Mohamed Zineddaine : « des faisceaux de lumière sur des questions que je me pose »

Entretien avec Olivier Barlet à propos de La Guérisseuse

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Quatrième long métrage du réalisateur marocain Mohamed Zineddaine, La Guérisseuse est un film fascinant qui brasse large mais ne se laisse pas cerner d’entrée. D’où l’intérêt de rencontrer son réalisateur.

Une usine énorme, qui fume et libère des explosions, comme de grands pets de pollution. A ses pieds, un quartier ouvrier rivé à l’usine, son poumon. Les êtres que nous allons rencontrer le temps d’un film sont à la merci de l’industrie des phosphates marocains. Ils tentent de survivre dans la rudesse d’un monde où le sentiment n’a pas lieu d’être. De fait, Abdou et Naïma sa copine ne peuvent flirter que sur la terrasse, à l’abri des regards. Mbarka (= la guérisseuse) paye un poissonnier pickpocket, petit malfrat local, Ch’aayba, pour coucher avec elle et se prend à l’aimer. Lui n’hésite pas à la voler. Quand à Abdou, il est le fils adoptif de Mbarka mais elle s’adresse à lui colérique, comme à un employé, et l’empêche d’étudier… C’est tout ce monde qu’installe tranquillement Mohamed Zineddaine autour de l’usine, dans cette ambiance de Metropolis. Pas de psychologie : nous ne saurons pratiquement rien des personnages et de leur histoire. Pas de naturalisme non plus : le réel est là mais comme un prologue, pour mettre en place la tragédie populaire qui arrive sans crier gare.

Que Mbarka soigne-t-elle ? Les gens du quartier, certes, à la fois magnétiseuse, herboriste et infirmière. Mais au-delà ? Quel rôle joue-t-elle pour l’avenir de cette société ? Sa fragilité mais aussi sa beauté est son besoin d’amour. Quand elle soigne, elle chasse la maladie sans toucher le malade, mais elle peine à apporter à ses proches la spiritualité qu’elle mobilise pour soigner. Et Abdou, que Naïma tente d’alphabétiser et attend au car vers l’ailleurs, que cherche-t-il au-delà de sa bande de copains qui se saoulent la gueule le soir de l’Aïd, lorsqu’on allume des feux dans les rues pour les méchouis, que l’orage gronde et que le sang s’écoule de partout ?

Le sang du sacrifice, c’est le sang du peuple asservi et abruti. Quelle vérité morale ou métaphysique cette tragédie porte-t-elle, si ce n’est la dure constatation d’un avenir bouché ? Le non-dit et l’ambiguïté règnent car il ne s’agit pas de définir mais d’évoquer ce que chacun a dans les tripes dans ce monde d’incertitude. Une folle les observe, qui ne pipera mot mais traverse le film, comme le réalisateur qui regarde le monde sans le juger, sans condescendance ou mépris mais sans complaisance. Ce sont les seuls moments musicaux, des accents de guembri.

La Guérisseuse poursuit à travers ses personnages à fleur de peau l’approche très physique que Mohammed Zineddaine avait développée dans Tu te souviens d’Adil ? (2008) où Adil jouait avec le feu, film qui poursuivait déjà le malaise, le spleen et la confusion de cet ovni expérimental qu’était Réveil (2004). Zineddaine aborde ici les questions du pouvoir et de l’obscurantisme, de la banalité de la vie dictée par d’autres d’autres : « Sous toutes ses formes, le pouvoir est une bête féroce qui mange ses petits ». Il s’affirme ainsi comme un cinéaste au regard acerbe et sombre sur une société qui n’offre à ses jeunes ni l’espoir ni la spiritualité qui leur permettraient d’affronter un futur incertain.

 

Votre cinéma n’est pas un cinéma de la psychologie. Il est physique. C’est très visible dans La Guérisseuse. Il y a la dureté sociologique et le développement d’une intrigue, mais on n’est pas dans le roman.

Effectivement, le fond de la toile n’est pas psychologique. Les problèmes font surface tout de suite. Dans ce film, ce qui m’importait était de prendre le spectateur par la main et le faire cheminer dans le décor. Il me fallait orienter le spectateur. Tout est triché dans le film : l’usine est à 300 km du quartier. Le drapeau marocain a été ajouté dans plusieurs lieux pour assurer une continuité : le cimetière, le quartier, l’usine, le train… C’est aussi le son qui fait le lien. Elias Canetti est pour moi une référence fondamentale, notamment Masse et puissance et Les Voix de Marrakech qui est une nouvelle sur le son. C’est une réécriture après le tournage. J’ai retravaillé le son avec un sound designer.

On remplace souvent le son par la musique mais dans La Guérisseuse, il n’y a de musique que lorsque la folle est à l’écran.

Mon coproducteur voulait de la musique. Pour moi, la musicalité était sociale : dans l’usine, les enfants, le train. C’est lorsque dans un studio j’ai vu qu’il n’y avait aucune industrie, pas un clou, dans un guembri, le violon des Gnawa aux accents de contrebasse, que je me suis dit que ce son désertique, de genèse, pouvait correspondre à la folle. J’ai pincé les cordes avec les doigts et c’est la musique qu’on a dans le film.

L’usine fait penser à Metropolis : elle détermine la vie, en même temps que la pollution de l’environnement.

Oui, le mal-être ouvrier couvre aussi les générations futures. C’est une autre façon de faire voir la mine. Sans la voir, on sent l’usine dans la peau des personnages.

Tous les personnages sont travaillés par une incertitude, du non-dit, de la suspicion. Rien n’est jamais clair. Cette usine bouffe la vie des individus : ils n’ont plus ni espoir ni spiritualité.

J’aime caresser les choses plutôt que les montrer. C’est quand on mâche tout qu’on devient arrogant et vulgaire. Le non-dit, c’est de l’eau pour le spectateur assoiffé. Plus on lit un grand roman, plus on est dedans. C’est une question de sincérité : celle de l’écrivain construit celle du spectateur.

Vous parliez de caresse. Abdou se caresse, sans doute en pensant à Naïma. Et la mère arrive qui commence à le caresser en observant qu’il a grandi. Il est mal et sort de la chambre. Quel est l’enjeu de la scène ?

Il fallait qu’Abdou quitte la maison de Mbarka, que le rapport se casse, pour ouvrir à un vrai conflit entre les trois : Abdou, Mbarka et son amant Ch’aayba. Entre mère adoptive et fils, c’est l’intimité qui pouvait révéler les choses. Si on a le sens de la pudeur, on garde la discrétion envers l’autre. C’est là qu’Abdou comprend qu’il faut casser le rapport avec sa mère.

Cette femme Mbarka est guérisseuse, herboriste et magnétiseuse mais aussi possessive, colérique, sans rapport maternel. Elle chapote son petit monde…

Le film est une métaphore à travers ses trois personnages. Mbarka est le pouvoir, Ch’aayba (diminutif de Chab) est le peuple et Abdou est l’artiste. Le pouvoir a toujours opposé le peuple aux artistes, à ceux qui veulent comprendre et savoir. Pour que le pouvoir soit tranquille, il faut que le peuple soit ignorant : Mbarka jette le livre que Naïma a donné à Abdou. C’est un petit monde qui reflète le monde universel. On y retrouve l’ombre de Médée, de la tragédie grecque. La présence de l’actrice : ses traits, sa corporalité, son langage physique nous projettent vers la tragédie grecque.

La tragédie grecque se déroule toujours dans les sommets de la société alors que votre film s’attache au peuple, mais celui qui en porte le nom, Ch’aayba, est un sacré malfrat ! N’est-ce pas ambigu ?

C’est un véhicule d’ombre, subtil. Il est isolé, en proie à un conflit intérieur. Mais le vrai conflit entre les grands se passe entre Mbarka et le ciel. Dès le début du film, je joue sur la couleur de ses vêtements. Elle commence à se soigner physiquement. En touchant ce corps, elle descend, ce qui provoque un conflit avec les dieux, mais en définitive, on ne peut résister à la chair.

Abdou, lui, est encore dans la pureté adolescente.

Abdou a 16 ans. Il est sans compromis : il aime. Il est dans le rêve.

Seul le départ est possible.

Il joue dans cette pièce. Il ne sait pas quand il entre ou il sort. Les autres ont écrit leur rôle et sont obligés de les jouer. Abdou, lui, s’en fout. Un héros est lié à la tragédie. Abdou est lié à la mort, les autres sont condamnés à la vie, comme chez Tolstoï. Abdou, lui, est dostoïevskien : il cherche une erreur. C’est dans cette complexité que se joue la dramaturgie.

Laquelle est située au moment de l’Aïd, avec le sang qui coule. On comprend que le drame se prépare.

On commence par l’automne, la pluie, le mauvais temps. La fin de la vie, la caducité de l’homme. Mais sans exagérer, sans porno-misère ! Il ne s’agit que de lancer des faisceaux de lumière sur des questions que je me pose.

Cela donne un film assez pessimiste !

Abdou n’est pas mort car c’est un héros.

Et le film se termine sur la folle, qui apparaît comme le regard du cinéaste.

Oui, tout à fait, c’est mon alter ego. Elle arrive de nulle part et commence à regarder les gens et ce qu’ils font. A la fin, elle s’en va, ne voulant plus savoir ce qu’il adviendra. C’est aussi un hommage à la photographe américaine Viviane Maier, qui était effacée par choix, que l’on a découvert après sa mort, et que le documentaire A la recherche de Vivian Maier nous a révélée.

La Guerisseuse – Trailer DEF from Imago Orbis on Vimeo.

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