Musiques Métisses

Un modèle français

Print Friendly, PDF & Email

Depuis le mois de mars, la France des cultures du monde renoue, comme à son habitude, avec le temps des festivals et des sons d’été. Ses usages et ses rites. Bains de foule et mixité, en veux-tu en voilà. Insouciance, partage et découverte. Les plaisirs se conjuguent au pluriel et la musique se consomme sans retenue. Après avoir stagné, le nombre de festivaliers est en hausse, passant de 2 024 800 à 2 191 000 entre 2013 et 2014 (1). Les artistes africains ont-ils une place légitime dans ce paysage ? Comment s’articulent leurs présences avec les enjeux économiques et culturels qui dessinent les programmations ? Dans ce dossier, Africultures explore cet univers à l’aune de ses dynamiques et de ses évolutions.

Difficile de retracer la geste des festivals français, dédiée aux musiques du monde, sans évoquer la grande messe des Musiques Métisses, qui se tient à Angoulême au printemps. Un rendez-vous dont on célèbre la quarantième édition l’an prochain. Avec à sa tête, toujours, Christian Mousset, passeur infatigable, féru de musique populaire, jouant depuis les années 1970 à construire des ponts entre le monde noir et son chef-lieu d’existence, une cité de province, plutôt connue mondialement pour être la capitale de la bande dessinée. Difficile de tisser un récit sur le destin des musiques noires sur cette scène, sans revenir quelque peu sur le parcours d’un homme, dont la conviction profonde a permis d’imaginer un modèle français de la rencontre festive avec les cultures d’ailleurs. Christian Mousset est un homme qui pense que le goût des autres s’entretient, en misant sur la curiosité du public et en interrogeant la mémoire des cultures urbaines.
Il n’en fallait pas plus pour rendre son festival pionnier. Dès sa création, il y a été question de découvertes des cultures rangées dans l’ombre. L’enjeu pour Christian Mousset consistait à dénicher sous les tropiques des sons rares que personne n’avait vus ou entendus sur une scène française dans des conditions dignes de ce nom. Nous sommes alors dans un contexte de normalisation de la réception des musiques du monde en provenance de l’hémisphère Sud, anciennement colonisé ou encore sous tutelle. Dans une cité provinciale où la question de la diversité était encore une abstraction. « Une ville qui n’a absolument aucune histoire de près ou de loin avec l’Afrique. Si j’avais été à Bordeaux ou Nantes, on aurait pu penser que c’est normal ». Mais Angoulême, « derrière le vignoble cognassier », autant dire que l’aventure s’annonçait des plus rudes pour l’artisan, qu’il est demeuré, jusqu’à nos jours.
Hors des sentiers battus

Dans sa jeunesse, Christian Mousset n’aura pas inventé la bouillabaisse world que d’aucuns serviront à foison, beaucoup plus tard. Il ne sera pas non plus ce grand spécialiste du big bazar exotique en musique, bien qu’il l’imagine nécessaire dans le trafic des imaginaires. Mais il a cette particularité de s’être forgé un monde complètement décalé dans sa tête, remontant depuis les confins du jazz des Amériques aux sources ancestrales des musiques noires, dans un ancrage urbain, dont le résumé passe par les migrations et l’histoire des peuples. La colonisation, la traite, les conquêtes sont des questions qui l’interpellent, au plus profond. La naissance des musiques populaires embrasant le monde à partir de cette mémoire toujours suspendue dans la mythologie du vainqueur, encore plus. « Que ce soit le reggae, la salsa, le rock, le hip-hop, le blues, le gospel, le jazz… tout ça vient de la confrontation avec l’histoire. Je me souviens quand, encore lycéen, j’essayais de comprendre comment les Yoruba étaient arrivés en Jamaïque ou sur la côte du Brésil, et pourquoi. Mes potes me prenaient pour un malade. J’essayais juste de comprendre pourquoi cette musique était devenue ce qu’elle était ». À la longue, il en fera sa raison de vivre.
Une passion qu’il mettra en partage dans ce festival, où il aurait pu se contenter de signaler à son public immédiat l’existence de quelques artistes déjà confirmés, déjà à l’affiche. Il s’entiche très vite en effet de talents que personne ne nomme encore dans le paysage. Des artistes « hors circuit », « hors chanson française et pop anglo-saxonne », que même les Parisiens, prétendument ouverts, n’iront écouter que dans le ghetto communautaire. Musiques métisses n’est pas seul sur ce coup, à l’époque, bien sûr. Africa Fête de Mamadou Konté, dont on connaît les prolongements, aujourd’hui, à Marseille et à Dakar, fait partie de ces temps pionniers. Et plus tard se tricoteront d’autres belles histoires, telles celle d’Africolor. Mais il y a presque quarante ans, Mousset pouvait se trémousser en original sur son séant. Nous parlons bien là d’un festival, pas d’un concert, ni d’une tournée. Et il n’y en a pas trente-six mille, en ces années-là, sur la scène française. Son premier disque fétiche, post-jazz, post-blues, il le chope, il s’en souvient, comme un trophée à Barbès, lors d’une petite virée parisienne. Un 45 tours de l’Armée guinéenne du Bembeya Jazz. Et quelques vinyles plus loin, il enchaîne sur les cassettes, se range même derrière un comptoir, puisqu’il devient lui-même trafiquant de sons. À une époque « où les disquaires étaient des gens importants, y compris dans une ville ». Il continue ainsi à s’alimenter à la source, tout en regardant évoluer le goût de ses concitoyens pour les cultures d’ailleurs. Quand une passion devient aussi pathologique, la meilleure manière de la canaliser est cependant de passer derrière la scène pour cuisiner soi-même les programmations.
Ce qui n’a pas tardé, puisque Mousset, personnage alors hors norme pour ses proches, victime de son appétit du monde alentour, devient vite ce défricheur incontesté, passant des séances de jazz improvisé à la world. « Ce qui m’intéressait, c’était d’aller justement au-delà des sentiers battus. Tout le monde prenait les mêmes musiciens. Je trouvais que pour monter un événement, il fallait qu’il y une histoire et une identité ». C’est de là que date la mutation, que naît l’idée de passer de « Jazz en France » au label « Musiques métisses ». C’est de là que s’entame la véritable histoire d’un festival, qui, chaque année, se renouvèlera, en tenant compte des publics qui exultent, qui s’enthousiasment, se trémoussent, à leur tour, sur les musiques de l’ailleurs. Mousset, ayant ce privilège, de pouvoir se balader ailleurs, hume, justement, l’air du temps. L’Afrique, les Caraïbes, l’Océan indien, il finit par bien connaître. La Guinée, le Sénégal, le Mali, la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion ou encore Madagascar. Les orchestres dans leurs paillottes, les tuyaux entre amateurs éclairés de guinche tropicale, les valeurs sûres et les génies émergents. Des atmosphères, des pulsations, des rêves à ramener sur la scène angoumoisine pour mieux les partager. Au passage, il usera ses manches à tous les postes de service. Consultant, manager, producteur ou road pour des organismes de promotion de la musique et des artistes dans le besoin, mais, toujours, fidèle à son terroir, situé à 400 km de Paris, il est resté. Ce qui ne l’empêche pas d’annoncer sa retraite pour bientôt (2016 ?) afin de s’éviter le syndrome « Papy fait de la résistance ». Pour l’heure, il est le tout puissant directeur artistique des Musiques Métisses, là d’où sont parties nombre de légendes world, à une époque où les one shot événementiels et les publics communautaires régnaient par défaut sur la France entière.
La rencontre des publics

Mousset raconte avec un plaisir non dissimulé comment il a vu grandir les publics. « Les gens étaient secoués par ce qu’ils n’avaient jamais vu auparavant sur la scène ». Même les médias, qui en savaient pourtant un peu plus sur le sujet, étaient bluffés par la manière dont le public de ces années-là accueillait ces tendances musicales émergentes. Il faut savoir que Higelin bouscule les lignes au début des années 1980, rien qu’en invitant Youssou Ndour et Mory Kanté pour la première fois sur une scène française. Un événement en soi ! Et pareil pour Nougaro, qui convie un joueur de djembé guinéen sur sa musique ! Et pareil pour Peter Gabriel et ses guest africains. Lavilliers. Etc. Le discours sur la multiculturalité est alors encore embryonnaire dans les esprits. En musique, Akendengue, Dibango, Francis Bebey, Idir ou Nass El Ghiwan étaient déjà passés par là, mais sur des scènes très peu ouvertes, finalement. Ceux qui se réclament d’une même dynamique que Musiques Métisses à cette époque rêvent de voir ces artistes sortir de la niche communautaire pour rayonner dans le monde. Mais cela ne se fera pas sans le public. C’est le public qui surprendra le plus, en se laissant prendre au jeu de ces sonorités venues d’ailleurs. « Il y a quand même eu une espèce de fascination. Il y avait une vraie rencontre avec le public, une rencontre d’un autre type. Le public était surpris et enthousiasmé par cette énergie nouvelle, ce côté art brut. Les mecs arrivaient sur scène… et ce n’était pas du tout policé. Même les tournées de jazz, les tournées de blues, étaient vachement standardisées. Et là t’avais une musique qui était « brut », où les artistes cherchaient le contact avec le public ».
La France change alors de visage, ses oreilles avec. Et surtout, il y a cette histoire de niches musicales, qui donne l’impression de se fondre dans la masse, désormais. Mousset, pour qui rien ne vaut le spectacle vivant, aligne les anecdotes pour témoigner de la manière dont le public se saisit de ses musiques, sans à priori. Celle-ci sur Kassav, par exemple. « Leur premier concert en Europe, en Métropole, c’était donc à Angoulême en 1985. Et c’est une soirée bizarre, parce qu’il y avait Michel Portal, Les Tambours du Burundi, Texier et Kassav. C’était encore l’époque où je mélangeais les deux mondes. Je ne te dis pas le carton qu’on a fait… Les tambours du Burundi et Kassav, que j’avais gardé pour la fin, ont séduit. Or, Kassav, je me souviens, on en avait parlé avec Jacob. Il m’avait dit : « mais nous n’avons jamais joué, entre guillemets, devant des blancs ». À Angoulême, il y avait certes quelques Guadeloupéens ou Martiniquais venus de Bordeaux. Mais Angoulême, c’était surtout 80 % de public blanc provincial. Et tout le monde guinchait… » Pas d’à priori ou pas là où on le croit. L’importance du discours sur le métissage viendra chapeauter l’événement ensuite, mais la réalité, elle, est là, palpable pour Christian Mousset. L’engouement du public pour des sonorités débordant de son imaginaire immédiat, la question de la mixité avec d’autres cultures, les slogans black blanc beurs, se joueront des clichés, mais ce qui crée la différence avant tout, c’est cette manière avec laquelle le public, grâce à une scène vivante, se laisse gagner par l’appel de l’ailleurs. C’est une époque où la curiosité d’un programmateur fou comme Mousset rencontre son public, sans trop avoir à forcer, y compris à travers ce que l’on désigne comme étant les communautés. « Ce que j’ai réussi à faire, ce que je continue encore à faire à peu près, c’est arriver à faire se rencontrer les publics ». Quels qu’ils soient. Avec des spectateurs qui ne savent pas si Rokia Traoré va devenir une pointure ou si Ali Farka Touré sera une des révélations du siècle…
Demandez-lui de vous raconter la magie de la diva aux pieds nus dans un quartier angoumoisin. « On fait venir Cesaria dans un quartier populaire à dominante maghrébine. On travaille avec les femmes du quartier pour faire le catering. Une soirée marrante sur les îles. Il y avait Danyel Waro, notamment. Et Cesaria fait un carton… Et tu sais où elle fait un carton ? Auprès de bonnes femmes, qui n’avaient rien à voir avec le Cap Vert, qui étaient maghrébines, qui ne parlaient pas le créole. Mais quand elles ont vu cette bonne femme sur scène… Il y a une femme qui m’a dit : « C’est trop doux, c’est très beau » Alors tu vois, c’est des trucs comme ça qui nous tiennent. On ne peut pas dire que c’est de l’entertainment. Ce truc avec Cesaria, c’est de la poésie ». La magie opère donc, et la légende se propage, le verbe aidant. Angoulême, petit paradis français des musiques métisses, attirant les artistes, les professionnels qui les accompagnent, et de nouveaux publics, devient incontournable. D’autant que sur place, il y a ce corps à corps permanent avec le public, mené par les organisateurs du festival, grâce notamment à la gratuité (menacée) de certains concerts. « J’ai toujours travaillé sur les publics. Les écoles, les lycées, les quartiers. Et il faut voir qu’Angoulême a aussi changé. Maintenant, c’est une ville multiculturelle. Ce n’est pas Salvador de Bahia mais presque… Je déconne mais c’est vrai. Et ce n’est pas dû seulement au festival. C’est dû à plein d’autres choses ». Ce qui est sûr, c’est que la ville, en dehors d’être la capitale de la bande dessinée, est devenue une adresse signalée sur les scènes des musiques du monde. Adresse où se sont construits miracles, réputations et mariages (parfois) inédits.
Sur le raï par exemple, il y a cette belle anecdote. « J’ai fait Remitti, Cheb Mami, Khaled, dans la même soirée. Je ne sais pas si tu vois le truc. Ils n’avaient jamais joué ensemble dans la même soirée. C’était un accident. Il devait y avoir un autre groupe. J’ai mis Cheb Mami à la place. Et du coup, on s’est retrouvé à faire une émission avec Mami et Khaled chez José Arthur sur France Inter. Les deux mecs ne se parlaient pas. C’est moi qui faisait le show. Et José Arthur qui dit que ce qui serait très bien, c’est qu’ils chantent ensemble. Tous les deux répondent « certainement pas… » Mais l’incident offre au public d’Angoulême une autre image du raï, puissante, fédératrice, fraternelle, qui achève surtout de briser le mur entre un public maghrébin et l’autre. Une tendance qui s’affirmera tout au long de l’histoire de ce festival. Et comme il rayonne très vite régionalement, à Poitiers, à Bordeaux, il va mobiliser d’autres publics communautaires, obligés à leur tour de dépasser les limites territoriales de leur propre imaginaire. Éthiopiens, Guinéens, Sénégalais se sont ainsi collés à la scène des Musiques métisses pour admirer les leurs, pendant qu’ils s’adressent à cette petite France de la diversité, réunie là, bien avant que ne retentisse le cor de la France bleue actuelle, avec sa xénophobie revendiquée, ses communautarismes reconditionnés à bon prix et sa xénophobie bien-pensante. « C’est quand même vachement plus difficile d’arriver à mettre les gens ensemble. C’est ce que nous avons essayé de faire ». C’est ce que le festival continue de faire, en ouvrant sa programmation à de nouvelles frontières musicales, frontière au sens d’un lieu de passage. Car lorsqu’on joue au passeur, on est condamné à miser éternellement sur des probabilités.
Cette année, Musiques Métisses ne pouvant faire venir Keziah Jones, rendu trop coûteux pour la 39e édition, a fait venir Ibrahim Maalouf. D’une identité construite autour de l’Afrique et des Antilles, Christian Mousset, infatigable passeur, se retrouve ainsi à rouvrir des portes, en tendant la main au jazz libanais. Keziah Jones est le signe d’une présence africaine qui a grandi sur les scènes françaises, au point de devenir tête d’affiche onéreuse pour les diffuseurs. Maalouf incarne, lui, la réaffirmation d’une histoire de passerelles ininterrompue entre les univers musicaux, qui se poursuit à Angoulême. Maalouf est celui-là même, qui déclare, dans un clip vidéo, à son producteur, en parlant de sa musique : « Alors, parce que c’est du jazz, il faut que tous les musiciens soient noirs ? »

///Article N° : 12355

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
Les images de l'article





Laisser un commentaire