Parce qu’il se sentait enfermé dans un système dont il reconnaît volontiers avoir profité, Hervé Di Rosa, icône des années quatre-vingt, a voyagé durant 10 ans, à la faveur d’obligations familiales. De retour à Paris où il a posé ses bagages dans un atelier baigné de blanc et de lumière, il multiplie les expositions dans plusieurs villes de France. De ses voyages artistiques à travers le monde – Tunis, Sofia (Bulgarie), Kumasi (Ghana), Porto-Novo (Bénin), Addis-Abeba (Ethiopie), La Réunion, Patrimono (Corse), Binh Duong (Vietnam), Durban (Afrique du Sud), Mexico, Foumban (Cameroun), Miami – il a rapporté des uvres métisses, imprégnées de l’environnement dans lequel elles ont été réalisées. L’espace MC2a de Bordeaux accueille actuellement l’exposition Dirosafrica qui présente ses sculptures et gravures sur bois réalisées au Cameroun.
Qu’est ce qui vous a amené à travailler avec les fondeurs de Foumban ?
Ce travail s’inscrit dans un projet que je mène autour du monde depuis 15 ans dont le but est de travailler dans différents pays avec les artisans locaux et de réaliser des uvres sur place. J’ai démarré ce projet par une première étape à Sofia en 1992 où j’ai travaillé sur les icônes suite à ma rencontre avec un maître en restauration d’icône, Roumène Kirinkof
Ensuite (entre 1993 et 94), je suis allé au Ghana, porté par ce vieux rêve d’Afrique qui est de l’autre côté de Sète, ma ville natale. J’étais passionné par les enseignes de toutes sortes que je collectionnais, notamment celles des coiffeurs. Cela m’a donné envie de rencontrer les peintres d’enseignes. Avec Jean, nous avons décidé de monter un projet autour des enseignes à Kumasi, qui compte au moins deux cents échoppes d’enseignes. Là-bas, Jean a rencontré Almighty God, un grand peintre d’enseignes très connu dans son pays mais aussi en Europe (1). Nous avons travaillé ensemble durant une année au cours de laquelle j’ai effectué trois séjours au Ghana. D’autres étapes ont suivi et l’étape Camerounaise est l’une des plus récentes.
Jean Seisser, commissaire de l’exposition, qui m’accompagne dans tous ces déplacements, avait un ami camerounais qui vivait à Foumban et auquel il rendait visite l’été. C’est ainsi qu’il a découvert le travail des fondeurs qui utilisent la technique traditionnelle de la cire perdue. Lorsqu’il m’en a parlé, cela m’a donné envie de travailler avec eux. Nous avons démarché des collectionneurs pour financer le projet qui a démarré en 2002. La encore, j’ai travaillé en plusieurs étapes, allant sur place à diverses reprises. Le projet n’est pas encore terminé et certaines sculptures sont encore en cours de réalisation.
On départ, on voulait travailler sur plusieurs années avec quatre ou cinq fondeurs issus du même atelier mais nous nous sommes rendus compte que ce n’était pas possible. Les structures étaient petites et nous avons senti que nous ne pouvions pas surcharger un atelier avec de grosses commandes. On a finalement décidé de travailler avec douze ateliers ce qui évitait de ne pas privilégier un atelier plus qu’un autre au risque d’attiser les rivalités.
Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
Il y en a toujours mais le tout est de s’adapter aux contraintes locales et de se débarrasser de ses réflexes et de ses a priori d’occidental.
Pour ne pas perdre trop de temps sur place, j’avais fait au préalable une série de dessins préparatoires afin de dégrossir les choses. La communication avec les fondeurs a été facilitée par le travail préalable de Jean, qui leur avait bien expliqué le projet. Je suis donc arrivé au Cameroun avec mes dessins tout en restant ouvert aux changements qui pourraient survenir sur place. J’étais venu pour les sculptures mais j’ai aussi réalisé une série de bas-reliefs en bois qui n’était pas prévue au début. L’idée m’est venue en voyant travailler les artisans sur bois également installés à Foumban. C’est ce que je préfère : tout ce que ce projet peut apporter d’inventions, d’innovations et de surprises !
Comment arrivez-vous à préserver une certaine unité ? Ne craignez-vous pas de perdre votre identité d’artiste dans ce mélange des genres ?
L’unité c’est le travail que je fais. Je reste le maître d’uvre car la sculpture originale en cire, je la réalise avec les fondeurs. Dans l’étape suivante, ils interviennent sur la fonderie, ce dont je suis bien incapable, surtout dans les conditions rudimentaires dans lesquelles ils travaillent.
Quant au mélange, il ne me fait pas peur. Au contraire ! J’aime bien quand les mélanges s’opèrent, quand les choses me surprennent. Et quand elles me surprennent, c’est que les artisans sont intervenus plus à un moment qu’à un autre, mais l’uvre à la base, c’est moi qui la conçois. Ce qui me fait peur c’est que le résultat ne soit pas bon. La difficulté de ce genre de projet, c’est en effet de préserver l’unité entre des pièces réalisées dans des ateliers différents, c’est pourquoi ma présence sur place est nécessaire et avec la pratique et la compréhension de la technique, on évite certains écueils.
Lors de ma seconde étape au Cameroun, j’avais compris tous les coups, ce qui fonctionnait ou ce qui ne fonctionnait pas, ce qui était possible et ce qui l’était moins. Je surveillais la fonte de près et j’adaptais mon travail en fonction des difficultés.
Est-il arrivé que les fondeurs influencent votre travail ?
Ils me proposaient parfois des choses : des ornementations qu’ils utilisent couramment et qui constituent en quelque sorte leur alphabet. Je me souviens d’une tête que je voulais coiffer de petites boules. Ils m’ont suggéré de la coiffer en pointe en me montrant certaines de leurs réalisations, ce que j’ai fait. D’autre fois, je repérais des signes, des ornements que j’avais pu les voir réaliser. Je leur demandais de les mettre à un endroit précis de ma sculpture. Il n’y avait pas d’idée préconçue à la base de chaque pièce, tout se faisait dans la réalisation de l’uvre.
Le but de ce projet ne consiste pas seulement à réaliser des pièces. C’est un travail intimement lié avec les artisans. J’essaye de m’imprégner de leur fond, de ce qui les porte.
Je suis un peu comme un chef d’orchestre qui utilise plusieurs instruments. Ce projet autour du monde est aussi une manière de valoriser des techniques et des artisans dans un monde ou tout est robotisé. Le but est de montrer que les techniques traditionnelles peuvent se conjuguer au présent.
Pensez-vous que l’échange avec les artisans des divers pays dans lesquels vous avez travaillé, leur apporte aussi quelque chose ?
Je ne peux pas le savoir
Il y a bien sûr l’aspect économique surtout en Afrique où la situation des artisans est loin d’être reluisante. Il ne faut pas se voiler la face. Mais au delà, il y a aussi une dynamique qui s’opère autour de la réalisation des uvres. Dans certains pays comme en Afrique du Sud où j’ai travaillé à Durban avec des artisans zoulous sur les baskets (2), j’ai constaté qu’après mon départ, alors qu’ils travaillaient sur des motifs abstraits, les plus jeunes ont commencé à introduire du figuratif comme je l’avais fait. De même au Ghana où Almighty God a réalisé par la suite quelques pièces dans le prolongement de notre travail. Par contre, au Vietnam où j’ai travaillé avec des laqueurs, je mélangeais la nacre et la coquille d’uf, ce qui ne se faisait pas. Les artisans étaient contents du résultat mais ne l’ont pas continué après mon départ.
Je ne peux pas parler en leur nom. Mon projet c’est de me faire changer dans mes certitudes, d’essayer de comprendre les manières de vivre et de créer. Nous occidentaux, pensons avoir tout compris, tout entendu alors que ce n’est évidemment pas vrai. L’Afrique de l’Ouest et le Vietnam m’ont fait beaucoup progresser dans ma réflexion personnelle.
Et dans votre conception de l’art ?
Oui, bien sûr ! Je m’enrichis de techniques que je n’aurai jamais pratiquées si j’étais resté dans mon coin. Certaines découvertes picturales ou formelles faites à l’occasion de telle ou telle technique me servent énormément dans mon travail. C’est ce qui l’enrichit.
Ma manière de peindre a beaucoup changé à travers toutes les expériences que j’ai eues picturalement avec différents matériaux. Ce n’est pas un leurre le coup d’apprendre !
Dans ces projets autour du monde, je suis en immersion totale, loin de mon quotidien, ce qui me permet de faire beaucoup de dessins, d’aquarelles et également de rencontrer des gens.
Ce qui vous motive, c’est la rencontre avec l’Autre et l’Ailleurs ?
Le principal leitmotiv dans mon travail et dans ma vie, c’est apprendre.
Picasso disait « je ne cherche pas je trouve ». Moi ce qui m’intéresse c’est de chercher, trouver je m’en fiche ! Je pense que c’est une illusion de vouloir avoir réponse à tout, de trouver des solutions.
Quand on est vraiment avec l’Autre, on est plus à même de le comprendre. Quand je suis au Cameroun, je suis chez les gens, je vis avec eux, je travaille avec, eux, je mange avec eux, je parle avec eux. Et cette proximité m’aide à mieux les comprendre et à mieux voir les choses selon leur point de vue.
Mon projet est pragmatique. J’ai une vingtaine de destinations dans la tête, certaines se font, d’autres non. Il faut trouver les budgets, trouver les personnes adéquates sur place. En Afrique du Sud, ça a été une expérience extraordinaire. Si j’avais voulu travailler seul avec les artisans zoulous, je n’aurais pas pu. J’ai eu la chance de rencontrer une afrikaner, Marisa Fick Jordaan, installée dans le Swaziland. Elle travaille au Bat Centre, ouvert au lendemain de l’apartheid avec pour objectif la valorisation des talents artistiques de la région. Elle y anime le Bat Shop, une sorte de coopérative qui travaille avec les artisans des townships de la région. Le pays Zoulou a une grande tradition d’artisanat dans les techniques de tressages de fils électriques et le travail des perles qui m’ont beaucoup intéressé.
Les sculptures réalisées au Cameroun sont clairement imprégnées de l’empreinte « Di Rosa » et racontent en même temps une autre histoire, liée à l’environnement du lieu de production. C’est ce métissage que vous recherchez dans vos étapes autour du monde ?
Oui. C’est tout leur intérêt. J’ai réalisé des sculptures de bronze en France, mais l’intérêt c’est justement ce déplacement et ce changement de jus dans lequel je baigne quand je les réalise ailleurs. Je ne pourrai pas faire ici le même travail que celui que j’ai fait au Vietnam, en Bulgarie ou au Ghana parce que je ne suis pas dans le même état d’esprit.
J’ai besoin de m’extraire de mon milieu naturel et de me déplacer pour arriver à réagir et à faire quelque chose. Je me sens en cela proche de Nicolas Bouvier dont L’usage du monde a longtemps été mon livre de chevet.
A la fin des années quatre-vingt, je me suis retrouvé un peu enfermé dans mon truc. Ça marchait bien mais ça ne ressemblait pas à ce que je rêvais lorsque j’étais enfant.
Le but du jeu était pour moi d’expérimenter et de découvrir. J’ai eu besoin de me renouveler et surtout d’aller au contact d’autres images et d’autres formes.
Je suis rentré en France il y a un an, après dix années passées à l’étranger. J’ai repris mes anciens personnages avec un regard neuf et c’est pour moi une « re-nouveauté ». Je suis content de retravailler à partir d’eux. Je ne m’ennuie pas mais je sais que dans deux ou trois ans, je repartirai. Je vais aller en Israël à la fin du mois d’octobre dans le but de monter un nouveau projet là-bas. Je ne sais pas encore quelle forme il va prendre. Cela dépendra des rencontres que j’y ferai et de mon ressenti sur place.
Vos projets se construisent finalement au grès de rencontres et des découvertes
Oui, et c’est cela qui les motive. Quand je vivais au Mexique à la fin des années quatre-vingt-dix, j’avais conçu un projet autour des masques souvent utilisés, comme en Afrique, dans certaines cérémonies villageoises.
Influencés par la proximité de la frontière avec les Etats-Unis, mes masques commençaient à avoir des formes de Batman, de Mickey, de Tom et Jerry, toute cette iconographie des dessins animés américains. J’étais intéressé par ce point de rencontre entre des cultures très différentes. Par la suite, j’ai rencontré des artisans qui travaillaient sur le cadre et qui m’ont ouvert des voix que j’ai eues envie d’explorer. Dans les églises mexicaines en particulier, mais aussi un peu partout, tout est encadré. Souvent, le cadre est disproportionné par rapport au sujet qui est tout petit. Et c’est finalement sur ces cadres que j’ai eus envie de travailler, alors que ce n’était pas du tout mon projet initial.
Vous réappropriez-vous par la suite ces techniques apprises au Mexique, au Vietnam ou en Afrique ?
Je ne me réapproprie pas forcément la technique pure mais de manière détournée. En Bulgarie la technique de l’icône implique une manière de peindre – appelée pyramidale – qui consiste à appliquer par zone des petites tâches de couleurs allant du plus foncé au plus clair. Pour faire les aplats et les volumes des icônes, on est obligé de peindre comme cela. Depuis, j’ai beaucoup utilisé cette technique dans mes peintures.
De même, parallèlement à mon travail au Cameroun, je faisais des sculptures en résine aux Etats-Unis. Pour les sculptures en résine, je devais travailler la glaise avant de faire le moule. Le travail de la terre au Cameroun bien que très différent – la glaise est lisse alors que la terre mélangée est granuleuse – m’a beaucoup servi pour travailler la glaise à Miam.
Vous êtes finalement le prototype même de l’artiste « mondialisé »
Je crois à la culture mondiale. Mais la mondialisation on la laisse entre les mains des multinationales. Les artistes ont aussi leur part à y apporter. C’est à nous de démonter qu’artistiquement des choses sont possibles au niveau de la réflexion, du travail, de l’avancement des idées et pas seulement au niveau du commerce.
A terme, avec tout ce que j’aurais appris, j’ai pour projet d’allier différentes techniques, de métisser des techniques du Vietnam, du Mexique, du Cameroun et d’ailleurs. L’idée étant que les pièces passent physiquement dans chaque endroit.
L’atelier c’est le monde. L’ère des artistes au-dessus de tout, enfermés dans leur tour d’ivoire – même s’il y en a encore beaucoup – est terminée. J’avais envie de montrer (je ne suis pas le seul) qu’il était possible de travailler autrement, dans d’autres conditions avec d’autres formes de matériaux, en développant des choses nouvelles. Mais je ne suis pas dupe sur le fait que ce n’est pas un effort que l’on fait pour l’autre mais avant tout pour soit, pour devenir meilleur et progresser.
Je n’ai pas encore de sûreté dans ce que mon projet apporte. La réponse est inscrite dans un moment « T » mais les réponses seront peut-être différentes dans quelques années quand j’aurai progressé sur certaines choses. Cela fait 15 ans que ça dure mais je considère encore que ce projet autour du monde est en gestation.
Vous êtes à la fois populaire et marginal, à la fois au centre et à la périphérie, comment le vivez-vous ?
Etre au centre me permet d’avoir les moyens de faire ce que je veux, d’obtenir les financements et d’avoir les supports médiatiques nécessaires à la visibilité d’un projet.
Je produis encore des peintures plus « classiques » qui me permettent de réaliser des projets ailleurs qui sont moins vendables. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, les uvres réalisées au cours de mes différentes étapes de voyage ne se vendent pas forcément. Sur une série de trente uvres réalisées en Ethiopie, deux ont été vendues. De même, la première série des uvres faites au Cameroun n’a pas été vendue.
Si on parle du rapport financer de l’affaire, je gagne plus en faisant mes peintures chez moi.
Parfois les gens me reprochent de faire travailler des gens pour pas cher, sans tenir compte de tout ce que cela représente en terme de coût. Ce qui est drôle, c’est qu’ils ne le font pas pour le Vietnam mais pour l’Afrique. Mais ça, c’est une autre histoire !
(1) de son vrai nom, Kwame Akoto, exposé en 2003 au musée Dapper dans le cadre de l’exposition Ghana d’hier et d’aujourd’hui.
(2) couvercles de paniers tressés par des câbles téléphoniques, à l’origine destinés à couvrir les pots de mil et aujourd’hui incurvés en forme de coupes de fruits pour les touristes.Exposition/installation Di Rosafrica
Jusqu’au 16 novembre à MC2a, 16, rue Ferrère – Bordeaux (du mardi au samedi et le premier dimanche du mois de 14h à 18h)
Tel : 05 56 51 00 78
Dans le cadre de l’exposition, est présenté Hervé Di Rosa, Bon Baisers, un livre de son commissaire et complice Jean Seisser, fruit de 20 ans de notes qui suivent – de l’intérieur – l’évolution du travail de l’artiste, croisant réflexions et anecdotes bien choisies.
Editions Panama Musées, Paris, 2006///Article N° : 6999