« On devrait écrire pour plaire non pas à ses contemporains mais à ses prédécesseurs » Ce viatique littéraire de Brodsky, évoqué par Susan Sontang pourrait être aussi celui de tous ces écrivains, qui ont essayé de réécrire Au cur des Ténèbres. Parmi ceux-ci, Alberto Moravia se distingue. En témoignent ses trois livres de voyage consacrés à l’Afrique. À quelle tribu appartiens-tu ? Promenades africaines et Lettres du Sahara, qui viennent de paraître aux éditions Arléa. Si dans les deux premiers la présence de Conrad est spectrale, dans Lettres du Sahara, elle est effective.
Lettres du Sahara s’ouvre par une soirée de l’écrivain italien à Abidjan (Côte d’Ivoire) en compagnie du cinéaste Désiré Ecaré parcourant les rues de Treicheville. D’emblée, Moravia pose le décor, se place sous le patronage de Stendhal, oppose le touriste consommateur au voyageur, qui fait le tour du monde pour son éducation sentimentale. « Le fait est, qu’autrefois, le tourisme a été pratiqué par des voyageurs dont on lira encore les livres quand ceux de bien des sociologues, économistes, ethnologues et historiens auront été oubliés, parce qu’ils seront, comme on dit, dépassés. C’est à cette catégorie d’écrivains qui nous ont transmis leurs impressions qu’appartient, par exemple, Stendhal, s’il faut en citer un. Stendhal n’est jamais allé en Afrique ; mais je suis sûr que, s’il y était allé, il en aurait parlé comme il a parlé de l’Italie : de manière impressionniste, sans chercher ni à expliquer, ni à la juger, en se contentant de la décrire. » Plus loin, Moravia médite L’invitation au voyage de Baudelaire (Baudelaire, dont le rêve est devenu la réalité des agences de voyages), puis suit l’expérience de Gauguin. D’Abidjan, Moravia rejoint Accra au Ghana. Tout en sillonnant l’espace, l’écrivain italien voyage dans les mots. On le surprend en compagnie de Tutuola, Defoe, Dante, Hemingway, Karen Blixen etc. Dans une lettre imaginaire adressée à un correspondant imaginaire à Rome (d’où le titre du récit), Moravia constate qu' »en réalité, on ne voyage pas, du moins pour ce qui me concerne, dans l’espace, mais dans le temps » Cette lettre, Moravia l’écrit lorsqu’il traverse le Sahara. S’ensuit alors des méditations sur les caravanes, l’esclavage, le bronze, les dieux monothéistes. Mais l’épisode mémorable de ce périple est la visite du romancier Italie à l’écrivain kenyan Ngugi Wa Thiongo dans une campagne suburbaine à quelques kilomètres de Nairobi.
Voici le portrait qu’il dresse de l’auteur de Pétales de Sang « Ngugi, écrit-il, n’a guère plus de quarante ans ; il arbore un visage juvénile et sensible, avec cette expression attentive et courtoise propre aux intellectuels africains qui ont fait leur éducation en Europe. S’il est facile de décrire le visage de Ngugi, il est bien difficile d’en dessiner la physionomie littéraire. Ngugi est avant tout un écrivain inquiet et très actif, en plein essor, en pleine transformation. J’ai essayé de le décrire comme le peintre du paysage d’une civilisation à l’autre ; il faut ajouter que, chez lui, l’élément religieux est très fort, un élément que caractérise à son tour le passage peut-être inconscient de la religiosité, et non de religion, car Ngugi est un marxiste. Mais son marxisme ressemble à celui de Pasolini. » Il faut préciser que Moravia rencontre Ngugi Wa Thiongo au moment où ce dernier réalise sa mue : celle où il entreprend la « décolonisation de l’imaginaire », celle où il abandonne l’anglais au bénéfice de sa lettre maternelle. Une démarche, contraire, aux yeux de Moravia, à celle de Conrad, qui se sépare du polonais pour embrasser la langue anglaise. Or, Conrad, justement, est l’un des prétextes de ce voyage de Moravia en Afrique. Voilà pourquoi le Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) est son étape ultime. Car, à la fin de cette virée, le lecteur retrouve Moravia sur le navire Colonel Ebeya au port de Kinshasa (ancienne Léopoldville), où il embarque pour Kisangani. Mettant ses pas dans ceux de Conrad, Moravia tient comme celui-ci, un journal de bord. Journal dans lequel il s’impose comme un critique littéraire « émérite » Dans la première partie de Lord Jim, Conrad est un écrivain réaliste, il domine parfaitement sa matière ; dans Au cur des ténèbres, c’est un expressionniste, sa matière lui échappe en partie. Quelle matière ? Le colonialisme, dont Conrad ne pouvait pas avoir conscience au niveau historique et sociologique. Et cela pour deux raisons : avant tout parce qu’il faisait lui-même partie de la société pratiquant le colonialisme ; ensuite parce que, conservateur et anglophile comme il l’était, il aimait cette société, il la préférait à toute autre. C’est de cette contradiction que vient sa technique de narration indirecte : Conrad évoque à la première personne le capitaine Marlow, qui raconte l’histoire à la première personne lui aussi. Et l’épilogue lumineux de l’argumentaire de Moravia mérite que l’on s’y arrête un peu, tant il jette une lumière crue sur ce roman opaque, qui ne cesse d’exciter l’imagination des écrivains. Car cette opacité est féconde. Une fécondité, qui s’explique du reste, par l’énorme tension interne de l’auteur. « Confronté à la contradiction historique des crimes du colonialisme perpétrés par des gentilshommes, Conrad parvient aux mêmes conclusions que Dostoïevski : les gentilshommes civilisés du siècle des lumières et de la raison se sont transformés, on ne sait pourquoi, en démons. Kurtz est un homme démoniaque. Ce n’est que l’employé d’une compagnie belge, mais il ressemble à Stavroguine, au docteur Faust, à Hitler. Mais Conrad ne peut s’expliquer les raisons de cette ressemblance. D’où la diabolisation du colonialisme, et donc du fleuve Zaïre, qui n’a pourtant rien à voir avec le colonialisme. »
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