Calixthe Beyala : l’é-CRI-ture du corps féminin

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Réhabilitation et réévaluation du corps féminin censuré : la libération de la femme par l’écriture et la mise en écriture du corps chez Calixthe Beyala.

Calixthe Beyala est actuellement un des écrivains africains les plus controversés. Taxée de féminisme, elle préfère parler de  » féminitude « , concept à rapprocher de celui de négritude, qui caractérise la femme qui veut l’amour, le travail, la liberté sans exclure la maternité.
Elle reste le meilleur porte-parole de la femme africaine qui désire s’affranchir de l’autorité et de l’influence castratrices masculines et prône une libération de la femme qui passe essentiellement par une réappropriation de son corps par elle-même. Cette libération n’est possible que par l’écriture du corps et la mise en écriture du corps. Le corps est alors considéré comme un espace textuel.
Trois des romans de Beyala, formant une sorte de trilogie, C’est le Soleil qui m’a brûlée (1987), Tu t’appelleras Tanga (1988) et Seul le Diable le savait (1990), montrent l’importance du discours féminin dans un processus de réhabilitation de la femme et de son corps.
En effet, une perception masculine du corps fait de la femme une  » femme-objet « , qui ne sert que les désirs et plaisirs de l’homme. Faire valoir passif des hommes, elle est cantonnée a un rôle traditionnel que lui confère la société africaine de mère, épouse ou prostituée qui vend son corps pour survivre. Il s’agit d’un corps aliéné que la femme ne possède pas, propriété exclusive de la collectivité. Ce corps est marqué, façonné par la société qui le tient sous sa tutelle (tout d’abord par le test de virginité infligé aux jeunes filles, par l’excision et l’infibulation, puis par toutes sortes de marquages tels le viol…).
Dans chaque roman de l’auteur, un personnage principal féminin se détache : une jeune femme qui refuse d’admettre cet état des choses figé. Chacune des héroïnes redécouvre son propre corps, les possibilités qu’elle peut en tirer, et acquiert une nouvelle relation à soi. Elle redécouvre tout d’abord la sensualité et la sexualité si longtemps confisquées, le corps redevient capable de plaisir. Mais avant tout, la libération du corps passe par l’écriture et la mise en écriture de ce corps.
Beyala brise tous les tabous concernant le corps et la sexualité. Elle parle de la chair et la décrit dans sa réalité, sans rien cacher et sans honte. Elle utilise, pour ce faire, un vocabulaire et un registre familiers, vulgaires, voire obscènes à certains moments. Mais la nomination du corps et de la sexualité n’a pas toujours une connotation négative chez l’auteur. Elle permet, en effet, d’arracher le corps féminin au corps social. Avec Beyala, on passe d’un silence de la représentation, qui caractérise la littérature féminine africaine antérieure, à une corporalité vécue. Le corps est rendu visible de manière systématique, représenté dans ses parties les plus intimes.
L’oeuvre de l’auteur regorge de descriptions physiques, de portraits, de narrations de rapports sexuels, montrant une tendance à l’exhibitionnisme. On a une écriture du corps violente, qui se révèle par l’usage fréquent d’agressions verbales et d’insultes sexuelles. Dans C’est le soleil qui m’a brûlée, Ateba est abusée verbalement puis physiquement.
L’écriture du corps est donc une écriture de la transgression, une écriture en tension. Le texte et le corps sont tous deux affranchis de toute pudeur. L’écriture subversive se retrouve positive.
Après avoir été considéré comme un objet, le corps devient sujet, lieu et enjeu du discours. Beyala ressuscite le corps censuré et le met en scène au sein de l’écriture. Le corps est donc écrit, mais il est lui-même un cri, une forme d’écriture. Il est tout d’abord un espace textuel, c’est-à-dire l’espace du discours.
En effet, l’écriture se trouve enracinée dans le corps même. Les romans de Beyala sont des romans du corps où ce dernier est mis en représentation, mais également permet la mise en scène et en écriture. Le roman du corps est synonyme d’une prise de parole. Le discours féminin, tel qu’il est représenté dans les textes de l’auteur, traduit le cri de la femme révoltée. C’est un cri revendicateur, vindicatif. Dans Lettre d’une Africaine à ses soeurs occidentales, Calixthe Beyala écrit :  » En tant que femme africaine, je vous parle avec mes tripes et mes instincts « .
Le corps est à lui seul un langage. Il peut aussi bien traduire la passion, la violence, que la soumission ou le manque. C’est un espace interne qui permet de déchiffrer les sensations. Il est le reflet de toutes les émotions qui sont transcrites physiquement. Ainsi le corps souffrant est-il le lieu d’un discours malheureux, traduit par le silence, et reflète un malaise et un mal-être.
Le corps est parlant, voire même bavard pour certains personnages qui n’arrivent pas à s’exprimer autrement. Le droit à la parole et au discours leur ayant été si longtemps refusé, ils ont désappris la parole. Ainsi, un corps libéré permet le discours alors qu’un corps emprisonné (que ce soit concrètement, comme Tanga dans sa prison, ou de manière plus abstraite, par le carcan qui lui inflige la société) l’empêche.
Le corps est également un espace textuel dans la mesure où le discours est inscrit dans la chair même. Il s’agit d’inscriptions tégumentaires, c’est-à-dire le discours que le corps social tient au corps biologique. Or le corps blessé et mutilé engendre logiquement un discours entravé, voire même bloqué pour certains personnages. Il y a alors une absence de discours et un retour à la case départ : si la femme n’arrive pas à s’exprimer, c’est qu’elle n’a pas réussi totalement à récupérer son corps et qu’elle doit continuer sa quête d’identité. Le corps permet la mise en mots du non-dit et de concepts abstraits tels que la mort, la peur ou le silence. La femme doit s’écrire et mettre en scène un corps à la fois parlé et parlant. Le mot devient alors performatif, le verbe se fait chair et la chair est linguistique.
La maîtrise de la parole va donc de pair avec celle du corps : si le personnage féminin ne maîtrise pas son corps, il n’arrive pas à maîtriser le  » je  » et vice et versa. On remarque que les crises de la parole surviennent dans des moments d’intense douleur physique pour Tanga. Se réapproprier le discours demande certaines difficultés et est le résultat d’un très long chemin :  » Parler à Jean, Ateba en a tellement envie. […] Chaque fois qu’ils se sont croisés, les sons l’ont désertée, les mots sont restés collés à ses lèvres « . Globalement, on a une paralysie de la langue face a l’homme, prosaïquement métaphorisée par la fellation. La fellation engendre le mutisme, c’est le viol de tout discours émanant de la bouche de la femme.
La création de couples féminins et l’identification d’une femme à une autre femme permet de percer le mutisme. Elles établissent entre elles une sorte de pacte de dialogue qui est perçu comme un acte de délivrance. Le discours naît de la complicité et de la tendresse entre les deux femmes, de la fusion de leurs identités pour créer une Femme Nouvelle. Le personnage clef de l’écrivain entre alors en jeu. C’est l’image de la  » femme-plume  » aux pagnes faciles à retrousser qui a volé la gloire à la Femme.  » Il dit que ma beauté mange mes mots, car la parole qui monte des zones claires de sa pensée est troublée par l’imprécision et les effluves de mon corps « . La femme est mangeuse de mots, elle agit sur la parole des hommes.
Il y a donc, dans les textes de Beyala, une fusion de deux femmes pour créer une autre femme par qui le discours va être possible, ainsi que la création d’un parler-femme, un langage corporel qui dépasse les mots. Les femmes n’ont pas besoin d’ouvrir la bouche pour se comprendre. Elles communiquent par delà les mots, par une sorte de pacte tacite, un langage universel qui dépasse la mise en mots. La complicité ainsi que la tendresse qui unissent les femmes permet une autre dimension que, selon l’auteur, les hommes ne pourront jamais connaître ni même envisager. Le discours est donc vivant, il passe d’un corps a l’autre, n’a pas de frontières. Lorsque les mots ne suffisent plus pour exprimer ce que l’on a à dire, la communication non-verbale s’avère nécessaire et le contact physique est indispensable. L’acte narratif est lié au contact physique, il est le support de la parole et détermine la fluidité du discours. Lorsque Tanga est mourante, en prison, elle murmure a Anna-Claude :  » Donne-moi la main, désormais tu seras moi. […] Donne-moi ta main, et mon histoire naîtra dans tes veines « .
Lorsque la fusion entre les deux femmes est réussie, c’est que le discours a pu passer d’un corps à l’autre.
Beyala ouvre ainsi la voix à un nouveau roman féminin africain qui place le corps en avant, n’hésite pas à le mettre en scène et à le faire parler autant que d’en parler. A propos de son écriture, elle dit :  » J’écris l’épanouissement des corps
J’écris l’inexplicable né du palpable
J’écris l’impalpable fille de l’explicable
J’écris le désir […]
J’écris la femme « .

 Lettre d’une Africaine à ses soeurs occidentales, Paris, Spengler, 1995, p.9.
 C’est le Soleil qui m’a brûlée, Paris, Albin Michel, 1987 (éd. de référence : J’ai lu n° 2512, 1989, p.29).
 Tu t’appelleras Tanga, Paris, Stock, 1988 (éd. de référence : J’ai lu n° 2807,p.23).
 Tu t’appelleras Tanga, p.19.
 Texte présenté par Beyala lors de sa visite aux universités d’Amérique du nord en avril 1995.
///Article N° : 881

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