Du 5 juillet au 26 octobre 2003, Frédéric Bruly Bouabré expose au Musée Champollion de Figeac. L’événement est co-signé par André Magnin, Yaya Savané et Denis Escudier. » Chercheur-rechercheur « , encyclopédiste, pédagogue, archiviste rigoureux Les qualificatifs ne manquent pas pour présenter Frédéric Bruly Bouabré, qui, à quatre-vingts ans, continue de créer et de travailler.
L’uvre encyclopédique comprend des centaines de manuscrits, des milliers de dessins au format standard, des aphorismes, des contes, des poèmes
Relever les traces du monde, décrypter des signes, consigner des traditions, comprendre en un mot les mystères et les énigmes qui accompagnent toute vie humaine, telle est la mission que s’assigne ce humaniste et pacifiste qui, dans les années 50, a mis au point un » alphabet bété « .
L’exposition présente des manuscrits originaux, des séries de dessins sur les scarifications et les poids à peser l’or, les 449 signes de l’alphabet bété (appartenant à The Pigozzi Collection, Genève), des pierres de Békora et des entretiens filmés.
Le samedi 19 juillet, le vernissage a eu lieu au Musée Champollion. Il a été suivi- à la Place des écritures où une reproduction de la pierre de Rosette dit bien l’identité du lieu- d’une table ronde sur le thème » Regards sur l’histoire de l’écriture africaine bété- 50 ans après son invention « . Le public, nombreux, qui a fait le déplacement ce soir-là, a pu écouter le point de vue de cinq intervenants, avant de prendre part au débat où l’ambiance, animée et détendue, a montré qu’il s’agissait non seulement de s’interroger sur le sens d’un travail sérieux, de longue haleine uvre d’une vie entière- mais de parler aussi de la vie d’un homme, bon vivant, comme l’a rappelé à juste titre, Denis Franco qui, à deux reprises, a séjourné de nombreuses années en Côte d’Ivoire, réalisateur d’un documentaire sur Bruly Bouabré qui peut être vu pendant l’exposition. Peuvent être vus aussi une série d’entretiens filmés par André Magnin.
Yaya Savané, modérateur de la table ronde, a donné la parole à chaque intervenant après avoir permis à chacun d’entendre un court extrait d’une interview filmée par lui-même à Abidjan, quelques semaines avant l’exposition. Il a pris le temps de conclure sur des questions essentielles. Que faire afin que des individualités fortes soient reconnues à leur juste valeur, pendant qu’elles sont en vie, dans leur propre pays ? Faudrait-il attendre que la mort arrive afin que l’uvre soit enfin prise en compte ? D’un autre point de vue, évitons d’entrer dans ce jeu qui consiste à dire que les Occidentaux découvrent et créent des génies là où il n’y en a pas
Chacun a pu raconter, dans un premier temps, comment il (ou elle) a rencontré Bruly Bouabré. Seule, Estelle Desombre, doctorante au Musée de l’Homme à Paris et consacrant ses recherches à une histoire de l’écriture avec une attention particulière aux écritures africaines, comme elle l’a bien montré, dit ne pas l’avoir rencontré autrement que par les » signes « , après l’exposition les Magiciens de la terre. Les signes, ce qui permet aux humains de communiquer entre eux. Estelle Desombre, a montré qu’il y a un portrait caractéristique de l’inventeur d’écriture, qui, de la Chine à l’Afrique, dans le temps et dans l’espace, est reconnaissable. Les inventeurs d’écriture se ressemblent. Ils se croient investis d’une mission, ce sont des » révélateurs » et Bruly Bouabré n’échappe pas à cette règle.
Denis Escudier, Chercheur à l’Institut de Recherches et d’Histoire des Textes, CNRS (Orléans), venu au débat avec, sous le bras, quelques volumes de manuscrits de Bruly Bouabré rassemblés par ses soins et prêts à être édités, a avoué, dans un premier temps, que la rencontre avec Bruly Bouabré, a failli ne pas avoir lieu. En 1974, la première fois que cet inconnu est venu le voir à son bureau il a dû attendre longtemps. Il avait oublié sa présence. Et, puis par la suite, il s’est particulièrement intéressé à son travail. Il a rappelé les principales étapes de l’invention de l’écriture bété, qui est une aventure personnelle, non politique. Cette écriture n’est pas lettre morte, elle fonctionne, comme son inventeur a pu s’en rendre compte. Il a rappelé les débuts de cette aventure : les pierres de Békora ramassées en 1952 et la discussion avec ses amis à propos de ces pierres. Bruly rencontre Théodore Monod (Directeur de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire) et Cheikh Anta Diop. Il y a chez lui cette recherche d’un point de vue scientifique qui viendrait corroborer ses thèses. Il fait le lien avec ce jeu pratiqué par les enfants en pays bété qui consiste à enchaîner des paroles à partir de signes séparés les uns des autres.
André Magnin Directeur de la CAAC (Collection d’Art Africain Contemporain) et curateur, a d’abord raconté sa rencontre au moment où il avait commencé à sillonner le monde pour l’exposition Les magiciens de la terre. En 1988, il arrive à Abidjan, fait le tour des écoles et des artistes. Il s’apprête à repartir et, la veille de son départ, le 17 avril 1988, au maquis le Vatican, au cours d’un dîner, il expose le projet. Une des personnes présentes lui fait lire une lettre reçue de Bruly Bouabré. Avant de prendre l’avion, il voit l’artiste, » un homme drapé de blanc » ; il prend des photos des dessins de celui qui a écrit » oui, moi votre frère, j’ai dessiné sans être dessinateur « . Ce fut un instant d’émerveillement et d’ébranlement. Il part et l’invite à l’exposition les Magiciens de la terre en 1989
Une quinzaine d’années après, la connivence est toujours très forte. André Magnin continue de découvrir les multiples facette de cette uvre. La complicité et l’omniprésente de Yaya Savané a permis de collectionner les séries d’uvres, ce travail en train de se faire
Chez lui, l’uvre la plus conceptuelle qui soit, écrite à la main, est accrochée au mur-On peut y lire : » 1er janvier 2000, aujourd’hui je n’ai pas dessiné « .
Il m’a semblé qu’il y avait là, aussi, quelque chose comme une mythologie personnelle, en même temps qu’une cosmologie, une métaphysique, une morale et une religiosité sur lesquelles repose cette recherche effrénée. La vision d’un monde à la fois beau et laid, intérieurement et physiquement, toujours double. Les différents noms portés par l’homme rendent compte d’un univers qui est celui de la culture et des traditions bété. L’écriture viendrait-elle pour sauver de l’oubli une tradition orale à enseigner ? Dans tous les cas, elle combat l’ignorance, comme il le dit lui-même
Le public a posé des questions qui ont permis d’aller plus loin sur les rapports entre la religion et l’écriture, sur la vie de l’homme, sa conception des rapports entre hommes et femmes, l’écriture comme déchiffrement du monde, aspect développé par Michel Boccara, (CNRS), spécialiste des Mayas, présent dans le public. Nous avons appris aussi que feront désormais partie des archives la correspondance (1984-2003) entre Elisabeth Clavé, maillon essentiel de la chaîne (un des membres du cercle restreint des amis de Bruly Bouabré qui a passé de nombreuses années de sa vie à Abidjan, présente au débat) et Frédéric Bruly Bouabré.
La soirée a pris fin avec la projection du film de Ivana Massetti, Nadro (celui qui n’oublie pas), dont la première avait eu lieu au festival International du film de Berlin en février 1998 et la même année en novembre à Abidjan, Daloa et Zépréguhé.
Autour de l’exposition se déroulent d’autres activités. Il est prévu des animations en octobre et en décembre avec notamment Adam Adépoju (Taxi Conteur) et Véronique Tadjo. Comme on le constate, la Côte d’Ivoire est à l’honneur, au Musée Champollion de Figeac, là où le 19 juillet ont eu lieu des retrouvailles émouvantes et chaleureuses. Les membres du cercle restreint des amis de Bruly Bouabré se sont retrouvés en laissant la porte ouverte à d’autres ; le dialogue a été noué, des projets suivront sans doute, dans les mois et les années à venir. Déjà est prévue la parution de » La méthodologie de la nouvelle écriture africaine bété « , texte de Frédéric Bruly Bouabré aux éditions Onestarpress, Paris, en collaboration avec Agnès b. et le Musée Champollion
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