Mémoires d’exilées : altération des identités et représentations de l’altérité

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Les voix de l’exil intérieur sont souvent des voix de femmes. Exploration de l’œuvre de Calixthe Beyala et d’autres femmes africaines à la lumière du rapport à l’Autre.

 » Pour un nègre, Paris a toujours rimé avec soie, dentelles, bijoux, galeries – et encore des robes, des tuniques, des manteaux, des gadgets qui donnent aux filles l’allure Rose Géante.  »
Calixthe Beyala, Assèze l’Africaine.

Exil et Mémoires
« Réintroduire le dire des femmes » est le titre d’un chapitre de La Philosophie négro-africaine (PUF, 1995) de Jean-Godefroy Bidima. Le philosophe camerounais y estime que la femme a été la grande absente dans le discours philosophique négro-africain : elle devrait être réintroduite non comme un objet de lamentations dictées par l’hypocrisie mâle, mais plutôt comme un sujet à même de dire son propre discours. Ainsi, elle pourrait infléchir son destin historique, donc changer son vécu en apportant ses rêves dans l’invention de la traversée africaine.
La littérature est sans aucun doute l’un des espaces où un discours émancipateur de la femme s’élabore. Entre autres écrivaines, Calixthe Beyala est l’une des voix qui y contribue avec vigueur. Ses oeuvres évoquent souvent l’exil – intérieur/extérieur et géographique – comme voie et choix pour dire la femme. Elle témoigne à partir de la femme, par fiction interposée, de la difficulté de l’insertion sociale, politique et intellectuelle dans la société africaine. Son écriture reproduit l’exil de la femme comme une traversée face à la violence structurelle latente. La vie du sujet exilé y apparaît comme un parcours jalonné d’expériences – psychologiques et sociologiques – douloureuses et déracinantes ; ce parcours n’est pas moins une confrontation identitaire avec l’Autre, donc avec soi-même, mais surtout une succession de rites initiatiques pour acquérir une biographie, au sens où l’entend Julia Kristeva dans Étrangers à nous-mêmes (Gallimard, 1988) :  » une vie faite d’épreuves – ni catastrophes ni aventures (quoiqu’elles puissent arriver les unes autant que les autres), mais simplement une vie où les actes sont des événements, parce qu’ils impliquent choix, surprises, ruptures, adaptations ou ruses, mais ni routine ni repos.  » (p.17) Ce sentiment exclusif à croire que seul l’exilé (ou l’étranger) possède une biographie, pousse celui-ci à convertir sa biographie en autobiographie ou en récit de vie !
L’on peut déceler trois dimensions de l’exil dans l’oeuvre de Calixthe Beyala : en premier lieu, l’exil intérieur qui trouve son aboutissement dans l’écriture ou le récit oral dans C’est le soleil qui m’a brûlé (Stock, 1987) et Tu t’appelleras Tanga (Stock, 1987) ; en second lieu, l’exil géographique qui conduit les personnages de l’Afrique en France dans Assèze l’Africaine (J’ai lu, 1994) ; et en troisième lieu, le vécu réel et imaginaire des émigrés/exilés en France dans Le petit prince de Belleville (Albin Michel, 1992) et Maman a un amant (J’ai lu, 1993).
Écriture et exil intérieur
Dans C’est le soleil qui m’a brûlé, Ateba Léocadie est prisonnière aussi bien de l’image lointaine de sa mère Betty, de l’absence de père (elle ignore son identité) que de sa tante Ada aux yeux de laquelle elle a valeur de servante. Elle est liée à celle-ci par une relation (féminine ?) d’autorité. Sa tante dit : Ateba répond. Sa tante demande : Ateba exécute ; elle lave, repasse et fait la cuisine pour sa tante. Elles vivent ensemble sans se connaître vraiment car entre les deux le dialogue demeure impossible. De temps en temps, sa tante la soumet au rite de l’oeuf afin de vérifier sa virginité.
L’espace dans lequel Ateba se meut manque de communication d’où une ferme volonté de créer un socle possible de dialogue entre hommes et femmes. Elle cherchera en vain cette communication qui restera vraisemblablement inachevée. Ateba se replie alors sur elle-même. Hantée par le vide et le néant, submergée par la solitude, elle regarde et écoute tout ce qui l’entoure : les étoiles, la lune, le soleil. Elle scrute la rue : ses odeurs, ses chancellements, ses dérives. Exilée en elle-même, elle ne cesse de porter une interrogation  » sur la position de la femme fautive depuis la nuit de temps.  » (C’est le soleil…, p.36) Son besoin de partager ses expériences, la pousse à dire, à nommer, donc à écrire.
Comme  » Dieu est vieux et probablement sourd. Si Dieu ne peut entendre, il ne reste que le geste ou l’écrit. Elle décide d’écrire.  » (p. 38). L’exil intérieur rencontre donc l’écriture. Ne voulait-elle pas devenir écrivain pour combler le néant, et aussi pour retrouver la femme et anéantir le chaos afin qu’elle ne puisse  » jamais reculer, mais seulement avancer, marcher, courir vers la lumière  » (p. 88). Les femmes devraient l’écouter afin qu’elles se libèrent du joug masculin et qu’elles prennent en main leur destin de femme. Elle écrit par exemple :  » Femme… A toi seule, je peux dire certaines choses, n’être plus moi, me fondre en toi, car je te les dis mieux à toi qu’à moi-même. J’aime à t’imaginer à mes côtés, guidant mes pas et mes rêves, mes désirs enfouis dans le désert de ce monde incohérent.  » (p. 5) Ateba annonce la femme à venir, libérée des contraintes et des brutalités masculines, une femme qui devrait arrêter de faire l’idiote et abandonner l’homme –  » mélange d’arrogance et de vanité absurde, de sérieux et d’inanité chaotique  » – aux incuries humaines. (p. 104)
De temps en temps, Ateba se livre au plaisir solitaire ou à la jouissance forcée, contrainte par l’homme parce que la conscience omnisciente, cette simple esprit la conduit au pied du plaisir. Quand elles – Ada, Betty, Irène, Ekassi – veulent et peuvent, elles se livrent pleinement au plaisir du corps. Au cours d’une scène violente, l’exil d’Ateba ne s’achève-t-il pas par un acte de libération : une mise à mort symbolique du bourreau (l’homme) qui l’a forcée ? Ateba serait-elle une misovire, selon le néologisme forgé par Werewere Liking ?
Contrairement à Ateba, Tanga subit son exil dans une prison africaine. Elle partage sa cellule avec Anna-Claude, une Européenne d’origine juive victime d’une Afrique fantôme. Entre les deux s’instaure alors une douloureuse relation de transvasement d’identité de Tanga l’Africaine à Tanga (Anna Claude) l’Européenne.
Tu t’appelleras l’exilée
 » C’est avec douleur que je regarde une image. Mon image ? Non ! – Ce qui reste d’elle -… Aujourd’hui, seule dans ma chambre, je me sens très loin de chez moi. Seule. Tellement isolée, sans amis, isolée et froide.  » (p. 9) Ainsi commence l'(auto)biographie de Mara. Elle n’a pas échappé, dans Par-delà l’horizon (Actes Sud, 1997) de la Ghanéenne Amma Darko, aux affres de l’exil. Dans le bordel où elle est cloîtrée dans un village perdu d’Allemagne, les mots lui manquent, le désarroi la ronge. Comment exorciser le mal de cet exil forcé, qu’elle vit malgré elle à cause d’un homme (Akobi) qu’elle voulait rejoindre ? Si seulement elle pouvait ! Mais comment expliquer à sa famille que la vie n’est pas si rose en exil ? Au bout, l’exil rencontre l’écrit. Elle refuse que les autres femmes vivent ce qu’elle endure. Mais la famille, là-bas en Afrique, attend, attend tout d’elle. Il ne lui reste qu’accepter le rôle (imposé) de pourvoyeuse de rêves et de biens matériels. Autrement leur survie serait impossible. Retourner pour rompre le rêve ? Non !
Le parcours d’Assèze et Sorraya, dans Assèze l’Africaine, n’est pas loin de celui de Mara, car elles représentent ces Africain(e)s qui s’exilent pour jouir des mirages et des illusions de l’Europe. La première, Assèze, est jeune fille, laide, inculte subit comme Ateba l’épreuve de l’oeuf et l’omniprésence de la grand-mère qui éduque, surveille, enseigne à vivre et raconte aussi des histoires. La seconde, son alter ego Sorraya, est une jeune émancipée car son père est haut fonctionnaire. Elle est froide, calculatrice et éprise de bon goût. Elle veut absolument réussir. Pour réaliser son rêve d’être une grande chanteuse, elle envisage de s’exiler vers la France. Depuis l’Afrique, elle adopte très vite les modèles étrangers de vie et raffole des mondanités. Elle lit Simone de Beauvoir, Baudelaire, Zola, Chateaubriand. Elle s’interroge très tôt sur l’émancipation de la femme. Sorraya rejette, à certains égards, sa propre culture. Elle n’aime pas la maternité au point de penser qu’elle est  » dangereuse  » (sic).
Chacune s’exilera à sa manière. En France, Assèze sera tour à tour, voyante de fortune, danseuse publique, vendeuse dans le métro et vendeuse de charme. Pour sa part, Sorraya épouse un homme plus âgé qu’elle et ayant une bonne situation. Elle est vraisemblablement heureuse car en tant que chanteuse, elle devient même célèbre, mais tout lui manque – l’Afrique en premier lieu, au point de recréer une petite Afrique chez elle. L’exil a été, après tout, une succession de remords et de  » quatre tentatives de suicide en deux ans de mariage. Des cures de sommeil, des cliniques, des dépressions en tout genre. Des scènes, des larmes.  » (Assèze…, p. 299).
L’Afrique l’exilée
Au bout de son existence en France, Sorraya affirme son identité, entre autres, par les plats typiques africains. Elle refuse de manger français et impose même les plats africains à ses invités. Tout comme Assèze qui racontera leurs biographies, Sorraya confond (avec raison ?) l’histoire de ses humiliations, ses envies inassouvies, ses déceptions subies avec les déboires de l’Afrique :  » Chacun à notre façon, nous avons vendu notre âme au diable. Tous des vendus ! L’Afrique bradée ! Dépossédés de nous-mêmes …Où est l’Afrique ? Où es-tu ? Où suis-je ?  » (p. 312) Et de conclure :  » Je suis comme l’Afrique, comme toi et tous les exilés. Nous avons en réalité plus d’hiers que de lendemains  » (p. 314). 
En somme, comme bon nombre d’exilés, aucune des deux ne parviendra à obtenir un statut stable et leur vie ne sera qu’un tissu de névrose et dépression nourries par l’amertume, la nostalgie, la solitude, l’inadaptation et le transexuellement culturel (le terme est de Beyala), la recherche du mari ou de la femme idéale, la quête du bonheur, la libération des plaisirs refoulés. Mais aussi par la résistance face à l’adversité. Rappelons-nous de Adha, la protagoniste de Citoyen de seconde zone (Gaïa éditions, 1994) de la Nigériane Buchi Echemeta. Malgré mille déconvenues marquées par une suite d’injustices humiliantes et quatre enfants, cette jeune Nigériane persévère et rêve toujours de pouvoir transcender son statut de citoyenne de seconde zone confirmé au jour le jour.
Entre exil et immigration
Le Petit prince de Belleville et Maman a un amant sont deux récits pittoresques ponctués par l’ironie, la dérision et l’autodérision. Servi par un registre populaire, le thème de la survie de l’exilé apparaît à travers le regard faussement naïf de Loukoum, petit narrateur coquin, vif observateur des moeurs des Français et des étrangers.
Dans Le Petit prince de Belleville, le contrepoint au récit de Loukoum est effectué par le discours de son père, qui revoit tout son itinéraire d’immigré et ses rapports rétrogrades avec ses épouses. Mais dans Maman a un amant, c’est Myriam qui évoque ses souvenirs de vingt-deux ans de ménage. Femme stérile, elle a quitté l’Afrique pour rejoindre son mari en France. Son séjour lui permet de méditer (doutes, angoisses, peurs, fantasmes, élans de rébellion) sur la condition de la femme, notamment sur l’égalité des sexes, le poids de la famille africaine, les aléas de l’exil, la solitude dans le couple, sa blessure narcissique en tant que femme stérile, la recherche permanente de l’amour, l’incompréhension de la communauté noire. Comme Ateba, Myriam écrit à une destinataire fictive, ou mieux, à toutes les femmes. Son monologue se révèle une profonde introspection rendue dans un registre poétique et elliptique. Pour la première fois, elle envisage enfin sa véritable libération : elle veut apprendre à lire et à écrire. L’expérience de son séjour modifie à la fois sa perception des valeurs africaines et son regard sur les rapports qu’elle entretient avec son mari.
Comme dans un jeu spéculaire, Le Petit prince de Belleville et Maman a un amant restituent à la fois une confrontation des altérités (hommes/femmes, Français/étrangers) et une immersion des images d’Épinal et des idées reçues des uns sur les autres.
Exil et Altérité
Ayant souvent lieu en Europe Occidentale, en particulier, dans l’ancien pays colonisateur, l’exil est loin d’être une source de plénitude existentielle. Il est souvent vécu comme un moment/espace de morcellement de l’identité des personnages féminins et de remise en question des valeurs culturelles imposées et de la violence subies. L’exil raffermit la conscience de la différence culturelle, de sa différence en tant que femme, de sa différence en tant que femme noire et en tant qu’Autre. Face aux conditions – sociologiques et psychologiques – adverses de l’exil et dues à l’exil, la survie identitaire consiste dans l’affirmation de sa culture ou l’invention/adoption d’une « vie d’emprunt » afin de sauvegarder son identité comme Autre et comme femme. L’écriture de l’exil investit aussi bien chez Calixthe Beyala que d’autres écrivaines africaines, l’écartèlement de l’identité et les représentations de l’altérité : les obstacles d’une véritable émancipation de la femme, l’étrangeté en terre étrangère, la sublimation du pays natal, l’incompréhension des siens mais aussi de l’Autre, le désir de réussite et d’ascension sociale sur fond d’existence souvent tissée de rêves aussi bien que de cauchemars.

Bibliographie complémentaire :
– Beyala Calixthe, Les Honneurs perdus, Paris, Albin Michel, 1996.
– Beyala Calixthe, La Petite fille du réverbère, Paris, Albin Michel, 1998.
– Fonkoua Romuald, Roman et poésie d’Afrique francophone : de l’exil et des mots pour le dire in : Revue de littérature comparée, Paris, janvier-mars, nº1, 1993.
– Lee Sonia, Les romancières du Continent noir, Paris, Hatier, 1994.
– Mounier Jacques, En guise d’introduction à une réflexion sur le thème ‘Exil et Littérature’in Exil et Littérature, Ellug, 1986.
– Kristeva Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1988. ///Article N° : 669

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