C’est à travers les yeux d’un libraire algérois inquiet que Tahar Djaout nous décrit – dans ce texte engagé publié à titre posthume – les soubresauts qui bouleversent le paysage d’Alger, la capitale algérienne. Nous sommes en effet à la veille du tremblement historique qui allait dévaster les paysages, les villes et les campagnes, les corps, les coeurs et les âmes pendant sept longues années. L’hydre terroriste se cachait déjà sous les abaya des prédicateurs religieux dont le règne ne se limitait plus à la mosquée mais s’appliquait de plus en plus aux intérieurs privés et au royaume de la rue. Boualem Yekker, le libraire, amateur de poésie, fin connaisseur de Du Bellay, d’Alfred de Vigny, de Dostoievski et de Rousseau, sait que le malheur frappe aux portes branlantes du pays depuis que personne ne franchit le seuil de sa librairie où reposent sur les étagères poussiéreuses les textes les moins orthodoxes de la terre et quelquefois les plus belles odes à la liberté. Personne. Même pas sa femme et ses deux enfants qui ont déserté pour rejoindre le cortège des fous de dieux. Ces derniers avaient l’art de réunir les leurs au sein de foules gigantesques vidées de toute raison. Des rassemblements qui avaient des « allures de Jugement Dernier. Le monde va devoir rendre des comptes, l’humanité va se présenter au verdict avec ses beautés et ses turpitudes. Rien ne sera oublié, rien ne sera pardonné… » La vision apocalyptique qu’avait Tahar Djaout avant de mourir – assassiné rappelons-le par ceux-là même dont il décrit la violence dans ce roman – s’est avérée pour le plus grand malheur du peuple algérien. Sans être de la même veine littéraire que ces derniers romans (Les chercheurs d’os ou Les vigiles parus chez le même éditeur), ce Dernier été de la raison est un cri du coeur sans concession, à la mesure de l’engagement de l’auteur. F.C.
Après un long séjour à Rome où il poursuivit de brillantes études de rhétorique avec une passion pour des auteurs comme Cicéron et Virgile, Augustin était en principe destiné a enseigner son art maîtrisé dans les plus grandes écoles de l’immense Empire, que ce soit dans les versants oriental ou occidental. Mais Augustin ne rêvait que d’une seule chose : retrouver Taghaste, sa ville bien aimée, à l’est de Carthage, l’insouciante joyeuse. Retrouver Taghaste et se consacrer à l’enseignement de la parole divine transmise par la voix de Jésus. C’est-à-dire transmettre au peuple numide des leçons de tolérance et un discours contre la violence. Augustin ne croyait plus à la pérennité des empires construits par les hommes mais en la justice et en l’égalité des hommes et des femmes : « Il ne sert à rien de bâtir de grands royaumes en continuant d’asservir les hommes. Car que sont les grands royaumes sans la justice, sinon de vastes carnages ? » Avant même de retrouver Taghaste, la réputation d’Augustin l’avait précédée. Cette homme destiné à une vie d’or et de lumière qui décide de faire voeu de pauvreté, de défendre la veuve et l’orphelin, de prôner la libération de l’homme dans la non-violence, qui affirme qu’un chrétien ne doit pas se faire soldat et que si un soldat se fait chrétien il doit déserter… Saint-Augustin le non-violent inquiétait l’empire romain qui le faisait suivre à la trace par ses sbires les plus redoutables. Le roman passionnant d’Ammi Kebir tourne autour de ce retour d’Augustin parmi les siens, lesquels, à la fois inquiets et heureux, défilent à son domicile pour l’encourager dans ses choix, le convaincre de quitter la Numidie en ébullition et d’aller vers des cieux plus cléments : Carthage à l’est, voire Icosium (Alger) ou Cesarée (Cherchell) à l’ouest – ou pour lui reprocher de déserter le vrai combat de libération en se consacrant uniquement au service de Dieu. Un service charitable, mais pas suffisant à leurs yeux pour extraire le peuple numide de la fosse des damnés construite par les Romains. Une très beau texte qui mêle avec bonheur la fiction et la grande histoire et retrace le parcours d’un grand homme du Maghreb d’il y a seize siècles. F.C.
Il n’aimait pas les voyages. L’exil, même d’une durée de quelques jours, lui a presque toujours causé un réel effroi. Mais voilà que cet universitaire cairote se trouve soudainement dans l’obligation de représenter son université dans un colloque d’une semaine organisé par la capitale d’un lointain pays étranger. Le colloque devait trancher une question fondamentale pour le pays hôte : qui de la municipalité ou de l’université était le plus apte à comprendre et à résoudre les grands problèmes de la Cité, voire à mieux la représenter aux yeux de ses habitants et de l’étranger. Un débat à la fois étrange et essentiel qui permet à Gamal Ghitany de se livrer à une véritable critique de tous les abus Qu’ils proviennent de la toute puissante administration qui finit toujours par oublier qu’une ville est avant une concentration d’hommes et de femmes qui ont des désirs et des peurs, des passions et des certitudes, qu’elle est bâtie sur des croyances et des rumeurs. Ou des intellectuels qui veulent tout conceptualiser, tout mettre dans un moule sorti de leurs multiples cogitations et qui, quelquefois, participent à la stagnation à force de s’accrocher à des privilèges surannés. Si le colloque ne le passionne guère et ne lui apprend rien de bien nouveau, ses multiples rencontres, accidentelles ou programmées, lui font prendre conscience combien la ville est une entité fascinante qui ne laisse le visiteur entrevoir que des bribes de vérités, cachant ses vrais trésors, se métamorphosant sans cesse, l’entraînant là où il ne voulait pas aller, l’éloignant sans cesse du lieu où il cherchait à se rendre. La ville devient fureur et inquiétude, hostilité et punition, lorsque le voyageur s’y découvre soudain étranger. Comme notre universitaire qui perd ses papiers et son titre de voyage et à qui l’employé inflexible lance : « Il me faudrait votre identité… quelque chose qui prouve que vous êtes celui que vous dites être… » F.C.
Du récit que fait Maryse Condé de son enfance et de son adolescence en Guadeloupe, on sort un peu décontenancé. Sans doute à l’image des sentiments de l’auteur lui-même : mélange d’une nostalgie sympathique et d’un regard plus ou moins sévère. La mère y est omniprésente. Et son image n’est pas toujours reluisante. Toute petite, Maryse avait souligné quelques détails gênants et remarqué des comportements peu orthodoxes. Comme le fait de n’entendre qu’exceptionnellement sa mère (et son père aussi) parler créole. Il devint clair pour la narratrice, au fil des années, que ses parents étaient presque terrorisés à l’idée qu’un jour ils puissent tomber au « rang redouté des petits nègres« . Et en cherchant bien, la jeune Maryse avait conclu que si ses parents n’étaient pas naturels, c’est parce qu’ils « s’efforçaient constamment de maîtriser, de contrôler quelque chose tapi à l’intérieur d’eux-mêmes. » Ce qu’un jour, son frère aîné, Sandrino, avait qualifié d’aliénation. « Papa et maman sont une paire d’aliénés » lui avait-il déclaré tout de go sans qu’elle en comprenne la signification. Sans être malheureuse, l’enfance de Maryse ne fut pas baignée de grande tendresse. Avec sa mère, les retrouvailles n’eurent lieu que lorsqu’il fut trop tard. Lorsque le destin siffla la fin de la récréation.
Franche, pas complaisante pour un sou, rebelle, sentimentale introvertie, elle dut attendre l’adolescence et le lycée Fénelon à Paris pour s’émanciper culturellement et atteindre les informations qui allaient lui donner les clés de nombreuses questions qui la taraudèrent des années durant. La lecture inopinée de Cases-Nègres, le roman de Joseph Zobel, constitua ainsi un premier séisme : « D’un seul coup, écrit Maryse Condé, tombait sur mes épaules le poids de l’esclavage, de la traite, de l’oppression coloniale, de l’exploitation de l’homme par l’homme, des préjugés de couleur dont personne, à part quelquefois Sandrino, ne me parlait jamais… » Le quelque chose de tapi à l’intérieur de ses parents, c’était sans doute cela ! Maryse Condé, devenue grand écrivain, eut alors tout le temps de défricher les silences qui ont enveloppé son enfance. F.C.
« Beau nègre noir au torse musculeux » de vingt ans mais doté d’un pied bot, Léonce n’engendre dans son entourage que le mépris des jeunes filles et un surnom qui lui colle à la peau. Mais le jeune homme a jeté son dévolu sur Myrtha, « couleur de café clair », et entame une entreprise de séduction subtile. Et voilà les bases posées pour la saga de la famille, contée par Gisèle Pineau dans une langue savoureuse comme les fruits du jardin de Léonce.
Le deuxième roman de la jeune Guadeloupéenne, réédité en poche, a de quoi charmer le lecteur : secrets de famille, histoires truculentes, mais surtout une grande tendresse pour ses personnages. La vie y va ascendant-descendant, comme les deux parties du roman : au Temps d’aller succède fatalement le Temps de virer.
Pour conter les destins des uns et des autres, Pineau a choisi la figure d’une jeune photographe, déjà un peu éloignée des croyances et des esprits qui hantent les âmes. Liée d’amitié avec Célestina, fille aînée de Léonce et Myrtha, elle redécouvre l’histoire de son île et de ses femmes-piliers. C’est bien chez celles-ci qu’elle trouvera refuge quand la vie et les hommes la déçoivent
Couronné du prix Carbet de la Caraïbe en 1993, le roman est à (re)découvrir, plaisir de lecture garanti. T.T.
Cette saga d’une famille de la région des Grands Lacs sur deux générations donne une idée précise de la vie quotidienne dans l’ancienne Afrique. Situé sur une île du lac Victoria et basé sur le vécu de l’auteur et sa profonde connaissance de la tradition, ce roman est ainsi un document exceptionnel et un texte important du patrimoine mondial.
Un couple ne peut pas avoir d’enfants… C’est un drame et c’est bien sûr la femme qui est accusée ; avec une telle force que ses parents viennent la rechercher pour la reprendre chez eux ! Mais le mari est amoureux et cherche à la récupérer. Le meilleur moyen sera de faire de la bière de banane pour son beau-père… Deux enfants finiront par naître, grâce aux bons soins du guérisseur. Le deuxième tome décrit leur destin exceptionnel. Emprunt d’un impressionnant lyrisme épique dans la confrontation avec la nature, il est bouleversant lors de la mort des parents.
Ce livre est plein d’humour et passionnant. Le traduire du swahili fut une aventure et un plaisir : il fallait comprendre les données ethnographiques et les très nombreux proverbes, transcrire une langue imagée sans perdre sa force évocatrice, restaurer la verve extraordinaire de l’auteur. Ce n’aurait pas été possible sans un travail d’équipe.
Par son analyse approfondie de la structure de base de la société kerewe que représente la famille et comment les moeurs et les valeurs garantissent la survie, Kitereza explore les relations humaines pour en dégager une philosophie. La femme conserve sa liberté et son franc-parler pour s’insérer dans la vie de l’homme et modifier son comportement. C’est finalement une vision dynamique de la vie et de l’ordre du monde qu’il nous propose, s’adressant directement au lecteur dans sa conclusion : » Compagnons, quelle sorte d’homme trouve-t-on dans ce vaste monde ? Ceux qui restent en arrière et se tournent vers le passé ! Eveillez-vous, courez en avant, pour ne pas rester dans l’antique ignorance ! » O.B.
C’est sans doute d’Indonésie qu’ont débarqué en Afrique tropicale et sub-saharienne ces petits coquillages longtemps utilisés comme monnaie d’échange et comme ornementation sous forme de parures ou de colliers. Mais, précise l’auteur de ce petit livret, « c’est chez les Touaregs qu’a été découverte cette fonction divinatoire qui permettrait la communication entre l’homme et les esprits par l’intermédiaire d’un voyant capable d’interpréter leur message. » Outre l’explication de la riche symbolique des cauris, les auteurs font une large place à la calligraphie tifinar – et à la poésie tifinar très centrée sur les plus belles valeurs de l’homme : l’amour, la passion, la fidélité, la générosité et la sérénité : « Dieu me prendra là / où mon souffle s’éteint/ Dieu me prendra là / au temps qui est le sien / J’appartiens à Dieu / Et c’est à lui que je reviens. / J’appartiens au Destin. »
Linguiste et historien de la littérature, Dieudonné Ngammankou s’est déjà fait remarquer par son livre consacré à Abraham Hanibal, l’aïeul noir de Pouchkine. Jusqu’à présent, la thèse unanimement admise était celle de l’anthropologue russe Anoutchine, stipulant que l’aïeul noir de Pouchkine était d’origine chamito-éthiopienne. Pour asseoir cette thèse, Anoutchine s’était appuyé sur les théories racistes de son époque et la biographie d’Hanibal, écrite après sa mort par son gendre Rotkirkh. Mais, cette thèse n’a jamais été admise, ni par Pierre, le fils d’Hanibal, ni par Pouchkine. S’appuyant à son tour sur les travaux de l’écrivain Vladmir Nabokov qui réfutait la thèse d’Anoutchine ainsi que sur la déclaration faite au sénat russe par Hanibal, désignant Le Logone comme sa terre natale, Dieudonné Ngammankou est arrivé, après une étude détaillée de l’histoire et de la toponymie africaine du XVIe-XVIIIe siècles à situer le Logone Natal d’Hanibal en Afrique centrale, notamment au sud du lac Tchad, à l’extrême Nord du Cameroun. Depuis, Dieudonné Ngammankou s’évertue à restituer au grand public la part africaine de l’héritage pouchkinien. Il vient de publier, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Pouchkine, un livre collectif sur le rapport entre le monde noir et le père de la littérature russe moderne. Fruit d’une collaboration de chercheurs russes, français, américains et africains, ce livre se veut, selon lui, une ouverture sur les relations culturelles entre le monde noir et la Russie. Sur ce plan, on lira avec intérêt les articles de Daniel Biyaoula et Olympe Bhely Quenum. Le premier médite sur le bénéfice qu’un nègre pourra tirer de la lecture de Pouchkine et de la littérature russe du XIXe siècle ; le second propose une étude comparée entre les contes de Pouchkine et les contes africains. Remarquablement illustré, le livre finit sur des poèmes de Pouchkine et un roman historique du poète sur son aïeul noir. B.M.-M.
Le problème du rapport entre la littérature et la connaissance a fait l’objet de nombreux travaux, comme Les sandales d’Empédocle de Claude-Edmonde Magny (Payot, 1945) ou bien l’ouvrage de Pierre Macherey A quoi pense la littérature ? (PUF, 1990) où l’auteur considère la littérature comme une philosophie sans philosophes. Le colloque qui s’est tenu à l’université de Pau du 24 au 26 novembre 1994, organisé par Catherine Coquio et Régis Salado dans le cadre du CLESCH(critique littéraire et sciences humaines) élargit le débat sur ce problème, en convoquant tour à tour, l’histoire, la biologie, l’ethnologie, la sociologie, l’esthétique pour examiner le statut cognitif de la littérature. A sa manière, ce colloque confirme ce que disait Roland Barthes dans sa leçon inaugurale au collège de France (Leçon, Seuil, 1978) : toutes les sciences sont présentes dans le monument littéraire. B.M.-M.
» Ma passion pour Essaouira remonte à près de trente ans « . Infatigable, le galériste Frédéric Damgaard ne fait pas seulement connaître les peintres d’Essaouira, notamment gnawa, au monde entier : il retrace dans ses conférences l’histoire de l’ancienne Mogador. Ce sont ces textes entre Histoire et peinture que reprend ce recueil. Ils tentent de répondre à la question du lien entre le lieu et la création : d’où vient cette effervescence artistique à Essaouira ? Le dernier chapitre sur le métissage des cultures (africanité, berberité, arabité) apporte la réponse : comme l’écrivait Senghor, » toute grande civilisation est métissage « .O.B.
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