L’œuvre critique : un point de vue individuel ou collectif ?

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Ceux qui vivent sont ceux qui créent. L’affirmer et le penser revient à élargir le champ de la création et à refuser de la confiner dans une tour d’ivoire – celle que nos métiers et nos regards déformés par la spécialisation ont voulu construire autour de la création. Il convient d’examiner l’inventivité sous un angle plus large, de façon à donner sa place à l’œuvre critique contemporaine.

Qu’on ne me tienne pas rigueur de ne pas savoir restreindre une telle question au seul contexte africain, même si ce dernier a probablement, s’agissant de l’œuvre critique, des nuances qu’on ne peut ignorer. Les mutations si souvent évoquées ne sont pas de nature à tout expliquer ni à tout justifier. Il me semble aussi important d’aborder cette question en la situant dans la longue durée, conscient que la création contemporaine est avant tout une création. Si elle affiche une totale différence par rapport au passé, elle doit pouvoir y trouver des racines encore puissantes dont on ne saurait faire fi, surtout aujourd’hui, à l’heure de la globalisation ou de la mondialisation à laquelle les arts sauront probablement mieux résister que toutes les autres formes d’activité humaine. Je m’appuierai pour illustrer cet article sur des œuvres d’artistes béninois, sûr qu’elles trouveront des homologues dans d’autres lieux de création en Afrique.
On a donné de la critique des définitions qui la ternissent par rapport à ses objectifs réels et à sa véritable mission. Toute critique, si l’on s’en réfère à l’étymologie, est d’abord un travail de discernement ; elle permet, à condition de détenir les outils requis, de séparer, de distinguer et au bout du compte de pouvoir porter un jugement aussi objectif que possible. Ainsi définie, la critique est le propre de tout être humain normalement constitué qui l’exerce en fonction de son éducation et des valeurs auxquelles il adhère. On la retrouve, me semble-t-il, dans la plupart des actions humaines ; aucune science ne peut s’en passer : elle sous-tend et nourrit leur progrès. Discipline de l’esprit ou moule de la pensée, elle fonde ce que l’on a appelé la dialectique, qui oblige à remettre en cause une vérité établie, reçue ou admise pour pouvoir aller plus loin. La critique installe une rupture au-delà de laquelle l’on est appelé à s’exprimer différemment. Dans tout acte humain, il y a place pour la critique ainsi comprise. Il y a donc de la place pour elle dans les créations plastiques anciennes ou contemporaines en Afrique.

La création au sens le plus fort de ce terme, a toujours offert un moment de rupture à cause de l’innovation qu’elle porte. Le créateur redit, d’une façon différente, ce que d’autres avant lui ont exprimé. En effet, si globalement, les thèmes traités par les artistes de tous les temps sont plutôt semblables, ce qui les différencie c’est le langage, la façon dont chacun dit à son tour, dans un style proche ou éloigné de ceux d’autres créateurs. La douleur des avant-gardes, les difficultés de tout art contemporain, ne s’expliquent pas autrement.
Il n’est pas abusif de penser que tout créateur est un critique, puisque son génie le pousse à créer la rupture et la différence et à la cultiver comme signe du dépassement de l’hier, comme preuve d’un surgissement dans un instant postérieur et plus riche que ceux qui l’ont précédé. Partout dans le monde et à toutes les époques, il y a eu de tels hommes ; leur action se résume en l’ensemble de nos héritages artistiques. Ils peuvent cependant pousser leur audace jusqu’à dire de façon violente leur désaccord. Le discernement devient ainsi une contestation signe éminent de vitalité et de l’accroissement de l’intelligence humaine. Une telle critique mérite attention, surtout dans l’art contemporain africain : elle oblige à se demander qui prend la responsabilité de l’œuvre critique et jusqu’à quel point celle-ci exprime seulement un point de vue individuel ou collectif. Apparemment simple, cette question en cache d’autres : comment est perçu l’artiste qui critique par son œuvre, non pas seulement pour discerner mais pour pourfendre un trait, un caractère ou une attitude dans les sociétés africaines en général, contemporaines en particulier ? Ces deux hypothèses présentent des similitudes réelles et de profondes différences comme on peut s’y attendre.

Les sociétés traditionnelles, pour la plupart, étaient ouvertes à la critique. Elle prenait par exemple la forme de l’humour ou celle de la parenté à plaisanterie. On peut s’étonner ainsi qu’il ait existé au plus fort des monarchies les plus centralisées, des « fous » du roi ; ils faisaient rire en critiquant dans une œuvre digne des plus grands théâtres, l’action ou la personne des monarques. Cette œuvre critique s’appuyait sur le verbe. Mais elle peut s’appuyer aussi sur une forme plastique, un masque la plupart du temps. L’œuvre critique, dans ces cas, remet en cause pour ramener à l’ordre établi. Ce contre quoi on s’insurge, c’est ce qui trouble la société, souvent par son caractère excessivement novateur ou étrange. Ainsi retrouve-t-on des masques de Guelèdè où l’artiste, créateur pour le groupe social, critique les domestiques africaines chez les colons par exemple ou l’adoption des religions du livre. Les mêmes artistes nous proposent une critique des vices : prostitution ou impudeur par exemple. Mais la société toute entière n’a jamais été unanime dans une telle critique. Souvent, ce sont des leaders d’opinion ou des groupes dont l’intérêt est plus ou moins menacé qui profitent des structures mises en place comme soupapes de sûreté pour créer de telles œuvres critiques. L’artiste reste globalement cependant le porte-parole de la communauté qui se reconnaît dans ce que l’on peut considérer comme un rappel à l’ordre ; moins il y a de « déviants sociaux », mieux on se porte. Dans le cas des parentés à plaisanterie, les communautés concernées ont mis au point un système subtil d’échanges où elles peuvent aller jusqu’à s’invectiver les unes les autres, sans que cela dégénère en conflit ou en batailles rangées.

Dans les sociétés contemporaines, cela se passe tout autrement. Les nombreuses fractures sociales créent des lézardes si grandes qu’il est impossible d’avoir l’apparente cohésion des sociétés traditionnelles. Les hommes, en nombre de plus en plus important, vivent dans des villes où l’anonymat est une des premières caractéristiques. Les comportements et les attitudes se compliquent ; à vrai dire, ils deviennent différents. L’œuvre critique ne peut plus être globale, mais bien localisée ; elle se confine à des groupes, naît autour de figures charismatiques dont les artistes plasticiens ne sont pas les moindres. On cherche, dans ces villes où la vie est devenue si dure, si inhumaine ou cruelle parfois, le soutien de ceux qui pensent comme soi. Les thèmes de critique n’ont pas dans l’ensemble changé, mais ils s’appuient désormais sur des créations individuelles dont la responsabilité ne peut plus être globale. Quelques exemples suffiraient à illustrer ceci.
Lorsque Romuald Hazoumè crée des masques à partir de la récupération et les dénomme avec beaucoup d’humour et de perspicacité « masques bidons », il exprime la réalité : ces masques sont en effet déconnectés des masques anciens ; ils n’émergent pas d’un contexte sacré et presque rien ne les rattache au passé quant au matériau. Mais l’œuvre critique est toujours sociale et elle s’attaque aux personnages qui, dans toutes les sociétés, en ont toujours été la cible : officiers de police ou gendarmes dont le seul souci est d’extorquer au citoyen honnête les maigres ressources dont il dispose. Les dictatures, qui génèrent toujours des crises économiques, ont été habilement rendues par les peintres zaïrois. Leurs œuvres critiques offrent d’excellents supports d’analyse sans nécessairement permettre de mesurer leur emprise sociale.
L’œuvre critique peut commencer déjà dans le matériau utilisé pour l’expression. Ainsi, lorsque Dominique Zinkpè crée des personnages à partir de cordages et de fil de fer, il rompt avec la tradition de son milieu où le volume des sculptures est plus grand. Lorsqu’il pourfend l’hypocrisie des uns et des autres et expose les laideurs de nos « âmes » comme en une sorte d’autopsie ou de psychanalyse des profondeurs, il entend corriger les mœurs en cours de réelle dépravation et ramener aux valeurs sûres que la tradition a léguées. Les personnages sont bien ceux de nos sociétés. L’artiste ne les a pas pris ailleurs. Mais la formulation de la critique est naturellement de la seule responsabilité de l’artiste qui demeure bien le père de son œuvre.
Dans ces deux cas, l’artiste exprime un point de vue commun à l’ensemble de la communauté, et de façon plus ou moins éloigné de la tradition.
Tout autre est ce qui se passe dans les créations et l’expression de Georges Adeagbo. Il choisit d’abord un genre peu connu et pratiqué de son groupe, l’installation. Celle-ci procède par accumulation pour délivrer son message. Les installations de cet artiste ont la particularité d’être pensées à l’avance mais aussi de profiter de tout ce que peut lui offrir l’environnement dans lequel il se trouve, les marchés aux puces en particulier. Beaucoup plus que les autres formes traditionnelles d’expression plastique, l’installation est hautement subjective et personnelle. Elle demande à être investie par le spectateur pour être comprise. Mieux, Georges Adeagbo s’y exprime de façon si personnelle que parfois certains visiteurs se demandent s’ils sont concernés tant est forte l’impression que l’artiste profite de son art pour régler des comptes personnels avec ses détracteurs ou autres. Le regard, toujours critique, qui transparaît dans l’œuvre, ne laisse rien passer. Voilà un cas où l’artiste ne fait plus nécessairement corps avec son groupe dont il devient vraiment comme le paria, justement parce que son point de vue est si différent qu’il peut adopter le contre pied des idées reçues.
La lecture d’œuvres de tels artistes demande naturellement que l’on comprenne que, même s’ils sont soumis à la contrainte de la commande, leur indépendance d’esprit est telle qu’ils ne peuvent être soumis au compromis, quelle que soit sa nature. La société de provenance réagit souvent de façon plutôt négative envers eux : il n’est pas rare que, dans l’incapacité de les comprendre, on les taxe de fous. Comment ne le serait-on pas, lorsqu’on est artiste et que la seule chose qui compte est l’amour de son art ?
L’œuvre critique est ainsi bien d’abord le fait d’un individu qui lui donne naissance au sein d’une société qui ne reconnaît plus son fils ; si l’on dit souvent que le fils doit tuer le père, n’est-il pas temps de reconnaître aussi qu’il doit tuer sa mère pour faire pousser, sur les restes de ses parents, une poignée de fils frappés du sceau de la liberté, celle-là qui autorise l’art à être un réel cri de protestation contre le destin et la fatalité ; un cri poussé dans un désert dont le vent porte l’écho aux rebelles qui attendent ce souffle pour revivre dans un espace où l’étouffement perde pied ?

Joseph C. E. Adandé est titulaire d’un doctorat de troisième cycle et enseigne l’histoire de l’art à l’université d’Abomey-Calavi. Il écrit sur la créativité dans les sociétés africaines tant traditionnelles que contemporaines. Critique d’art, il a la certitude que l’art africain contemporain étonnera dans les prochaines années, lorsque les passions qui l’entourent aujourd’hui se seront apaisées.
///Article N° : 2223

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