Aux Rencontres Cinéma de Manosque, dont la 18ème édition a eu lieu du 1er au 6 février, on croit au bien-fondé de considérer le public intelligent.
Les films du monde entier sont parfois exigeants, certes, mais le public apprécie : il vient nombreux dans cette petite ville du Sud de la France, et il reste d’un bloc au débat après la séance. Il faut dire qu’il est gâté : non seulement l’ambiance est chaleureuse avec un espace cafétéria bien ouvert où tous peuvent se rencontrer au Théâtre Jean Le Bleu, mais aussi parce que les réalisateurs des films sont là, venant parfois de très loin.
D’Iran par exemple : Parviz Shahbazi présentait accompagné d’un de ses jeunes acteurs Deep Breath, qui aborde la jeunesse iranienne avec un regard neuf. Suivant des jeunes désoeuvrés qui trompent l’ennui dans une délinquance gratuite, il construit une habile fiction où un faux-suspens permet de montrer qu’ils sont aussi capables d’amour et d’intérêt. L’ambivalence qui parcoure le film, jusqu’à être personnifiée par les deux jumeaux interchangeables qu’ils ont comme voisins de chambre, éclaire la distance que Mansour croit pouvoir inscrire par le mouvement et la fuite avec une société figée et tous ses protagonistes. Il retrouve une place lorsqu’il rencontre Maryam qui sait comment se jouer des normes, mais la distance entre les êtres le rattrape à chaque instant. On s’embrasse plus ou moins ouvertement selon les régions du monde, et en Iran, les femmes ne montrent leurs cheveux toujours voilés que dans l’intimité. Le film oscille sans cesse entre la bonne distance ancrée dans la culture ou imposée par l’environnement et sa possible transgression que l’on sait en danger puisque le suspens semble conduire vers la mort annoncée par le début du film. Ces ados amoureux en prennent le risque. Ils sont, comme disait Heidegger sur notre condition à tous, des « êtres vers la mort ». C’est justement cette conscience que nous allons mourir qui nous permet de penser la distance. Si ces ados à la James Dean se contentent de jouer avec la vie sans connaître le moment de leur fin, le spectateur lui croit comme dans tout suspens en savoir davantage jusqu’à ce qu’on lui montre qu’il ne suffit pas de croire pour comprendre : la fin ne sera pas celle qu’il craint. En jouant ainsi avec le temps du récit pour le déstabiliser, Deep Breath le remet à la place que lui attribue le cinéma de la modernité.
La distance est ainsi spatiale mais aussi temporelle, un temps qui diffère comme le signalait Dérida. C’est ce qu’ose la Marocaine Yasmine Kassari dans L’Enfant endormi, s’appuyant sur l’imaginaire populaire : lorsque son mari part dans l’aventure de l’émigration au lendemain de leurs noces, Zeinab endort l’enfant qu’elle porte pour différer le moment de sa naissance. Mais le mari ne revient pas. Au-delà de l’attente, il faudra pour Zeinab traverser des épreuves pour pouvoir libérer à nouveau l’enfant. Après avoir, dans le remarquable Quand les hommes pleurent (cf. critique sur le site), donné la parole aux immigrés clandestins marocains en Espagne et révélé la fragilité et l’individualité de ces hommes qu’on ne perçoit qu’à distance, Yasmine Kassari choisit la fiction et y adjoint un imaginaire fort pour se saisir elle-même du réel et le raconter à sa façon. La dureté du film n’est pas indifférente. Cette distance que la sécheresse inscrit de force dans la vie des hommes en les forçant au départ pour nourrir leur famille ne peut être comprise que par les gens du Sud : les Occidentaux n’ont pas besoin de partir. Ils ne le font que pour mieux se comprendre eux-mêmes. La distance entre les deux mondes est terrible : ils ne peuvent que reconnaître qu’ils ne comprendront pas. Car la distance pose la question de l’altérité et du regard sur l’autre. Et qu’en l’Autre, il y a une distance inaliénable qu’il convient de respecter, sans doute au sens où Sartre disait que l’Autre est « un trou dans le monde ». Même dans le voyage, la proximité rapproche mais ne supprime pas l’éloignement. Les femmes de L’Enfant endormi vivent une solitude insurmontable car elle leur appartient en propre et ne peut être transmise. Le film de Yasmine Kassari n’a rien de sociologique : son sujet est l’absence, celle de ces hommes hors-champ qui ne reviennent pas (cf. critique et entretien). C’est parce qu’elle se met à distance du documentaire qu’elle peut la faire percevoir à défaut de pouvoir la faire sentir. Mais cette perception très humaine est essentielle : elle est le pont qui nous permet de traverser les frontières invisibles pour aller vers l’Autre. La fiction crée une distance en toute conscience, celle du texte, pour réduire la distance de l’altérité.
C’est bien sûr quand le choc se produit avec l’Autre que la question de la bonne distance se pose le plus crûment. A cet égard, Check Point de l’Israélien Yoav Shamir est un magnifique exemple de la juste distance de la caméra et du processus cinématographique. Jamais il ne se rapproche trop des corps mais son statut d’Israélien lui permet d’être présent et témoin. Il prend soin dans tout le film de situer géographiquement le rapport de force, ne zoome jamais sur une douleur ou une colère, reste un observateur dont la neutralité n’est remise en cause que par les choix de montage. Il est extraordinaire d’apprendre que l’armée israélienne montre ce film à ses soldats pour leur montrer quelle distance respecter sur les check points avec les Palestiniens ! Alors même que ce film nous paraît être un triste et accablant tableau de l’absurde dureté d’une armée d’occupation, il peut être utilisé comme outil pédagogique par cette même armée ! On retrouve l’ambivalence des images à propos du film d’Eric Deroo sur le dictateur togolais Eyadema (Eyadema, président, tirailleur, général, 52′, 1998) : alors que le cinéaste croit dresser un réquisitoire, le pouvoir togolais s’en servait pour sa propagande et annonçait même sur son site internet les séances quand il passait à la télévision ! De même qu’Eyadema se plaît à être montré tel qu’en lui même, l’armée israélienne, dans une absence sidérale de distance avec elle-même, ne mesure pas (tout comme le général filmé par Simone Biton dans le magnifique Mur également montré à Manosque) à quel point Check Point montre son absence de professionnalisme, son arrogance et sa stupidité.
Car c’est bien cela que nous montre Check Point : les trois millions de Palestiniens vivant sous occupation israélienne doivent passer par des postes de contrôle pour se déplacer d’une ville à une autre, aller travailler, rendre visite à des proches, avoir des soins médicaux etc. Ce ne sont pas les contrôles aux frontières, qui peuvent paraître acceptables, mais ceux de l’intérieur de la Cisjordanie. Les soldats y sont livrés à eux-mêmes, hors de tout contrôle, et cultivent un arbitraire ravageur : les dégâts sont énormes pour les deux communautés. En filmant ainsi l’absurde des va-et-vient permanents de ces soldats incohérents, Shamir dévoile une société schizophrénique. En psychiatrie, le malade mental ne se sent pas appartenir au groupe des malades mentaux. Il s’en défend, se tient à distance de sa maladie, pour évacuer le problème qui lui est posé. Il en va de même d’une société malade. Le film est passé à la télévision israélienne et dans les cinémas, déclenche de gros débats, mais ce n’est pas de voir qui change le regard, c’est de penser. La censure est ailleurs en Israël, dans la manipulation des médias et de l’opinion publique. En donnant à voir sans légender l’image d’un commentaire explicatif et par la distance qu’il respecte avec sa caméra, Check Point contribue sans effets vendeurs à cette réflexion qui un jour, il le faudra bien, fera évoluer le cours des choses.
Bien sûr, dans Check Point comme dans tout documentaire, la présence de la caméra modifie le sujet : elle empêche les soldats de déraper mais leur permet aussi de se mettre en scène, de frimer devant l’objectif. Ce n’est donc pas la réalité que film Shamir mais ce qu’est un check point sous l’il d’une caméra. Et sans doute est-ce plus parlant, car c’est justement une relation qui est filmée : soldat-caméra autant que soldat-Palestinien. Dans les deux cas, une altérité fondamentale. Mais aussi un renversement de la distance panoptique que scelle l’absence de caméra, de regard extérieur, car en temps ordinaire, le soldat surveille et punit sans être vu. Il est dans la même distance que ce que Foucault décrit dans L’Histoire de la folie : le « soignant » a tous les droits sur le « malade », lequel ne peut rien sur le premier.
La caméra est dès lors une question posée : comment choisissez-vous de vous comporter ? C’est valable pour tous et l’on voit bien dans les deux camps les tentatives de l’utiliser comme un discours politique, un outil de démonstration. Là encore, la bonne distance est essentielle : elle n’est pas une donnée fixe, plutôt une quête permanente, là où le cinéaste met ses pieds et comme il règle son objectif. S’il avait su combien était cruel ce que disaient les gens qu’il filmait sans traducteur au Darfour, Pierre-Yves Vandeweerd n’aurait pas zoomé sur un visage dans Closed District, également présenté à Manosque. Il le reconnaît, faisant du film une réflexion sur le regard. N’est-ce pas là une pédagogie essentielle que Check Point soutient aussi dans sa recherche permanente d’une distance qui délaisse le terrain de l’accablante démonstration ou du jugement pour préférer l’implication tout simplement, celle d’un corps présent, d’une caméra visible, d’une question posée à son propre pays ?
La présentation en avant-première de L’Intrus de la cinéaste française Claire Denis d’après le livre éponyme du philosophe Jean-Luc Nancy, tous deux présents à Manosque, renforçait cette réflexion sur la distance de façon remarquable. Moment de flottement après le film : Claire Denis indique qu’elle était trop fatiguée et que le film est encore trop neuf pour soutenir un débat. Frustration d’une spectatrice qui, comme beaucoup, avait eu du mal à saisir ce qu’elle venait de voir, n’en trouvant pas les liens et en mal d’éclaircissements. Jean-Luc Nancy s’y emploie en quelques mots mais il faudra nous débrouiller par nous-mêmes, ce qui n’est pas contradictoire avec le film !
De fait, L’Intrus demande au spectateur une démarche où l’identification est remplacée par un jeu de piste poétique. C’est comme le jeu de l’oie du Pont du Nord de Jacques Rivette : des images s’accumulent qui composent un puzzle de signes et connotent une thématique complexe mais où se multiplient les figures de l’étranger et de ses variantes : l’étrangeté, l’immiscion, l’intrusion, le danger, le complot. Claire Denis juxtapose des espaces temporels, franchit par la douane ou clandestinement des frontières, des lagons, des retours sur soi, des épreuves. Cet homme malade qui doit subir une greffe est traqué par ceux à qui il n’a pas payé une dette. Devant sortir d’une étrange harmonie avec une nature intensément photographiée par Agnès Godard et où il a trouvé refuge, il va devoir subir l’intrusion d’un cur étranger et tenter de retrouver une place dans le bout du monde d’un bout de sa vie passé, tandis que, magnifique image finale, les chiens qui toujours décèlent l’étranger conduisent leur reine vers d’autres intrusions.
Ce que nous apprend Claire Denis sur la distance, c’est d’abord sa prise de risque, son absence totale de distance dans le processus créatif : elle se jette dans cette adaptation non comme un travail mais comme une adoption. « Je me suis dit qu’il fallait me lancer d’une traite, d’une fois, sans y revenir », dit-elle. Ces images qui fusent de cet élan sans distance ont la justesse de leur intuition. On pense à un Tapiès qui mûrit longuement son idée dans des ballades dans la nature et réalise finalement sa peinture en quelques traits rapides, avec un incroyable sûreté. Il ressort ainsi de l’étrangeté permanente de L’Intrus, au-delà de l’apparente discontinuité du récit cinématographique, et même si nous ne savons jamais où nous allons, une impressionnante continuité narrative.
Il ne peut s’agir, comme chez Tapiès, que du résultat d’une démarche : la filmographie de Claire Denis est à cet égard lumineuse, jusqu’au magnifique Beau Travail, tourné à Djibouti dans la légion étrangère. Son cinéma n’est pas bavard : ce n’est pas par les mots qu’elle accède à la signification mais par une grammaire cinématographique décalée où peinture, musique et inspiration littéraire tissent une toile privilégiant les gestes et les corps. Ce cinéma très charnel est exigeant, certes, bien qu’il offre sans cesse des images d’une fulgurante beauté. Il est exigeant par le déséquilibre qu’il impose au spectateur, forcé de construire à partir de ce qu’il reçoit non une explication mais une perception, une représentation intellectuelle que la poésie proposée ouvre à tous les possibles. La distance générée par ces ruptures avec un cinéma qui cherchait à conforter le spectateur dans une connivence feutrée avec les personnages permet de plonger ce même spectateur dans un déséquilibre méditatif, une mobilisation qui, s’il ne déclare pas forfait, le met en position de comprendre le décalage vécu par cet étranger (ici l’étranger qui s’intruse) que ce cinéma prend pour sujet.
Dans son parcours partant de Chocolat où elle retravaille son enfance au Cameroun et passant par J’ai pas sommeil et S’en fout la mort où elle explore de façon particulièrement non-conformiste le déracinement de l’immigré (cf. notre entretien), Claire Denis est rejointe par la démarche de cinéastes africains comme Abderrahmane Sissako, Mahamat Saleh Haroun, Zeka Laplaine ou Mama Keïta : la distance qu’ils inscrivent en rompant la traditionnelle proximité entre le spectateur et le personnage, celui-ci devenant non plus nous mais un autre, plonge le spectateur dans une expérience foncièrement moderne de cette altérité irréductible qui reste essentielle pour comprendre que l’Afrique (chez Claire Denis l’étranger) n’est pas l’idée que l’on s’en fait, la projection que l’on croit.
Sans doute la distance est-elle ainsi nécessaire quand il s’agit de casser les préjugés acquis durant des siècles.
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