Sylvie Kandé entre deux rives

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Sylvie Kandé

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Révélée au public en 2000, avec l’étonnant Lagon lagunes (postface de Glissant), Sylvie Kanderevient onze ans après, avec une épopée en trois chants : La quête infinie de l’autre rive, qui est une médiation poignante sur la passion de l’ailleurs, avec en creux une interrogation : que serait le visage de notre monde contemporain si l’expédition de Bata Manden Bori vers l’Amérique avait triomphé.
Lire la Phase critique de Nimrod : [ici]

Votre premier texte était dédié à Marie Ndiaye ; le second est dédié au grand historien Joseph Ki-Zerbo. Est-ce que ce jeu de dédicace entre l’écrivain et l’historien ne résume pas finalement votre propre itinéraire ?
À la relecture d’En famille, je reste très émue par la finesse d’analyse et la créativité formelle déployées par Marie Ndiaye dans ce grand roman du métissage au féminin. Ce texte m’incita à reconstruire, sous forme de fragments et en prose poétique, une autre expérience métisse, celle d’une femme née en métropole au milieu des tensions suscitées par la guerre d’Algérie et les indépendances africaines, et travaillée de surcroît par son « aventure ambiguë » avec l’Afrique : c’est Lagon, lagunes. Avec Joseph Ki-Zerbo, c’est encore d’indépendance qu’il s’agit. Celui-ci a en effet oeuvré pour l’institutionnalisation de l’histoire africaine et ce, dans un esprit à la fois scientifique et militant – convaincu qu’il n’était que le matériau du passé et la discipline historique étaient indispensables à l’invention et à la préservation d’une véritable liberté. Dans une allocution prononcée au Congrès de l’Association des historiens africains à Bamako en 2001, cet éminent historien burkinabè déclara : « Dans les Tarikhs, il y a des épisodes vécus par les princes des empires du Mali et de Gao, qui sont d’un pathétique à vous couper le souffle et où la réalité dépasse la fiction. Je m’étonne qu’aucun scénariste n’ait encore été tenté par des séquences épiques de cette grandeur » (1). Sans doute avais-je ces propos à l’esprit quand j’ai entrepris d’écrire La quête infinie de l’autre rive, une fiction qui se situe aussi dans le droit fil d’un de mes précédents essais, consacré à la notion de caste dans l’oeuvre d’Ahmadou Kourouma (2).
À mon sens – et cette opinion tient tant à ma formation académique qu’à mon vécu – la fiction et la critique littéraire, l’histoire et la littérature font rhizome. Et quand l’histoire se tait par manque d’archives ou par souci d’objectivité, la littérature, elle, peut prendre le relais et rendre palpables des mondes, des rêves, des singularités. Prenons par exemple les Lézardes du temps, une nouvelle de Shams Nadir sur la révolte des Zanj dans l’Iraq du 9ème siècle ; le roman de Gisèle Halimi, La Kahina sur une résistante berbère à l’occupation arabe de l’Afrique du nord ; celui d’Abdoulaye Mamani, Sarraounia sur une reine azna qui éluda la colonne Voulet-Chanoine ; celui d’André Schwarz-Bart sur une marronne guadeloupéenne exécutée en 1802, La Mulâtresse Solitude. Toutes ces fictions ont « choisi de s’établir dans les plis du savoir historien », selon l’expression d’Emmanuel Bouju – un savoir (en l’occurrence fort ténu) qui est convoqué, non comme une fin en soi, mais de façon transitive. Car ce que la littérature apporte, c’est une mise en spectacle et une mise en crise de la langue, cette autre dimension qui, comme le temps ou l’espace, agit sur nos visions particulières de la liberté.
Une autre remarque : dans Lagon, lagunes, vous procédiez à un parallèle entre le métis et « l’Albatros » de Baudelaire ; ici vous mettez en perspective le voyage d’Aboubakar et la quête contemporaine de l’Eldorado des jeunes Africains. Qu’est-ce qui justifie ce parallélisme ? Qu’est-ce qui unit ces deux voyages ?
Bouleversée par ce qui semble être un changement paradigmatique dans l’histoire de l’immigration – les tentatives faites par des dizaines de milliers d’hommes et de femmes pour rallier l’Europe en pirogue depuis les côtes d’Afrique de l’ouest ou du nord – je me suis intéressée de très près aux récits de rescapés ainsi qu’aux rapports de sauveteurs et de témoins. Les effets de convergence entre toutes ces histoires, leurs points communs et redondances m’ont paru liés non seulement aux conditions spécifiques du voyage, mais à des positions philosophiques, à des représentations de soi et du sens de l’existence analogue chez les voyageurs. Ces synergies laissant supposer l’existence d’une matrice narrative, je me suis mise en quête de ce méta-récit qui circulait, diffus, en contrebande si j’ose dire, et chaque fois réactualisé d’une histoire individuelle de traversée à une autre. Dans La quête infinie de l’autre rive, l’histoire débute donc en fait au troisième chant qui évoque une situation contemporaine, puis elle revient sur ses pas pour reconstruire un méta-récit qui n’est bien sûr jamais triomphant, mais bien au contraire clivé, hésitant, parodique parfois – celui de la traversée de l’Atlantique par l’empereur mandingue, Aboubakar II, alias Bata Manden Bori.
La quête infinie s’ouvre par un avant-propos dans lequel l’empereur du Mali, Mansa Moussa, s’explique sur la manière dont il est arrivé au pouvoir. Cette histoire est-elle apocryphe ?
En 1325, l’empereur du Mali, Mansa Moussa fit un pèlerinage à la Mecque si fastueux que cinquante ans plus tard il figure, une énorme pépite d’or à la main, sur le portulan d’Abraham Cresques – un document iconographique qui sera maintes fois copié en Europe. L’historien arabe al-Omari (1301-1349) rapporte dans son encyclopédie (3) l’interview que Mansa Moussa, de passage au Caire, accorda au gouverneur de la ville, Ibn Amir Hajib. Pour expliquer son inorthodoxe accession au pouvoir, Moussa déclara que son prédécesseur, se refusant à croire que la mer était sans limites, avait lancé deux expéditions maritimes de reconnaissance et disparu avec la seconde. Après avoir longtemps assuré la régence, Moussa aurait donc pris le commandement suprême de l’empire.
Le principe du « testis unus, testis nullus », la nature exogène et distanciée du témoignage (al Omari était en Syrie au moment de l’entretien qui aurait eu lieu en fait en 1324) rendent cette histoire apocryphe. Par ailleurs, les sources orales ne mentionnent généralement pas l’existence d’Aboubakar II. Ki-Zerbo compte cependant ses expéditions au nombre des hauts-faits de l’empire du Mali (4) et pour Djibril Tamsir Niane, le nom non-musulman de l’empereur, Bata Manden Bori, révèle un système de descendance matrilinéaire (5). Dans son fameux ouvrage intitulé They came before Columbus (1976), Ivan van Sertima s’est attaché à prouver la plausibilité technique de la traversée de l’Atlantique en pirogue au 14ème siècle. Il a encore mis les visages africains de la statuaire colossale olmec au compte d’une importante présence malinké en Amérique centrale précolombienne. Un autre historien, Jean Devisse (qu’on ne saurait taxer d’afrocentrisme) estimait le récit d’al-Omari « très vraisemblable » (6).
Avec La quête infinie de l’autre rive, mon propos n’était pas d’entrer dans ce débat, mais de réfléchir sur la traversée de l’océan par Mansa Aboubakar (alias Bata Manden Bori) comme projet poétique, comme hubris, comme défi à toutes les rives, à toutes les frontières, même celles qu’on dit naturelles ; en somme, comme défi à la finitude de la destinée. Toutes choses qui nous renvoient, je crois, aux préoccupations des passagers sur les « cayucos de la mort » contemporains.
La geste d’Aboubakar le second s’arrête au second chant ; au troisième, apparaît de temps à autre dans le récit la deuxième personne du singulier (p 89, par exemple). Comment entendre cette rupture ?
Loin de moi l’idée d’écrire une épopée nationaliste et masculiniste où un narrateur omniscient célébrerait les prouesses du chef d’un peuple uni par un projet de conquête. D’où mon choix de stratégies narratives : la geste d’Aboubakar est racontée à deux reprises avec sept fins possibles, quoique toutes ne soient pas révélées. Je donne à cet hypothétique empereur plusieurs profils possibles. J’ai multiplié les narrateurs, et les voix de femmes sont puissantes par leur éloquence ou dans leur concision. Dans les barques que j’ai imaginées (celles de jadis et celles d’aujourd’hui) il y a souvent débat, rarement consensus : les interlocuteurs s’interpellent, se corrigent, reprennent un récit interrompu par une longue parenthèse, se remémorent
la terre qu’ils ont laissée, s’insurgent contre le Mansa ou le capitaine, parfois même s’assassinent. L’empereur, comme tout autre passager, peut être tutoyé ; il est parfois tutoyé et vouvoyé dans la même phrase. A la page 89, mon intention était d’évoquer un « coxeur », c’est-à-dire d’un rabatteur de clients pour un passage en pirogue de la côte africaine à « Barça » (7), qui, avec un mélange de mépris, de cupidité et de mauvaise foi, encourage un chômeur au départ.
Dans l’avant-propos de La quête infinie de l’autre rive, vous faites allusion au poème néo-épique. Est-ce un nouveau genre littéraire ?
On pense généralement que l’épopée, long poème narratif, est un genre frappé d’obsolescence, parce que le roman aurait monopolisé la narrativité longue, tandis que la poésie se serait spécialisée dans le lyrisme ou la recherche sur soi, dans et par le langage. Or, l’épopée est bien représentée au 20ème siècle, comme l’attestent des textes tels que le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, le Chant général de Pablo Néruda, Vents de St-John Perse, Omeros de Derek Walcott. On lira d’ailleurs avec profit des développements sur ces questions, nuancés et riches, dans l’ouvrage collectif dirigé par Saulo Neiva, Désirs et débris d’épopée au 20ème siècle.
À mesure que j’écrivais La quête infinie de l’autre rive, il m’a semblé y reconnaître une épopée – genre par définition composite. Dans mon avant-propos, j’ai présenté ce texte comme un poème néo-épique pour le positionner sur la carte générique, tout en me démarquant de l’idéologie qui sous-tend des épopées telles que La Chanson de Roland, la geste de Soundiata Keita, La Franciade de Ronsard, les Lusiades de Luis Vaz de Camoes, l’épopée de Chaka ou celle de Samba Gueladio Diegui. En effet, dans leurs grandes qualités littéraires respectives, tous ces textes ont peu ou prou l’ambition de légitimer l’occupation d’un territoire pris de force à un adversaire et de définir une identité collective par rapport à un pouvoir hégémonique.
D’ailleurs d’où vous vient le goût pour le genre épique ?
L’épique n’est pas qu’un genre : c’est d’abord un imaginaire qui « se refuse à croire qu’il est impossible de découvrir l’extrême limite de l’Océan et brûle de le faire ». Le mythe n’y est pas éliminé au profit de l’histoire, les deux ayant souvent, même en historiographie, partie liée (songeons au mythe de Cham et à la traite esclavagiste ; à Faust et à la guerre technologique.) Échappatoire vers le passé que l’épopée ? Bien plutôt « éclaircie dans l’apparence qu’obnubilent les préoccupations de la circonstance et les intérêts pratiques », comme le propose Daniel Madelénat (8). Tentation de l’hyperbole en tout lieu où la litote est devenue synonyme de bon goût, l’épique aime les mots à la beauté grave, la seule qui convienne à ceux qui se haussent à la hauteur du destin qu’ils s’inventent à partir de rien. L’épique, rebelle à la tyrannie du ludique, recueille encore la voix ténébreuse des dieux, la frénésie des puissances d’eau et de vent, le « souffle » enfin de tous ces hommes et femmes, embarqués dans leur quête. J’ajouterai que la qualité aurale/orale, l’art du formulaique de ces textes mixtes que sont les épopées, à commencer par l‘Illiade et l’Odyssée, me séduisent tout particulièrement : j’ai donc voulu écrire un texte « lisable », pour reprendre un terme que la poésie de Christian Prigent par exemple récuse.
Edouard Glissant a écrit la postface de Lagon, lagunes. On sait combien il était obsédé par l’épopée. En quoi peut-on mesurer son influence sur votre travail littéraire ?
C’est dans les Entretiens de Bâton Rouge avec Alexandre Leupin qu’Edouard Glissant a le plus récemment développé sa pensée de l’épopée. Admettant volontiers que l’épopée canonique s’adresse à la conscience nationale, il insiste néanmoins sur la vulnérabilité de cette conscience au moment où s’élabore le grand poème qui est censé se mettre à son service, lequel chante non la victoire d’un peuple en train d’advenir, nous dit-il, mais paradoxalement sa défaite. (C’est évidemment le cas de la Chanson de Roland, pour ne prendre que cet exemple.) Glissant conclut en appelant de ses vœux une nouvelle épopée : « Notre communauté commençante et combien menacée, est ce qui est et sera le Tout-Monde. L’épique moderne en dit la conscience et la parole chahutée. » (9) Les Indes sont, je crois, une superbe illustration de la forme que peut emprunter cette « épopée du Tout- Monde ».
L’influence conceptuelle et poétique d’Edouard Glissant sur mon travail est importante. Dans sa vision de l’identitaire, il y a place tout à la fois pour la mémoire du calvaire qu’était le métissage de par ses liens avec l’esclavage et la colonisation, et pour le dépassement de cette mémoire par sa recontextualisation dans l’immense réseau en mouvance infinie autant qu’imprévisible qu’il a appelé la « créolisation ». En outre, ses textes m’ont enseigné que la poésie, plutôt qu’un genre, est une attitude devant la vie et les autres : de fait, la sienne parcourt ses essais théoriques, ses romans aussi bien que ses recueils de poèmes. Je lui sais gré de s’être fait le « champion de mon travail » pour reprendre l’expression de Julia Waters (10), et de m’avoir fait promettre de continuer à écrire. Avec La quête infinie de l’autre rive, je crois avoir tenu parole.
1. H-French colonial- HYPERLINK « http://h-net.msu.edu-«  Ki-Zerbo « Ultima Verba », mis en ligne le 11 décembre 2006. Le Ta’rikh al-fattash et le Ta’rikh al-Sudan sont deux chroniques historiques d’importance majeure, produites au 17ème siècle à Tombouctou.
2. S. Kandé « Caste as a subtext in Ahmadou Kourouma’s Suns of Independence and Monnew », Medievalism in the Postcolonial World: The Idea of « the Middle Ages » outside Europe, sous la direction de Nadia Altschul & Kathleen Davis. Baltimore: John Hopkins U. Press, 2009: 301-324.
3. Masalik el Absar fi Mamalik el Amsar.
4. J. Ki Zerbo Histoire de l’Afrique noire. D’Hier à Demain. Paris: Hatier, 1978, p. 135.
5. D.T. Niane « Recherches sur l’empire du Mali au Moyen Âge ». Recherches Africaines (janvier-décembre 1959), p 40.
6. Jean Devisse « Les Africains, la mer et les historiens », Cahier d’Études Africaines, 115-116, XXIX-3-4, 1989, pp. 413 & 414
7. Barça: Barcelone, l’Europe.
8. D. Madelénat « Présence paradoxale de l’épopée: hors d’âge et sur le retour ». Désirs et débris d’épopée au 20ème siècle, sous la direction de Saulo Neiva. Bern: Peter Lang, p 391. Voir aussi S. Neiva « Entre obsolescence et réhabilitation: péripéties de l’épopée au 20ème siècle », ibidem p 3-22.
9. E. Glissant avec Alexandre Leupin. Les entretiens de Baton Rouge. Paris: Gallimard, 2008, p. 78.
10. J. Waters « Packaging the Francophone’African’ Novel; A New Exoticism? » Tales, Tellers and Tale-Making. Saarbrucken: VDM, 2010, p. 33.

1. H-French colonial- [ici] Ki-Zerbo « Ultima Verba », mis en ligne le 11 décembre 2006. Le Ta’rikh al-fattash et le Ta’rikh al-Sudan sont deux chroniques historiques d’importance majeure, produites au 17ème siècle à Tombouctou.
2. S. Kandé « Caste as a subtext in Ahmadou Kourouma’s Suns of Independence and Monnew », Medievalism in the Postcolonial World: The Idea of « the Middle Ages » outside Europe, sous la direction de Nadia Altschul & Kathleen Davis. Baltimore: John Hopkins U. Press, 2009: 301-324.
3. Masalik el Absar fi Mamalik el Amsar.
4. J. Ki Zerbo Histoire de l’Afrique noire. D’Hier à Demain. Paris: Hatier, 1978, p. 135.
5. D.T. Niane « Recherches sur l’empire du Mali au Moyen Âge ». Recherches Africaines (janvier-décembre 1959), p 40.
6. Jean Devisse « Les Africains, la mer et les historiens », Cahier d’Études Africaines, 115-116, XXIX-3-4, 1989, pp. 413 & 414
7. Barça: Barcelone, l’Europe.
8. D. Madelénat « Présence paradoxale de l’épopée: hors d’âge et sur le retour ». Désirs et débris d’épopée au 20ème siècle, sous la direction de Saulo Neiva. Bern: Peter Lang, p 391. Voir aussi S. Neiva « Entre obsolescence et réhabilitation: péripéties de l’épopée au 20ème siècle », ibidem p 3-22.
9. E. Glissant avec Alexandre Leupin. Les entretiens de Baton Rouge. Paris: Gallimard, 2008, p. 78.
10. J. Waters « Packaging the Francophone’African’ Novel; A New Exoticism? » Tales, Tellers and Tale-Making. Saarbrucken: VDM, 2010, p. 33.
///Article N° : 9997

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