Musique, danse et résistance en Guadeloupe et en Martinique

Quadrilles, Gwoka, Bèlé

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Dans l’aire géoculturelle caribéenne, il n’est pas rare que la musique ou la danse se voient attribuer une fonction de résistance. Cette fonction peut se comprendre comme un héritage de la période esclavagiste pendant laquelle les musiques et les danses servaient autant à différencier les Africains les uns des autres que les Européens des Africains. Cette notion de résistance est notamment associée aux quadrilles, bèlè et gwoka de Guadeloupe et de Martinique.

An tan lesklavaj tanbou té téléfòn a neg mawon.
À la période de l’esclavage, le tambour fonctionnait comme le téléphone des nègres marrons, des fugitifs.

Dans l’imaginaire antillais on a longtemps vu les danses au tambour héritées des ancêtres africains comme un héritage laissé par les esclaves fugitifs. On imaginait volontiers les rebelles dansant au son du tambour et l’utilisant pour battre le rappel alors même qu’ils étaient engagés dans une lutte ouverte avec le colon européen. Aujourd’hui on comprend mieux qu’à moins d’être suicidaires, les esclaves en fuite n’auraient pas utilisé le tambour pour communiquer entre eux, mais toujours selon cet imaginaire ces musiques et danses restent fortement liées à une notion de résistance. Inversement, le quadrille, avec ses gestes retenus et ses parcours aujourd’hui figés aurait signifié la capitulation, l’acceptation par les esclaves d’un ordre du monde inventé par le colonisateur pour servir ses intérêts propres. Pourtant, pratiqué par les Noirs libres et esclaves dans la première moitié du XIXe siècle, le quadrille a beaucoup contribué à combattre l’esclavage et les effets pervers de la colonisation. Selon les théoriciens, la résistance est un acte(1). Ce n’est ni un état ni une qualité, mais plutôt un comportement actif qui peut être verbal, physique, symbolique et qui vise à marquer l’opposition à quelque chose ou à quelqu’un. Aussi la résistance se manifeste-t-elle parfois de manière ouverte, par des actes effectués en pleine lumière par un individu ou par un groupe agissant de façon plus ou moins coordonnée. Le plus souvent cependant, les actes de résistance se font plus subtils et ne se laissent pas facilement identifier. Ils peuvent se produire quotidiennement ou occasionnellement, peu importe. Leur efficacité réside dans ce qu’ils causent retards et blocages, qu’ils limitent le champ d’action de leur cible. Les théoriciens de la résistance démontrent que, acte concret ou acte symbolique, la résistance s’exprime de façon différente selon les circonstances et que les modes de résistance varient en fonction du contexte (2).
Quadrilles, Gwoka, Bèlè sont trois expressions musicales qui ont émergé à la fin de la période esclavagiste sur la base d’éléments introduits beaucoup plus tôt, dès le XVIIe siècle pour les bèlè et gwoka, et à partir de la seconde moitié du XVIIIe pour le quadrille.
Selon l’historienne guadeloupéenne Marie-Héléna Laumuno, le gwoka est un genre spécifique à la Guadeloupe qui, sous sa forme traditionnelle, combine de la musique de tambour, de la danse et du chant en style responsorial(3). Pour souligner l’étroite imbrication de la danse, du chant et des percussions, elle explique que lorsque les Guadeloupéens parlent de cette tradition ils peuvent aussi bien dire qu’ils jouent du gwoka, qu’ils dansent du gwoka ou encore qu’ils chantent du gwoka, mais elle souligne que dire simplement « jouer du gwoka » sous-entend la combinaison de tambours, chant et danse. Les (poly)rythmes du gwoka traditionnel sont émis au moyen d’au moins deux tambours ka ayant chacun une fonction différente, un devient makè et le (ou les) autres boula. Le makè, émet des rythmes qui reproduisent les mouvements du danseur ou de la danseuse. Mais c’est sur l’ostinato rythmique aussi appelé Boula, et qui est joué à l’unisson par le ou les deux autres ka, que la danse se construit. La tessiture du makè est plus aiguë que celle du (ou des) Boula. Le chant gwoka est toujours de type responsorial et en créole guadeloupéen. Il contient des termes ou des onomatopées qui aident à caractériser le rythme joué. De nos jours, sept rythmes sont particulièrement utilisés dans les léwoz. Ils s’appellent graj, toumblak, léwoz, kaladja, pajanbèl, woulé et menndé. Ces noms désignent aussi la danse et les pas de base qui correspondent à chacun des rythmes. Le gwoka se danse une personne à la fois et face aux tambours.
Parallèlement, en Martinique, bèlè c’est le nom de deux suites de danses distinctes au son d’un tambour appelé lui aussi bèlè. La plus connue de ces suites est celle qui se danse dans le nord de l’ile et qu’on appelle bèlè du nord pour la distinguer de celle qui se pratique traditionnellement dans le sud. Le bèlè dit « du Nord » se danse par quatre couples de danseurs disposés en rond ou en carré, alors que celui dit « du sud » est exécuté par une ou deux personnes, selon le rythme choisi. Les rythmes du bèlè du sud sont émis par deux tambours dont les fonctions sont identiques à celles des boula et makè de gwoka. Bèlè et gwoka se dansent face aux musiciens et au milieu des spectateurs. Ces derniers encerclent l’espace de danse. Cette disposition s’appelle « lawonn » en créole, un terme commun à la Martinique et à la Guadeloupe. Les danseurs et les musiciens se détachent de lawonn et viennent jouer/danser le gwoka ou le bèlè en son centre. Quand leur performance est terminée, ils repartent dans lawonn et se fondent dans la foule des spectateurs. Les musiciens et chanteurs sont regroupés dans une portion de lawonn, mais idéalement tous les spectateurs chantent les réponses avec les « répondeurs » et, si c’est un lawonn de gwoka, frappent des mains. Lawonn permet passer de l’état de spectateur à celui de musicien ou danseur et inversement. Le bèlè et le gwoka sont à l’évidence un héritage légué par les ancêtres africains.

Le quadrille, ou plutôt les quadrilles qui se dansent en Martinique et en Guadeloupe sont tous dérivés du quadrille français qui était à la mode en Europe dans les années 1820-40. La musique -aujourd’hui faite d’un mélange de percussions et de sonnailles accompagnant un violon ou un accordéon- correspond à une danse pour deux ou quatre couples disposés en carré. Le quadrille, d’une part et les bèlè-gwoka d’autre part, sont très différents par la musique et par la danse. Là où -dans le quadrille- les danseurs gardent le buste vertical et limitent les mouvements du bassin et des bras, le gwoka et le bèlè mettent toutes les parties du corps sont en mouvement. Les danseurs de bèlè sont penchés vers l’avant tandis que les danseurs de gwoka semblent en déséquilibre permanent. Quadrilles et bèlè/gwoka contrastent aussi au niveau de la musique puisque du côté des quadrilles elle est instrumentale et donne la prééminence à un instrument mélodique (l’accordéon ou le violon) alors que le chant responsorial est une composante importante de la musique de gwoka et de bèlè, même si le tambour y est indispensable. Dans une recherche antérieure –The politics of quadrille performance, 2006(4) – j’avais mis en avant la façon dont les Noirs libres et esclaves des colonies avaient fait du quadrille une forme de dialogue performatif, une danse par le biais de laquelle ils ont dénoncé de façon symbolique l’organisation socio-raciale de la société esclavagiste et contraint les colons qui ne voulaient voir en eux que des machines animées, à les considérer autrement. Dans cet article, j’empruntais la notion de dialogue performatif à l’anthropologue Fiona Magowan, principalement(5).Elle propose de considérer la danse comme un texte écrit par le corps en mouvement. Ce texte est décrypté et interprété par ceux qui assistent au déroulement de la danse. L’interprétation qu’ils en font se base sur la connaissance préalable qu’ils en ont ainsi que du contexte usuel de performance. Si un changement intervient dans le contexte, le public est contraint de donner un sens politique nouveau à la danse qui se déroule sous ses yeux. Il réagit alors en fonction de ce nouveau sens. Dans ce même article, j’ai repris à mon compte la notion de dialogue performatif pour l’appliquer aux quadrilles dansé par les Noirs des colonies françaises. Je me suis appuyée sur le discours que les Européens avaient développé sur la danse dans les colonies pour démontrer que pendant la période coloniale esclavagiste et post-esclavagiste, la pratique du quadrille par des non Blancs a contraint les colons à lui donner un sens politique, ce qui à son tour a contribué à en faire un acte de résistance.

Discours colonial sur la danse

Le maintien des Africains en esclavage en Martinique et en Guadeloupe reposait en grande partie sur l’idée qu’il existait une distance naturelle et infranchissable entre les Européens et les Africains. Les écrits laissés par les chroniqueurs tels Labat(6), Dutertre(7), Dugoujon(8), M. de St Méry, etc. vont dans ce sens. Ils décrivent les mœurs des esclaves des îles, leur façon de rire, de parler, d’agir et d’être les uns avec les autres de sorte qu’on ne peut que conclure que les Noirs sont l’exact opposé des Blancs. Ici on apprend que les musiques et les danses des Noirs sont des contorsions grotesques(9), là elles se décrivent comme un bruit de sonnailles et de tambour formant un son assez monotone(10), ailleurs on dépeint un Nègre assis « à califourchon sur tambour comme un gnome éperonnant une goule(11) « . Inversement les Européens disent de leur propre danse qu’elle est d’un raffinement exquis, « inventée par les grâces et que les grâces seules peuvent reproduire ». Et dans les Antilles du début du XIXe siècle, la contredanse et les quadrilles étaient synonymes d’Européanité, de culture et de civilisation avancée. Pour de très nombreux colons, l’appropriation du quadrille par les Noirs esclaves ou libres a donc été un véritable affront auquel certains n’ont pas manqué de riposter. Ainsi, on peut lire à propos d’un bal d’esclaves domestiques dans les années 1840, avant la fin de l’esclavage, que « tout était du meilleur goût », ce disant, l’auteur parlait de la musique (jouée par un orchestre de militaires blancs) et de la mise soignée des danseurs (étoffes riches et bijoux en or et chaussures), car « ce jour-là c’était aux Blancs d’être humiliés »(13). Pour un autre, « il faudrait qu’ils fussent persuadés que faire des mouvements similaires n’est pas une vraie reproduction et qu’on a besoin d’étudier ces balancements, ces petits pas… que les grâces ont inventé »(14). Ces récits des chroniqueurs du XVIIe, XVIIIe, XIXe siècle permettent de comprendre que les danses et musiques des Noirs n’étaient pas toutes interdites. Les pratiques de musique et de danse des Noirs étaient souvent tolérées, comme un moindre mal c’est vrai, mais tout de même tolérées car l’application du Code noir était laissée à la libre appréciation de chaque propriétaire. Mieux encore, ces écrits indiquent que pour plusieurs planteurs le spectacle des Noirs faisant leur danse au son de leur musique d’origine africaine était un divertissement, même aux moments les plus sombres de la période esclavagiste. Plusieurs chroniques de la période esclavagiste indiquent qu’on emmenait volontiers un visiteur voir ses esclaves danser, le soir après la journée de travail. A la lecture de ces documents on comprend que du point de vue des colons, le Noir qui fait sa danse de Noir, nu-pieds, peu ou mal vêtu, sous un arbre ou dans la cour de la plantation (une danse dont les colons disent volontiers qu’elle est saccadée et fait bouger toutes les parties du corps) n’est pas un danger car ce qu’il fait renforce la vision schématique qui place le Blanc tout en haut de l’échelle socio-raciale coloniale et le Noir tout en bas.

La danse, espace de résistance

Mais, que les Noirs dansent le quadrille et voici les colons contraints de les regarder différemment. Que des Noirs dansent la danse des Blancs avec parfois autant d’élégance qu’eux met à mal la notion de distance infranchissable que les colons souhaitaient instaurer entre Noirs et Blancs. Les Afro-descendants n’auraient pu provoquer cette réaction sans adopter un langage intelligible pour ceux auxquels ils s’opposaient. Et peut-être est-il vrai qu’en le dansant ils ont abandonné un peu de leur culture africaine, mais leur pratique de musique/danse a aussi repoussé certains effets de l’esclavage et offert à tous la possibilité d’inventer un nouveau type de relations. En tant qu’acte de résistance, la pratique du quadrille a été un acte symbolique, à peine voilé, et surtout non violent. Dans le contexte de la société esclavagiste, c’était le type de résistance qui avait les meilleures chances d’aboutir. Car, selon les théoriciens de la résistance, les peuples colonisés préfèrent souvent la résistance cachée, la résistance à travers des actes symboliques à une résistance ouverte, par voie légale ou par voie de fait. Cette dernière appelle en général une riposte brutale qui inflige des pertes catastrophiques à ses adversaires.
Mais, s’agissant de résistance, que peut-on dire des musiques d’origine africaine, les musiques au tambour que pratiquaient les esclaves ? Une étude de Coralie Hancock-Barnett publiée récemment offre des éléments de réponse(15). Il y a un an paraissait une étude sur la mbira des Shona du Zimbabwé dans laquelle l’auteure démontre que les répertoires musicaux pour la mbira a permis d’exercer une résistance masquée et très efficace contre les effets négatifs de la déportation. Elle y raconte que le peuple shona a subi plusieurs vagues de déportation de façon voilée dès la fin du XIXe siècle, puis officiellement au milieu du XXe siècle. Les Shona ont dû quitter leur cadre de vie et perdre ainsi contact avec les espaces naturels, culturels et politiques qui les ont façonnés, explique-t-elle. Ces vagues de déportation successives auraient dû entraîner la perte de leur identité. Or, après plus d’un demi-siècle de distance physique et psychologique d’avec leur territoire, les Shona ont pu se nourrir de leurs traditions et s’appuyer sur leurs ancêtres pour tenir la guerre d’indépendance. Et, pour Mme Hancock-Barnett, leur culture a survécu aussi grâce à l’usage extensif d’un instrument de musique : la mbira. Parlant de l’instrument mbira, des matériaux dont il est fabriqué, ainsi que des répertoires qu’il permet de jouer, Mme Hancock-Barnett démontre en quoi son usage, même quand il est utilisé pour des répertoires qui ne lui sont pas traditionnellement associés (les musiques chrétiennes, par exemple), évoque immanquablement pour l’auditoire Shona une histoire commune, une culture spécifique, une identité. Mme Barnett, ainsi, rejoint les nombreux chercheurs qui disentque la musique permet de recréer des espaces culturels, sociaux, politiques qui reconnectent les individus avec leur histoire commune. Cette évocation se fait à plusieurs niveaux simultanément et, dans le cas des peuples colonisés, elle empêche que se développe chez eux une vision du monde qui serait celle de la puissance colonisatrice.
C’est exactement le rôle joué par les musiques des ancêtres africains déportés en Martinique et en Guadeloupe pendant la période esclavagiste. Ce n’étaient ni le gwoka ni le bèlè que jouaient nos ancêtres, car il faudra attendre la fin de l’esclavage pour que, par processus de cristallisation, ces expressions se développent enfin. Mais le type d’instruments utilisés (tambours, sonnailles, râcleurs, etc.), le principe du dialogue entre le danseur et le tambour qui reproduit ses gestes, le moment de la danse : de nuit donc en présence des ancêtres, les gestes de cette danse, la polyrythmie des percussions, le principe du chant responsorial, etc. etc., sont autant d’éléments communs à la plupart des Africains qui se sont retrouvés en terre antillaise au cours des siècles précédents et qui ont freiné, contribué à repousser certains effets négatifs du projet colonial. On ne saura jamais si, outre le désir de recréer un peu des pays perdus, nos ancêtres avaient le projet clairement formulé de résister à l’entreprise esclavagiste. Les sociologues Hollander et Einwohner rappellent que cette intentionnalité ne peut pas entrer en ligne de compte dans le jugement qu’une action constitue ou non de la résistance, précisément parce que nul ne peut dire ce que pense son voisin(16). Mais ce dont on est certain, c’est que grâce à ce qui est devenu gwoka en Guadeloupe et bèlè à la Martinique, lorsque les conditions de vie ont changé et que la résistance ouverte est devenue possible, ces expressions musicales ont servi de lien avec les générations précédentes. Celles dont l’histoire risquait de sombrer dans l’oubli. Et ces musiques ont alors réalisé tout leur potentiel de musique de résistance.

De même que les Shona se sont appuyés sur leur musique de mbira pour recréer l’identité shona et renforcer un sentiment d’appartenance à un groupe distinct, les mouvements identitaires de Martinique, et plus encore ceux de Guadeloupe, se sont adossés au bèlè et au gwoka pour rappeler ces identités que le projet colonial, que le projet esclavagiste n’avait pas prévues. En cela elles ont été, et sont encore, de véritables armes miraculeuses.

(1) Hollander et Einhower, p. 538.
(2) Hollander et Einhower, pp. 539-540.
(3)Conversation avec l’auteur mai 2013.
(4)Cyrille, Dance Research Journal Vol. 38, No. 1/2, 2006
(5) Magowan, Australian Journal of Anthropology, 2000
(6) Labat, Nouveaux Voyages, Vol 2
(7)Dutertre, Histoire générale des Antilles.
(8)Dugoujon, Lettres sur l’esclavage, 60
(9)Dutertre, Histoire générale des Antilles, 491.
(10)Granier de Cassagnac, Voyages aux Antilles…, 217.
(11) Granier de Cassagnac, Voyages aux Antilles…, 214.
(12) Moreau de Saint-Mery, De la danse, 39.
(13)Granier de Cassagnac, Voyages aux Antilles…, 220.
(14) Moreau de Saint-Méry, De la danse, 39.
(15)Coralie Hancock-Barnett, Social & Cultural Geography, 2012.
(16) Hollander et Einhower 2004, p.544
///Article N° : 12353

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