« À douze ans, j’avais été élu aîné de ma famille » : cette phrase constitue le cur du nouveau récit de Gaston-Paul Effa. Une petite douzaine de mots qui à eux seuls racontent l’histoire d’une dépossession. Celle qui conduit à la perte des êtres aimés mais d’abord et surtout à la dépossession de soi.
Car qu’est-ce que signifie être aîné au Cameroun ?
D’un point de vue français, comme le résume Hélène, l’épouse excédée, « Être l’aîné d’une famille africaine, respecter la tradition signifie pour toi faire vivre ta propre famille dans la misère. » (p. 12). Et l’on comprend ses propos, puisqu’indéfectiblement, le salaire mensuel de l’aîné s’en va nourrir la famille en Afrique pendant qu’en France, on ne parvient que difficilement à boucler les fins de mois et à acheter des paires de bottes aux enfants.
Mais du point de vue de « l’enfant de la tradition », c’est rester « saisi d’angoisse à la pensée que l’aîné de la famille pouvait être en état de péché mortel s’il n’assumait pas sa tribu africaine » (p. 36).
Ce qui se fait jour tout au long du texte, c’est donc le poids d’un statut qui, effaçant l’individu, fait de l’aîné le soutien de famille, l’homme qui doit nourrir son clan, l’homme redevable qui, chaque fois que résonnent les appels téléphoniques maternels et leurs injonctions à envoyer de l’argent, se doit de plier sous le joug de cette dépendance tenace
Jusqu’à la rupture amoureuse qui, loin d’être un désamour, est d’abord le constat de l’échec à faire cohabiter deux univers, celui de la tradition africaine et celui de l’aspiration à construire une histoire individuelle : « La tradition africaine est ce qu’elle est. Mais je sais qu’elle m’a tout pris. », résumera ainsi le narrateur.
Cette dépossession est alors l’élément déclencheur d’une prise de conscience qui est aussi retour sur soi, confession. La filiation avec Rousseau, cité en exergue du roman, n’est d’ailleurs pas innocente et trouve un écho dans un passage qui semble bien programmatif :
« Je voulais revivre le cours des choses et pouvoir en témoigner, à ma façon, dans une lettre au monde » (p.69). Ce faisant, c’est une plongée dans l’enfance africaine qui survient, et à cette journée particulière qui a tout décidé, fait de l’enfant un aîné, l’a rebaptisé et l’a fait renaître différent :
« Moi, j’ai été initié à l’ombre bleue d’un sisal solitaire, par une nuit de grand orage. La lune était bien pleine. La rosée ne s’était pas encore posée sur les feuilles. Le coq n’avait pas encore eu le temps de pousser son cri. Même la perdrix, toujours prompte à chanter des louanges aux étoiles, se taisait. Les enfants, les femmes, les hommes du village respiraient l’eau qui dormait entre les joncs mouillés. Une voix répétait que nos vies étaient déjà écrites dans la paume du temps. Des musiques trouaient le silence : les plus vieux les inventaient, les plus jeunes ne les comprenaient plus. Chanter était une habitude. Danser en était une autre. Le cur nous dictait la mesure, des rythmes qu’il était trop compliqué de garder en mémoire et on chantait les esprits et les fantômes qui avaient tendance à se confondre. La tradition nous dictait nos faits et gestes. Dans ce soir illuminé par l’ardeur du charbon, on m’avait baptisé, on m’avait dit d’impérissables choses, on m’avait dicté ma voie. Je devais nourrir tous les hommes. Osele allait nourrir les hommes. » (p. 101-102).
Si l’on retrouve ici toute la beauté de l’écriture de Gaston-Paul Effa, avec son rythme particulier, sa respiration profonde, on ne saurait nier que cette beauté, loin d’être apaisante, dissimule la faille : l’histoire du narrateur est celle d’un être scindé. « Unifié, comment le serai-je jamais ? » s’exclame-t-il justement. Et en effet, de l’initiation qui le fait renaître autre, à la culture occidentale qu’il reçoit conjointement, tout en partant en France, comment ne pas être déchiré entre les diverses appartenances ?
C’est cette fracture originelle, qui va grandissante, que dessine intelligemment le roman :
« C’est comme si je vivais parallèlement deux adolescences, deux vies, chacune traçant deux sillons différents, et moi cherchant à être l’une et l’autre. » (p. 74)
Devant la difficulté de cette coexistence, l’écriture, si elle ne peut être conciliation, est du moins tentative de compréhension et surtout de libération. Le roman s’écrivant se fait volonté de s’affranchir et dans cette phrase si primordiale – « A douze ans, j’avais été élu aîné de ma famille » – on ne saurait passer sous silence l’utilisation du plus-que-parfait, qui marque une rupture profonde.
Une rupture qui n’a rien de simple, car plus qu’une libération, il s’agit avant tout d’une transgression. La confession du narrateur qui décide de choisir sa vie d’homme et de se dépouiller de son statut d’aîné déchire aussi le voile sur des « choses cachées depuis la fondation du monde » (1) et inspire le saisissement lié à tout acte de transgression.
Il existe dans quelques livres des passages qui font que l’on retient sa respiration : on frémissait en lisant le récit du vol des fétiches relaté par Leiris dans L’Afrique fantôme et l’on frémit aussi, ici, à la lecture d’un texte qui dévoile ce qui n’a pas vocation à être su (2), en particulier le récit de la nuit d’initiation, dont il est rappelé le caractère sacré et caché : « Promets de ne rien révéler de ce que tu as entendu et vu ce soir. Sinon, tu auras la gorge tranchée, la langue arrachée, tes os seront broyés, brûlés et donnés à manger au vent. Tu es devenu la nourriture du village. La mort n’aura pas raison de toi. » (p. 50).
Si rien ne peut nous prouver que ce qui est écrit est vrai, le geste de transgression fige cependant le lecteur.
Et si l’écriture de Gaston-Paul Effa reste, comme dans ses précédents romans, d’une grande harmonie (avec des passages d’une extrême beauté, et marquée par une poésie toute particulière lorsqu’il s’agit de dire les paysages, et le paradis d’enfance) on ne peut manquer de remarquer qu’elle vit ici sous le même « culte des contraires » que son narrateur : derrière l’équilibre des phrases, la conscience aiguë de la faille qui fait de ce récit un texte passionnant, fort et courageux avec, lancinante, et sans véritable réponse, cette question fondamentale : existe-t-il un espace de cohabitation possible entre des modes de vie et de pensées si éloignés ?
1. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde
2. Cette sensation est bien évidemment due au fait que même si rien ne l’indique de façon claire, le texte apparaît cependant de veine largement autobiographique, comme en témoignent la citation liminaire de Rousseau ainsi que des coïncidences entre le parcours du narrateur et de l’auteur, pour ne pas parler des correspondances avec les uvres antérieures, en particulier Mâ et Tout ce bleu.Nous, enfants de la tradition, Gaston-Paul Effa, Paris, Anne Carrière, 2008, 165 p., 17 euros///Article N° : 7611