Comment ne pas condamner le gouvernement israélien ? Comment ne pas soupçonner le transfert forcé de population modalité internationalement reconnue de crime contre l’humanité lorsqu’un village entier est coupé de ses terres fertiles ? Comment même ne pas craindre une forme de génocide, dès lors que la malnutrition infantile fait son apparition dans les territoires occupés les plus isolés ? (1) Ces préoccupations, prégnantes depuis l’accession d’Ariel Sharon au poste de Premier ministre en février 2001, ont été avivées par la construction dès juin 2002 de la « clôture de sécurité » par laquelle Israël entend se séparer des Palestiniens et se protéger du terrorisme venu de Cisjordanie. Une clôture alternant des portions en béton de huit mètres de haut et des tronçons de barbelés, clôture qui fut condamnée en juillet par la Cour internationale de justice de La Haye.
Dans son film Mur, grand prix du dernier Festival international du Documentaire de Marseille, Simone Bitton enquête sur l’érection de cette barrière. Mais pour elle, il ne s’agit pas tant de condamner moralement un projet que de rendre compte en détails de son avancée. L’ouvrage, d’abord, frappe par son immensité : travellings interminables sur une barrière qui s’étire à l’horizon, plans rapprochés sur des blocs de béton trop grands et trop lourds pour les ouvriers qui les manipulent, coût moyen de deux millions de dollars par kilomètre édifié. Il choque ensuite par la violence qu’il déploie : violence faite à une terre pourtant sacralisée, avec des milliers de mètres cubes de champs retournés ; violence subie par les Palestiniens de Cisjordanie, spoliés de leurs vergers et surveillés depuis des miradors ou des hélicoptères de combat ; violence infligée également aux Israéliens, rendus aveugles par cette clôture opaque. La progression de l’ouvrage est lente, mais certaine. Déplacés par une grue dont le rouage tourne de façon inquiétante, les pans de mur filmés en plan fixe viennent inéluctablement obstruer la totalité de l’écran. Il y a pourtant une faille dans ce Mur, une insondable fragilité. Une incapacité, malgré le gigantisme des moyens déployés, à atteindre les objectifs qui lui ont été assignés. L’obstination des Cisjordaniens à franchir l’obstacle de béton pour aller travailler ou rendre visite à leurs proches, la dérisoire facilité avec laquelle un Palestinien traverse un rideau de barbelés, la gêne d’un vieil Israélien d’origine irakienne avouant qu’il se sentait mieux dans son pays natal, la honte d’un enfant israélien refusant que sa mère parle arabe à la maison… Autant de traits qui révèlent l’impossibilité d’une séparation unilatérale par le mur et pointent son inefficacité en termes de sécurité.
Car de part et d’autre de ces stèles en béton, la vie poursuit son cours et les corps se déplacent, dégagés de tout asservissement. Côté israélien, les enfants dessinent sur le mur ; côté cisjordanien, les Palestiniens s’appuient sur lui pour fonder leur résistance. Gros plans sur ces mains qui à travers les barbelés se rejoignent et s’aident à passer, peu importe la peine, peu importe la durée. Peu importe aussi l’attitude solennelle qu’affiche Amos Yaron, Directeur général du ministère de la Défense, dont les contre-sens politiques donnent envie de s’agiter. C’est ici que réside la puissance de Mur : rendre civil, inlassablement mobile et audacieux. À la fin du film, le mur lui-même s’est transformé.
Il n’est plus une offense ; il est réapproprié, comme le montre cette scène où une femme le caresse de la paume : geste qui renvoie immédiatement à un autre mur disputé, façon de suggérer que la matière ne peut rien séparer. « La perception morale des Israéliens n’a rien à faire de commissions d’enquête, de tribunaux internationaux », formulait l’historien Ilan Greilsammer il y a déjà dix ans, insistant sur la priorité morale absolue que constitue pour les Israéliens la sécurité de leur nation. Simone Bitton en prend acte, et si elle s’attaque au mur, c’est davantage pour démontrer son absurdité que son immoralité. À l’instar d’autres films récemment primés, Mur trouve sa valeur cinématographique non tant dans sa beauté pourtant saisissante que dans son efficacité. C’est que, dans un monde où les valeurs fondatrices du droit international vacillent, il y a urgence à intervenir sur le réel autant qu’à le transcrire, il y a urgence à créer des objets aptes à susciter la mobilisation de toutes les personnes concernées. C’est ce que tente Mur, en proposant au spectateur un salutaire déplacement de sa faculté de juger.
1 Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948, Assemblée Générale de l’ONU), il y a génocide si un groupe national, ethnique ou religieux est soumis à certains actes allant du « meurtre des membres du groupe » à « la soumission du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique », et s’il y a « intention de détruire » tout ou partie du groupe en question.
Publié dans Hors Champ, le quotidien des Etats généraux du documentaire de Lussas.///Article N° : 3485