Poète, romancier et philosophe martiniquais, Édouard Glissant propose une compréhension vivifiante des enjeux de la mondialisation culturelle. A travers cette réflexion sur la migration, l’exil, l’errance – comme préalables nécessaires pour appréhender la créolisation dans une mondialité opposée à la mondialisation -, Édouard Glissant suggère des voies de résistance à l’uniformisation actuelle des valeurs culturelles en accordant une prépondérance aux imaginaires artistiques et littéraires.
Qu’évoque pour vous le mot migration ?
D’abord des expériences personnelles, c’est-à-dire les migrations des Antillais vers la France. Cette immigration est très spéciale parce que depuis 1946, les Antillais sont des citoyens français qui sont même appelés à travailler dans les services officiels français comme douaniers à Orly ou à Roissy, comme femmes de salle dans les hôpitaux ou comme employés à la poste. Ils sont, par conséquent, des immigrés favorisés par rapport aux autres immigrés de France, qu’ils soient Portugais, Sénégalais ou Africains en général. Bien sûr, les conditions réelles, si elles sont un peu meilleures, sont à peu près semblables parce que les Antillais, un peu comme les autres, sont regroupés dans des banlieues comme Sarcelles ou Créteil. Ils connaissent, à peu près, les mêmes conditions quoi qu’ils soient relativement protégés par le statut de citoyen français. Mais les conditions de déracinement sont à peu près les mêmes. On ne peut quand même pas dire que leur situation est aussi terrible que celle des autres immigrés en France. C’est la première observation.
La deuxième observation est que la condition même d’immigré est assez terrible partout dans le monde. Sauf dans des pays où le statut d’immigré est, en quelque sorte, un statut normal comme aux États-Unis où tout le monde est immigré. Quand on se promène dans les rues de New York, personne ne peut dire à quelqu’un d’autre » rentre chez toi » comme un Français peut dire à un Africain, comme un Allemand peut dire à un Turc ou comme un Anglais peut dire à un Nigérian. À New York, on ne peut pas le dire car tout le monde est immigré. Donc, il y a une condition d’immigré qui est apparemment plus normale sauf que souvent les immigrés, comme les parties pauvres de la population, sont ceux qui trouvent le plus difficilement du travail. Par conséquent, il y a une situation économique de base qui introduit quand même la discrimination. Dans les pays européens, le statut d’immigré est loin d’être un statut enviable.
La troisième observation fondamentale est qu’il y a deux attitudes vis-à-vis de l’immigré dans la plupart des pays européens : la première est de rejet pur et simple. C’est la position fasciste. Et la seconde est celle d’exiger de l’immigré qu’il s’intègre complètement aux normes, aux règles et même aux moeurs du pays d’accueil. Je crois que c’est une grosse erreur car un pays est grand non pas par sa force militaire ou économique mais par sa capacité d’accueil. La capacité d’accueil doit s’étendre au fait d’accepter que les immigrés disposent fondamentalement de leurs droits à l’expression culturelle, puissent vivre leur culture en l’adaptant, bien sûr, aux conditions du pays d’accueil. Les cultures s’adaptent et c’est ce que j’appelle créolisation. Mais l’intégration pure et simple me paraît une grosse erreur. Il y a donc encore beaucoup de chemin à faire. Je ne parle pas du chemin économique, mais plutôt de la possibilité pour une collectivité dans un pays donné d’exercer sa liberté culturelle.
Depuis l’antiquité, dans toutes les cultures et les histoires des peuples, les migrations ont toujours existé. Pourquoi, de nos jours, les migrations font-elles plus peur qu’auparavant, notamment en Europe, où la peur de l’autre comme immigré est instrumentalisée par la montée de l’extrême droite ?
Parce que les migrations ont pris d’autres proportions. Dans l’antiquité, il n’y avait pas la notion d’une nation enfermée sur elle-même et qui avait à se défendre contre l’invasion des misérables. Dans l’antiquité, souvent le statut d’immigré était le statut de l’esclave et les peuples ou les nations avaient besoin d’esclaves. De même, au début du siècle, le statut d’immigré était le statut du travailleur de base, les balayeurs de rue, les employés de voirie, les ouvriers de base dans les usines. Par exemple, après la guerre la France avait besoin d’immigrés nord-africains, africains ou antillais pour travailler chez Renault, pour travailler dans les voiries : il y a eu un appel pour recruter des immigrés. Tandis qu’aujourd’hui, une fois atteint le quota de travailleurs de base dont on a besoin, l’afflux des immigrés apparaît comme une menace, d’autant plus que quelque chose s’est produit qui ne se produisait pas avant : les immigrés apportent désormais en venant la revendication et la fierté de leur culture. Ce qui n’était pas le cas auparavant. Il en naît des oppositions et des conflits. D’autre part, les conditions économiques s’étant terriblement dégradées dans les pays africains, asiatiques ou latino-américains, l’afflux et la pression de l’immigration est très forte sur les pays européens, considérés comme des pays de salut. Il faut y ajouter aussi maintenant les populations d’Europe de l’Est. On n’a pas encore trouvé la manière d’équilibrer ce phénomène qui conduit à toutes les dérives que nous connaissons, notamment, l’ultranationalisme qui est la tentation de se refermer sur soi-même, de fermer les frontières, d’empêcher les pauvres et les démunis d’entrer dans le pays.
Quelle est la nuance entre les termes migrant, émigré et immigré ou immigrant ?
Le terme migrant est plus général. Quelqu’un qui va dans un autre pays avec toute la puissance de l’argent peut être un migrant. L’émigré peut être considéré comme un visiteur plus ou moins temporaire qui peut rester là définitivement tandis que l’immigrant est quelqu’un qui est poussé par la nécessité ou par le besoin. L’immigrant, c’est toutes ces personnes que l’on traque aux frontières et qu’on arrête. L’émigré c’est, par exemple, les Européens qui allaient aux États-Unis. Ce sont des immigrants aussi parce qu’ils étaient poussés par la nécessité, mais ce sont aussi des émigrés parce qu’ils n’étaient pas repoussés aux frontières. On leur autorisait aux États-Unis d’Amérique à rentrer dans le pays et à commencer à travailler. Au fond, je dirais que l’émigré est un immigrant qui trouve du travail et qui peut s’intégrer dans une société donnée.
Pour les Amériques et la Caraïbe, vous parlez du » migrant nu « , du » migrant fondateur ou armé « , et du » migrant familial ou domestique » ?
Dans les Amériques en général, il y a eu trois sortes de migrations : il y a eu le migrant armé qui est arrivé sur le Mayflower avec ses canons, ses batteries, ses armes. C’est lui qui a donné naissance au capitalisme nord-américain. Et puis, il y a eu ce que j’appelle le migrant domestique qui est arrivé avec ses casseroles, les portraits de la famille restée et qui a donné probablement le capitalisme commerçant du Sud, les Italiens, les Chinois. Et puis, il y a eu le migrant nu, c’est-à-dire le migrant qui est arrivé sans rien, démuni de tout, de ses instruments, de ses coutumes et de ses dieux. C’était le migrant africain esclave. D’une manière générale, le migrant armé a donné lieu à ce que l’on appelle l’Euro-América, c’est-à-dire le Canada, les États-Unis d’Amérique, probablement un ou deux pays d’Amérique Latine comme le Chili et l’Argentine qui se rapprochent beaucoup de l’Europe dans leur constitution. Et le migrant nu a donné naissance à ce que l’on appelle la Néo-América, c’est-à-dire l’Amérique créole, l’Amérique de la créolisation : le Brésil, la Caraïbe, une partie du Mexique. Ces différentes sortes de migrants s’interpénètrent. Dans l’Euro-América, les migrants nus ce sont des Noirs américains. Mais tout se mélange, se pénètre et nous n’avons pas encore commencé à définir réellement les structures ou les chaînes de différentes migrations.
En quoi les migrations se différencient-elles de l’exil et de l’errance, deux autres notions qui reviennent assez souvent dans votre uvre ?
L’errance est toujours un choix de vie alors que la migration est souvent le fruit d’une nécessité. L’errance est un choix, un mode de penser ou d’existence. Je ne dis pas que l’on choisit d’être dans l’errance, mais on peut avoir une propension à considérer l’errance non pas comme un manque mais comme une valeur. La migration est une autre chose : on est vraiment poussé dans la migration soit par la nécessité économique soit par la nécessité politique. On fuit les conditions dans son propre pays et, par conséquent, ce n’est pas la même chose. L’exil est une dimension qui peut frapper à la fois le migrant et l’errant. Le sentiment de l’exil vient d’un sentiment de non-nécessité dans le pays d’accueil, c’est-à-dire le sentiment que dans le pays d’accueil on est pas capable de recomposer les conditions culturelles d’existence du pays d’origine. C’est à ce moment-là que le sentiment de l’exil frappe.
L’on peut alors dire que la » créolisation » et la » relation » sont des conséquences des migrations ?
Absolument. Mais pas seulement des migrations. On peut avoir des sentiments de l’errance dans son propre pays. C’est ce que j’appelle l’exil intérieur. On peut être dans son pays, on n’est pas allé ailleurs, on est resté là, et pourtant on est coupé du mouvement du pays. Il y a beaucoup de gens qui dans leur pays sont en exil intérieur, c’est-à-dire qu’ils n’arrivent pas à s’adapter aux conditions du pays. La créolisation peut commencer quand quelqu’un, qui est dans son pays et qui n’arrive pas à se faire, commence à rêver à l’ailleurs même s’il ne bouge, même s’il ne part pas. Il commence déjà un phénomène de créolisation. Et la créolisation s’accentue avec le contact des cultures, mais le contact des cultures ne se fait pas seulement par les migrations. Le contact des cultures peut se faire par la télévision, le cinéma et les habitudes alimentaires que l’on change. On a pas besoin d’émigrer pour rentrer dans le phénomène de créolisation. La créolisation n’a pas de morale. Elle se pratique dans tous les sens. Il n’y a pas une bonne et une mauvaise créolisation.
Les mesures tant politiques qu’économiques peuvent-elle arrêter les migrations et l’Europe doit-elle continuer à avoir peur des étrangers ?
Ces mesures ne peuvent pas arrêter les migrations. La seule condition d’arrêt est l’amélioration fondamentale des conditions d’existence et de vie dans les pays qui sont sources d’immigration. Tant que la situation de l’Afrique et de l’Asie sera ce qu’elle est, il y aura les migrations. Ce n’est pas par le contrôle des frontières ou par des lois que les migrations s’arrêteront. Si les pays européens avaient fait ce qu’ils devaient faire, c’est-à-dire cesser d’exploiter les pays du Tiers-Monde et contribuer à leur développement, c’est sûr que les migrations s’arrêteraient. Ou alors, l’immigration serait volontaire et n’aurait plus le caractère de pression qu’elle a actuellement. On aura beau multiplier les répressions, l’immigration continuera parce que les conditions d’existence intellectuelle, économique dans les pays d’origine d’Afrique et d’Asie sont telles que les gens sont poussés vers le mirage des pays européens. Aucune mesure, à mon avis, ne pourra arrêter l’immigration. La seule solution est de faire carrément de ces pays des pays normaux. Les pays africains ne sont pas des pays normaux de ce point de vue là. Ce sont des pays à forte richesse naturelle et un degré de pauvreté absolument impensable. Même si les pays occidentaux ont vaguement cette idée, ils sont incapables de se réunir pour la mettre en acte.
Pensez-vous que cette présence de l’étranger ou de l’autre en Europe peut modifier la conception identitaire que l’Europe a d’elle-même ?
Absolument. Même si les gens n’en ont pas conscience, ils changent. Les gens en Europe, par exemple, ont cessé de danser la java. Ils dansent le reggae ou écoutent, maintenant, du rap. De nos jours, il y a un rap français, un rap allemand, et cela change forcément la mentalité des gens. Même les gens qui sont racistes et fascistes sont changés par les conditions d’expression de l’immigration dans les pays européens. Aux États-Unis d’Amérique, même un Blanc fasciste danse comme un Noir, il ne danse pas comme un Suédois. Il y a tout un processus d’imprégnation et de mixité dans les populations qui fait que les choses ne restent pas à l’état où elles sont ou étaient.
Il y a-t-il des raisons évidentes pour la percée de l’extrême droite en Europe ?
La raison évidente est que partout les gens sont habitués à un système de territorialisation, de nationalisme qui est un système très puissant parce qu’il existe depuis, à peu près, le XVIIe siècle. Toute l’Europe a ses expériences du nationalisme et de territorialisation, qui ont d’ailleurs conduit à des guerres intestines terribles. Et toutes ces expériences ne peuvent pas accepter, d’un seul coup, les idées de partage et d’échange. C’est normal qu’il y ait des sortes de déferlements et de rejets. On en a encore pour un certain temps. Il ne faut pas croire que cela va s’arrêter d’un seul coup. Le mouvement même d’échange fait que la créolisation est imparable. Et que de plus en plus, les résistances à la créolisation vont diminuer, peut-être diminuer en quantité mais peut-être se renforcer en intensité parce que plus la bougie s’éteint, plus elle lance des flammes.
Vous opposez mondialisation à ce que vous appelez mondialité. Quelle est la nuance de cette opposition ?
L’opposition pour moi est évidente. La mondialisation, c’est les conditions d’existence des peuples d’aujourd’hui dans un Tout-monde enfin réalisé, c’est-à-dire un Tout-monde complet et total. Il n’y a plus de pays inconnus sur la carte. Il n’y a plus de zone blanche. Les terrae incognitae n’existent plus. On sait tout ce qu’il y a. Même lorsqu’on ne connaît pas la situation des Indiens de l’Amazonie réelle, on sait quelle est cette situation. Dans ces conditions-là, bien sûr, quelque chose s’est passé qui est effarant. Les conditions d’exploitation des peuples ont changé. Ce ne sont plus les conditions du colonialisme, c’est-à-dire l’envahissement ou la mise sous coupe militaire des territoires. L’exploitation économique se fait par des sociétés transnationales que personne ne connaît, dont on ne voit ni le centre ni les moyens d’action qui sont réels. Il y a une invisibilité des systèmes d’oppression alors que l’oppression est très visible car on voit bien ce qu’elle est. Par conséquent, cette mondialisation est une espèce de transfert des anciennes oppressions par des nations à des oppressions actuelles par des systèmes imperceptibles, invisibles. Même si certaines nations comme les États-Unis d’Amérique, la Chine, l’Allemagne ou les puissances européennes apparaissent visiblement comme des lieux de décisions, nous savons que les lieux de décisions réelles ne sont pas là. Nous savons que les décisions réelles sont prises par des gens dont nous n’entendrons jamais parler. La mondialisation est donc la réduction par le bas, c’est-à-dire la tentative de ramener tout le monde au même désir, que ce soit des désirs alimentaires ou des désirs sportifs. Et par conséquent, on tente d’égaliser les constituants de la créolisation par le bas, c’est-à-dire de faire qu’un Chinois s’habille comme un Lapon, un Lapon comme un Pyrénéen, un Pyrénéen comme un Sénégalais, ou encore manger des produits internationalisés que tout le monde consomme. Par exemple en télévision, le monde entier a consommé Dallas à un moment ou à un autre. Tout le monde a consommé des produits qui n’avaient aucune caractéristique sauf d’être acceptables par tout le monde. C’est ça la mondialisation.
La mondialité serait, selon vous, la meilleure manière de contrer ou de réagir contre cette terrible mondialisation ?
La meilleure manière de réagir n’est pas de s’enfermer dans les limites de sa propre identité ou de ses spécificités. Pour moi, la meilleure manière de lutter contre la mondialisation serait d’avoir une poétique de la mondialité, c’est-à-dire de se dire et de savoir que c’est en mettant en commun les imaginaires du monde entier que l’on va lutter contre les abaissements et les égalisations par le bas de la mondialisation. La mondialité est donc le sentiment que mon imaginaire et l’imaginaire du voisin se touche, se complète, se change mutuellement, et c’est dans cet échange, dans cette complétude mutuelle que nous pouvons trouver des espaces pour vivre réellement nos diversités tout en les convenant les unes aux autres. La poétique de la mondialité est le contraire de la mondialisation. La mondialisation est donc le caractère négatif de la mondialité qui est une poétique du Tout-monde à l’heure actuelle.
Que peuvent faire les pays qui ont une certaine infériorité technologique pour résister à cette uniformisation des valeurs que la mondialisation leur impose ?
C’est un problème factuel et ponctuel. Il est probable que dans beaucoup de pays, les gens soient laminés par une hypertechnicité qu’ils ne contrôlent pas. Ce n’est pas en refusant la technicité qui nous est imposée que nous allons trouver une solution. Il y a peut-être des trésors d’imagination à dépenser pour que des communautés à qui l’on impose une technicité puissent trouver leur propre chemin dans celle-ci. Il y a beaucoup de petits pays qui le font. Hier, je voyais à la télévision un reportage sur l’Île de Man. L’île de Man est une île située entre l’Angleterre et l’Irlande dans la mer du Nord. C’est une île perdue mais qui a réussi de manière fantastique à s’imposer, à imposer ses décors, sa nature comme un des centres du cinéma mondial. De même, à un moment donné, les pays du Pacifique avaient imposé leurs pays comme des centres d’informatique. Ils ont imposé cela de telle manière qu’ils ont préservé à la fois leur culture et ils ont fait que cette culture serve à leur rapporter quelque chose. Autrement dit, ils n’ont pas refusé la mondialité, mais ils ont essayé de contourner la mondialisation. Cela peut échouer ou réussir, mais en tout cas, il me semble que c’est dans ce sens que les peuples doivent aller, c’est-à-dire se servir de la mondialité pour préserver ce qu’il y a en eux.
Sur le plan économique, on réduit assez souvent la mondialisation au libéralisme ?
La mondialisation est le caractère absolument négatif et pernicieux de ce que j’appelle mondialité. Et par conséquent, la mondialisation ce sont les multinationales, les multinationales c’est le néolibéralisme, c’est-à-dire les plus forts gagnent. Mais il ne faut pas mettre la mondialité sur le même pied d’égalité que la mondialisation. La mondialisation est totalement négative. Elle ne présente aucun avantage.
Est-ce que malgré ces effets pervers, la mondialisation ne présente pas une chance pour les continents comme l’Afrique d’avoir accès à la technologie ?
C’est la condition sine qua non. Mais il faut avoir accès à la technologie en ayant le sentiment, la conscience, la lucidité de considérer que cet accès doit être adapté aux conditions du pays. C’est avantageux si on peut adapter le livre ou l’internet aux conditions des pays.
Maryse Condé disait que la négritude* était pour les cultures noires une première forme de mondialisation parce que les Noirs du monde entier essayaient de se retrouver autour d’un projet commun.
Je ne connais pas bien la pensée de Maryse Condé. Je crois que la négritude, comme mouvement, a été totalisante et globalisante. C’est d’ailleurs un peu ce que l’on peut lui reprocher. Dans la négritude, tous les nègres sont pareils : comme disaient les Blancs au début du siècle, tous les nègres se ressemblent. Je pense qu’un Noir brésilien n’est pas pareil à un Noir américain ni à un Noir sénégalais. Il y a des différences. Le caractère généralisant et globalisant de la négritude me paraît dépassé.
Aujourd’hui, un continent aussi riche que l’Europe se réunit autour d’une politique, d’une économie et d’une monnaie commune, tandis que l’Afrique n’a pu faire aboutir le projet du panafricanisme.
Le panafricanisme a échoué parce que l’Afrique a essayé de construire ce projet d’un point de vue idéologique. Le panafricanisme, c’est de l’idéologie. L’Europe ne l’a pas fait d’un point de vue idéologique. L’Europe l’a fait concrètement, sur des bases réelles : la monnaie. Bien sûr, avec des refus dans certains pays, mais l’Europe n’a pas eu une idéologie de l’européisme. L’Europe s’est toujours considérée comme un mécanisme économique et social qui n’a rien avoir avec l’idéologie. Le panafricanisme ne pouvait pas marcher parce que c’était une pure idéologie qui ne tenait pas compte des conditions réelles des pays africains.
Le panafricanisme repensé avec beaucoup plus de réalisme et de pragmatisme peut-il donner un nouveau sens à l’histoire africaine ? Ou comme projet, peut-il nourrir ce dont le président sud-africain Thabo Mbeki nomme le renouveau africain ?
Ce sont nos désirs. On se dit que cela va peut-être marcher, mais je ne suis pas sûr parce que les conditions dans chaque pays ne sont pas telles que l’on puisse y croire. Le monde est imprévisible et les Afriques aussi sont imprévisibles.
Ne doit-on pas repenser l’État-nation et l’ethnicité dans ce nouveau projet africain ?
Je crois qu’il faut dépasser la notion d’État-nation. Le malheur de l’Afrique est qu’elle s’est décolonisée sur la base des États-nations. Et immédiatement après, ces États-nations se sont opposés entre eux et ont commencé à se massacrer, à s’égorger alors que le génie culturel africain, à mon avis, ne passe pas par la conception d’un État-nation. Par exemple, les grands empires africains étaient des sortes de confédérations qui incluaient l’idée des peuples-nations, mais pas l’idée des États-nations. Lorsque la décolonisation s’est faite, elle a abouti à des États-nations sous l’influence d’ailleurs de l’ancien colonisateur qui a tracé des traits et des frontières. Il me semble que c’est l’un des drames de la décolonisation en Afrique : l’aboutissement à des États-nations qui ne correspondent pas à la culture africaine.
Avec le 11 septembre, on peut parler de catastrophe dans l’Histoire des Etats-Unis. Quelles conséquences pour la mondialisation, les migrations et les identités ?
Je crois que nous réfléchissons encore dans les termes du XIXe ou du XXe siècle. Je crois que le monde est imprévisible. Je crois que n’importe quoi peut se passer n’importe où. C’est une chose à laquelle nous ne sommes pas habitués. Cinq minutes avant l’effondrement de l’Union soviétique, personne n’aurait pensé qu’elle aurait implosé. Trois secondes avant les coups de pioche sur le mur de Berlin, personne n’aurait pensé que le mur de Berlin allait tomber. Les puissances économiques sont d’une fragilité incroyable. Il est possible que les États-Unis d’Amérique implosent à leur tour. On ne dit pas que cela va arriver. Mais c’est possible. Nous vivons tous maintenant dans la perspective ou, du moins, dans le possible de la catastrophe, de n’importe quelle sorte de catastrophe : catastrophe économique, catastrophe naturelle, catastrophe politique, catastrophe militaire. Donc, l’idée même de catastrophe est une idée fondamentale pour nous. Il nous faut appendre à vivre avec cette idée : qu’est-ce qu’on fait en cas de catastrophe ? Par exemple, quand il y a eu le tremblement de terre de Lisbonne au XVIIe siècle, s’il n’y avait pas eu les textes de Voltaire, personne ne l’aurait su en Europe, tandis que maintenant quand il y a une inondation en Chine, nous le savons immédiatement. Nous savons même le nombre de victimes. Nos sensibilités en sont imprégnées. Il y a toujours eu des inondations, mais avant on ne le savait pas. Les consciences n’en étaient pas imprégnées. Le 11 septembre est plus frappant parce que la catastrophe frappe dans un centre de la domination mondiale. Nous vivons désormais dans l’idée de la catastrophe et de l’imprévisible de la catastrophe politique, militaire ou sous forme d’incendies monstrueux.
Face aux inévitables migrations, à la mondialisation à laquelle vous opposez la mondialité, à la catastrophe imprévisible, comment les poétiques littéraires ou artistiques peuvent-elles construire ou déconstruire un nouvel imaginaire humain ?
Je crois que dans les conditions actuelles, la possibilité pour l’esprit, et par conséquent, pour l’art et la littérature est de proposer des changements radicaux à l’imaginaire des humanités. Le premier changement est qu’il n’y a plus de possibilités d’identités fixes, définitives et exclusives. Ce que je résume en disant : je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre ni me dénaturer. C’est difficile à concevoir et à accepter, et il me semble que c’est le rôle de l’art, de la littérature et de la pensée que de proposer ce changement qui est un changement fondamental sans lequel aucun autre changement ne sera possible. Je dis qu’il n’y a pas de solution politique, militaire, économique ou culturelle dans le monde, si on n’opère pas ce changement dans les imaginaires. Le deuxième changement dans l’imaginaire est de proposer qu’il faut renoncer à l’idée qu’on va mettre le monde en plan, qu’on va prévoir tout et qu’on va trouver des solutions à l’avance. La pensée occidentale a vécu depuis le XVIIe siècle dans l’idée qu’il faut connaître le monde pour le changer. Or, on sait maintenant qu’on ne peut pas connaître le monde parce qu’il est imprévisible, parce qu’il est catastrophique. On ne peut pas connaître le monde parce que c’est un chaos-monde. Et la troisième opération de l’imaginaire est qu’il faut renoncer à l’idée qu’on va globalement connaître le monde pour le changer. Et ces fonctions, ces changements de l’imaginaire des humanités, il me semble que c’est dans la pensée et dans la littérature qu’on peut commencer à les mettre en acte.
* Cf. Maryse Condé, » Globalisation et diaspora « , Afrique : regards croisés, regards pluriels, Revue Diogène, nº 184, Gallimard, Paris, 1998, pp. 29- 36. ///Article N° : 2842