Chère amie,
‘les chemins qui se croisent ont parfois du mal à se séparer’, voilà ce que vous m’avez écrit en dédicace dans votre livre Mal de Peau, quand nous nous séparions le 9 mars 2001 à Paris, dans la maison de notre éditeur commun, après que je n’aie pas pu cacher mon horreur de savoir que vous étiez ministre de Blaise Compaoré. C’est avec cette phrase à l’esprit, et pas du tout comme le’père’ de cette comédie que vous savez, c’est-à-dire, vraiment, en toute humanité, que je vous écris cette lettre aujourd’hui, pour vous demander ce que vous faites dans cette galère ? Je puis comprendre, que défendre les droits de la femme, cette minorité des minorités politiques dans nos pays, exige des stratagèmes et des compromis immenses, exige des tactiques politiques les plus inimaginables, et exige parfois des silences les plus intelligents ; oui, je puis comprendre que l’engagement pour la protection quotidienne des droits humains dans votre pays est un enjeu devant lequel personne, oui, personne qui a vécu en Afrique ou même qui connaît simplement un peu notre continent ne se rebifferait ; je puis bien comprendre que votre position confortable de pouvoir vous donne la possibilité de mettre en uvre des structures et des institutions qui permettraient la défense des droits de la personne, dans votre pays, de n’être plus simplement l’appanage de franc tireurs têtus ; ô, oui, je puis comprendre que cette position vous permet également, ce qui dans les conditions de chez nous est toujours sans précédent, d’adresser les tribunes les plus étendues, de toucher les couches les plus insoupconnables, de parler aux oreilles les plus indisposées, même à écouter le professeur de droit et l’écrivain que vous êtes, comme par exemple les forces de l’ordre, pour promouvoir cela qui est si fondamental à toute démocratie, et mieux, à toute société civilisée : la protection des droits humains.
Mais le prix de cette défense devrait-il être un pacte définitif avec la surdité devant les cris de cette humanité qui, dans les caves sombres du pouvoir dont vous êtes ministre, crie de plus en plus fort ? Je consens, comme beaucoup de mythes, l’épogyme Thomas Sankara, n’est peut-être qu’un étendard qui ne soulève plus que la conscience irréaliste de cette génération qui est la mienne ; je consens aussi, l’éclaircissement des conditions de sa mort puise trop dans les trefonds nauséabonds des armoires de ce président, Blaise Compaoré, qui vous paye, et dont vous serez la main à tous les conseils des ministres, pour ne pas être indisposant ; oui, je le consens, sachant bien sûr que la vérité sur les conditions de la mort de cet homme, c’est-à-dire l’exposition de son droit en tant que personne, et par ricochet, l’exposition du droit à la justice de cette centaine d’autres personnes, comme lui victimes de crimes non éclaircis, ne sera vraiment possible qu’avec la chute de votre président, tant il est évident que même une journée nationale du pardon, même une commission de réconciliation nationale ne pourront pas si facilement silencier le pleur des parents de ces morts qui revendiquent la vérité, cette condition si fondamentale des droits humains ; ô, je dis cela, en sachant que l’affaire subséquente à la mort du journaliste, et écrivain comme vous, Norbert Zongo, et qui a fait se lever le tolé de l’opinion internationale, ne pourra pas non plus être reglée dans les fastes d’une journée nationale de réconciliation, mais avec la lumière implacable de la vérité et de la justice, cette condition si fondamentale des droits humains ; je le dis, oui, en sachant que cette autre centaine d’exécutions extra-judiciaires recensés par Amnesty International durant les trois derniers mois dans votre pays, feront toujours entendre le clairon de ce cri sincère de tout chercheur de vérité et de justice, de tout apôtre des droits humains
Il y a pire, malheureusement, à l’heure où la Côte d’Ivoire entre dans un conflit qui risque d’ébranler toute la région de l’Afrique de l’Ouest, oui, il y a pire, ce qui rend certes légitimes vos indignations sur la montée de la xénophobie en cette Côte d’Ivoire qui est chez nous tous, mais présente aussi, enfin, à l’humanité entière cela qui aurait pourtant déjà dû être une évidence pour vous depuis longtemps, c’est-à-dire, la complicité effective de Blaise Compaoré dans les tentatives les plus viles de déstabilisation des pays voisins, son alliance diabolique avec certains des bandits de grands chemins les plus meurtriers qui peuplent l’Afrique aujourd’hui, Charles Taylor, Foday Sankoh, etc., son implication véritable dans les trafics les plus mafieux qui font de tous les pays voisins du vôtre, pas seulement des poudrières à retardement mais déjà de plus en plus des champs de la mort. Devant la multiplication des guerres civiles qui éclatent dans les pays voisins au vôtre, et qui ont pris dans leur malfaisant étau, un à un, le Liberia, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire, et même menacent déjà la Guinée ; devant ce mal qui tel un feu de brousse de plus en plus immaîtrisable avance en des chevauchées diaboliques ; devant la lente mais insistante déstabilisation politique et économique de votre sous-région qui laisse ici et là, pas seulement des cimetières mais des charniers, pas seulement des orphelins mais des enfants sans bras, pas seulement des veuves mais des femmes et des filles violées, pas seulement une région aux abois mais tout un continent au futur plombé, il n’est certainement pas outrageant de penser que l’une des conditions nécessaires à la résolution du problème de cette Afrique de l’Ouest-là, est bien la chute de l’homme, Blaise Compaoré, pour lequel vous administrez la défense des droits humains, disons-le, comme une qui mettrait un geste de parfum dans un sac d’ordures. A vous, Madame, qui au Rwanda avez vu la profondeur déshumanisante d’un génocide, ces multiples charniers dans votre sous-région, dont les ficelles sont tirées à partir de la capitale de votre pays, Ouagadougou, par l’homme que vous servez, je poserai la seule question qui actuellement traverse mon esprit : que faites-vous dans cette galère ?
Humainement vôtre,
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