomattox le 9 avril. Le film montrera d’ailleurs Lincoln traverser le champ de cadavres de Petersburg, bataille qui ne prendra fin que le 25 mars.
Lincoln s’attache donc à cerner le génie politique d’un homme qui comprend que l’abolition prime sur l’urgence humaine car elle engage l’avenir, que la réunification américaine ne sera viable que sur des bases saines dont elle pourra se réclamer face au reste du monde. La force de Spielberg est de montrer que dans l’Histoire américaine (pour ne prendre qu’elle !), il a fallu en passer par de sales compromis : en somme que fi des grands idéaux, la fin a justifié les moyens. Avançant sur un terrain miné puisque si éloigné des grands discours, Spielberg prend soin de détailler le processus par le menu, en somme de faire un film long et verbieux. Son génie de cinéaste est de convoquer pour cela les artifices de mise en scène, la science du récit et les grands acteurs qui le porteront pour finalement faire de son Lincoln une passionnante démonstration, malgré tout accessible à un large public.
Que nous démontre-t-il ? Outre les circonvolutions profondément humaines d’un dirigeant magnifiquement interprété par Daniel Day-Lewis, la nécessité des compromis pour arracher le morceau, certes. Le film s’inscrit ainsi dans la grande introspection historique hollywoodienne et son retour au réel face aux origines du mythe américain, dans la lignée de Gangs of New York. On verra ainsi le leader antiesclavagiste Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones) se renier pour ne plus revendiquer que l’égalité devant la loi et non l’égalité raciale. On verra Lincoln et son équipe diriger une meute mafieuse pour acheter le vote des démocrates indécis ou corruptibles. Mais tout cela pour la bonne cause puisque des Blancs défendent énergiquement les droits des Noirs.
C’est là que se loge l’impasse du film. Elle est semblable à celle d’Amistad où Spielberg ramenait également l’émancipation des Noirs au combat de Blancs éclairés, en un crescendo efficace, comme dans Lincoln, vers le vote final. On passe ainsi sous silence le combat des Noirs pour leur propre émancipation : les valeurs de la société américaine sont le seul produit des Blancs.
On estime en 1860 à quatre millions le nombre d’esclaves aux États-Unis. Les Noirs s’étaient certes organisés et avaient créé la Convention nationale noire en 1830, mais leur poids contre les esclavagistes était moins décisif que celui des Blancs abolitionnistes du Nord qui en font un conflit moral. Au départ, l’objectif de Lincoln n’est pas d’abolir l’esclavage mais de sauver l’Union. Ce n’est que par l’enrôlement massif des Noirs libérés dans l’armée yankee qu’il en comprend l’enjeu : près de 190 000 recrues ! Sans compter que dans le Sud, des Noirs jouent au profit du Nord les espions ou les guides, et commettent des actes de sabotage. Après la guerre, la majorité des Noirs resteront à la campagne dans l’espoir d’une redistribution des terres qui ne viendra pas. La plupart des terres vendues aux affranchis seront rachetées par les planteurs blancs qui emploieront leurs anciens esclaves et les encadreront, au besoin à l’aide de sociétés secrètes et du Ku Klux Klan
Dès lors, à la dramatique ouverture du film (où soldats confédérés blancs et unionistes yankees dont bon nombre sont des Noirs s’entre-tuent sauvagement dans la boue) répond ce que dit une des deux seules personnes noires à avoir la parole, la domestique de Mme Lincoln : ce n’est pas pour la liberté des Noirs que les soldats noirs se battent, mais pour la liberté tout court. Voilà qui résonne avec les déclarations de Lincoln d’une nécessaire purification de l’Histoire américaine. Ramener ainsi ce moment historique à l’essentialité du concept le réduit aux coups de force des dirigeants au détriment du combat des sans-noms qui le préparèrent par leurs sacrifices. C’est cette conception essentialisée de l’Histoire que nous ressert sans discontinuité le discours national américain, et que vient renforcer l’autre Noir qui prend la parole en début de film, face à Lincoln après la bataille, un soldat conscient que ce pour quoi il se bat prendra des dizaines et des dizaines d’années, mais que cela passe par ce combat sanguinaire et l’idéologie qui le soutient. Il répétera ainsi à Lincoln son propre discours, la fameuse Adresse de Gettysburg de 1863 qui place la guerre de Sécession pour l’égalité et la liberté et contre l’esclavage.
Les deux seuls Noirs du film à prendre la parole, soldat et domestique, ont ainsi pour fonction de renforcer le discours dominant. Cette croyance supposée partagée dans l’humanité du rêve américain explique l’unanime positivité de l’accueil du film par la critique et le grand public états-unien. Une telle autocélébration, lourdement appuyée par la musique sirupeuse de l’inévitable John Williams, bien éloignée des remises en causes africaines-américaines d’hier et d’aujourd’hui, participe d’une récurrente piqûre de rappel qu’opère le cinéma hollywoodien pour redorer le blason des valeurs qui fondent la prégnance mais aussi la domination des États-Unis dans le monde. Que la France vibre à l’unisson montre combien le récit national français dénie lui aussi l’apport de sa diversité.
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