L’une des premières BD publiées en Afrique est Ny ombalahibemaso, publiée en 1961. Christophe Cassiau-Haurie revient sur la genèse de cette œuvre si singulière et se penche de façon plus générale sur les conditions de création artistique sur le continent[1].
En fin d’année 2016 à l’occasion d’un salon de la bande dessinée à Tananarive, une association d’auteurs de BD, Ambatonamelankafatra (« la pierre qui transmet un message ») a souhaité rééditer la première bande dessinée publiée dans le pays, en 1961, Ny ombalahibemaso, donnant une seconde vie à cet ouvrage. De ce fait, aujourd’hui, grâce à cette initiative, on peut trouver en vente dans les librairies de la capitale, un fac-similé quasi à l’identique de cette œuvre. Cette série relate en langue malgache la vie du roi Andrianampoinimerina (1745 – 1810), fondateur du royaume de Madagascar au début du XIXème siècle. Publiés sous forme de petits livrets de format 15 x 21 cm, ces trois tomes étaient avant tout des BD pédagogiques où les textes étaient écrits en bas des cases et les phylactères inexistants.
Dessiné par Jean Ramamonjisoa (les deux premiers volumes) puis par Mira (pseud. Pour le 3ème volume), tiré de l’œuvre du révérend père Rahajarizafy, Ny ombalahibemaso (Litt. «Le taureau aux grands yeux »), le premier des trois volumes a été publié en 1961, ce qui selon la rumeur publique en fait la première bande dessinée de Madagascar et du continent africain, même si on ne peut encore parler d’album au sens moderne du terme. Le dernier tome sortira en 1963. L’histoire est belle et pourrait d’arrêter là, Ny ombalahibemaso aurait toutes les raisons d’entrer dans les livres d’histoire de la BD. La série constitue d’ailleurs le démarrage du neuvième art malgache qui dura une trentaine d’années et fut très original et unique sur le continent du fait de la richesse de ses thèmes et de sa popularité. Mais si elle constitue le témoignage d’une époque maintenant révolue, cette première bande dessinée illustre aussi la difficulté qu’ont les chercheurs à retracer l’histoire d’un genre artistique comme la bande dessinée en Afrique.
Qui est l’auteur ?
En effet, le premier dessinateur de Ny ombalahibemaso, Jean Ramamonjisoa, reste un inconnu pour tous les experts. Une fois cette série achevée en 1965, il ne refit plus parler de lui et aucun témoin de l’époque ne se souvient de lui. Pourtant, son dessin très maîtrisé — du moins pour le premier tome — permet de penser qu’il s’agissait d’un véritable professionnel et non d’un amateur. L’association Ambatonamelankafatra, dans un souci de respect du droit d’auteur tout à fait honorable et peu fréquent en Afrique, a essayé de retrouver une trace de son existence ou d’éventuels ayants droit. Des appels furent lancés à la radio, des contacts furent pris avec la maison d’édition de l’époque — La Librairie mixte, toujours active —, des personnes portant le même patronyme furent contactées, etc. Rien n’y fit. Personne n’avait jamais entendu parler de Jean Ramamonjisoa ni ne se souvenait d’un artiste portant ce nom. Seule la famille du père Rahajarizafy pu être localisée. La situation est la même pour le deuxième auteur (qui a dessiné le volume 3), Mira, qui reste également un inconnu.
Cette situation ne constitue pas un cas isolé en Afrique. On peut citer, à titre d’exemple, le dessinateur de la première BD togolaise, Le missionnaire de Pessaré, est connu sous le nom de Kouao Gogonata, grâce à la signature relevée sur une des planches. Cependant aucune autre information n’est disponible sur cet auteur dont la personnalité et la carrière restent toujours inconnues du public.
Une œuvre patrimoniale
L’auteur du texte d’origine, le révérend père Rahajarizafy (1911 – 1974), est un écrivain bien connu dans l’histoire littéraire Malgache. Il compte plusieurs publications à son actif : Ny hanitra nentin-drazana (Parfum des ancêtres) à la fin des années 30 puis dans les années 60 et 70, Ny ohabolana malagasy (Proverbes malgaches – 1970), Ilay nahitako ny fiadanana (Celui par qui j’ai connu la paix – 1961), Filozofia malagasy (1970), Ny kabary (Le discours – 1969), Essai sur la grammaire Malgache (1960)…
Divisé en cinq volumes, Ny ombalahibemaso a été écrit juste après Ny hanitra nentin-drazana (probablement 1940), alors que Rahajarizafy était encore un jeune séminariste. Le livre s’inspirait d’un précédent, Tantaran’ny Andriana (Histoire des rois) du R.P Callet[2]. Bien plus qu’une simple biographie du roi unificateur du pays, Andrianampoinimerina, Ny ombalahibemaso est aussi un aperçu de la vie sociale du Madagascar du début du 19ème siècle. Adoptant un style narratif attrayant, l’auteur montre une réelle admiration pour Andrianampoinimerina qu’il considère comme un être hors du commun et le père de la nation malgache.
Ce vibrant hommage à un passé considéré comme glorieux et le contexte (colonial) de l’époque de la création de cette saga explique que celle-ci ait fait l’objet d’une reprise sous forme de bande dessinée didactique pour la première fois dans l’histoire Malgache.
Quel est l’éditeur ?
Sur la couverture de l’édition originale reprise telle quelle lors de la réédition de 2016, il est mentionné « Librairie mixte ». Celle-ci existe toujours à Tananarive et son directeur général est le président de l’Association des éditeurs malgaches, à la suite de son père retraité depuis cinq ans. La librairie mixte a joué un rôle de pionnier dans le domaine de la bande dessinée puisqu’elle a également édité dans les années 70 plusieurs BD considérées comme précurseurs, à savoir Besorongola de X’hii et M’aa[3] et Benandro de Richard Rabesandratana[4].
Cet éditeur est l’un des derniers survivants des débuts de l’édition en Afrique francophone, époque où des pionniers souvent seuls étaient obligés de couvrir l’ensemble de la chaîne du livre, de l’imprimerie à la diffusion. La librairie mixte en est un parfait exemple.
En effet les autorités coloniales françaises en Afrique noire ne se sont pas fait remarquer par leur politique en faveur du livre et de l’édition. De fait, hormis quelques territoires où existait une colonie de peuplement, aucun éditeur n’était réellement actif dans les ex-territoires français d’Afrique sub-saharienne au moment de l’indépendance. La situation était différente en Afrique du nord, avec en particulier l’algérois Edmond Charlot, lui aussi libraire et premier éditeur de Camus et Roblès ainsi que dans les futurs départements d’outre-mer. À la belle époque des colonies, en effet, tout était importé de France en matière de livres. Les quelques manuels produits sur place étaient l’œuvre de fonctionnaires et tous imprimés en France. De façon générale, le pouvoir colonial a à la fois impulsé et contrôlé la production de savoirs scientifiques et scolaires, de leur élaboration (cadres, méthodes, thématiques, auteurs…) à leur validation (prix, récompenses) et à leur diffusion (publication d’ouvrages, de revues).
De fait, au moment de l’indépendance, les Etats africains se sont retrouvés sans aucune maison d’édition ni réseau de diffusion, seules quelques imprimeries émergeaient pour la production de documents officiels.
Quelques chiffres montrent le résultat de cette faiblesse : au début des années 60, l’Afrique représentait moins de 1,5% de l’ensemble des livres produits dans le monde. Soit entre 5000 et 6000 titres publiés sur le continent sur un ensemble mondial d’environ 380 000 annuels.
Les dix premières années d’indépendance n’ont guère changé la donne. Créé en 1961 en Côte d’Ivoire, l’éditeur CEDA était détenu en grande majorité par des éditeurs français, et seul l’éditeur camerounais Clé fut créé à Yaoundé en 1963. Il faudra attendre 1972 et la création des Nouvelles éditions africaines (NEA) au Sénégal pour voir émerger une maison d’édition digne de ce nom. Ce contexte permet donc de se rendre compte de l’importance de l’initiative de La Librairie mixte.
Première BD, vraiment ?
À l’époque coloniale, Ny ombalahibemaso a pu être précédé par d’autres titres comme Sandy ou Gallieni mon ami sans que l’on n’ait pu garder la moindre trace de ces productions.
Il existait également des strips ou des caricatures qui paraissaient dans la presse locale : Le Courrier de Madagascar, le journal protestant Fanasina, la revue satirique Hehy…
Un titre pour la jeunesse d’obédience catholique, Ibalita, actif de 1957 à 1964, proposait également des bandes dessinées en couleurs, adaptations en langue malgache de séries franco-belges. Moky et Poupy devenait par exmple Moky sy Popy. Les planches qui n’étaient pas des traductions d’œuvres préexistantes étaient non signées mais l’on peut penser qu’elles avaient été réalisées par des professionnels européens.
Malgré cela, dans l’esprit de tous, Ny ombalahibemaso reste la première BD malgache.
Tout cela entraîne une série de questions fondamentales : qu’est ce qui est malgache et qu’est ce qui ne l’est pas ? Est-ce une question de langue ? De lieu ? Ou, comme cela semble être le cas, d’origine ethnique de l’auteur supposé ?
De la même manière, où commence l’histoire d’un pays, en particulier quand il a été colonisé ? La colonisation (certains diront l’occupation) française ne fut-elle donc qu’une longue parenthèse ? Tout ce qui a eu lieu durant cette période, tous les événements qui s’y sont déroulés ne peuvent donc trouver leur place dans l’histoire nationale ? La situation est encore plus perturbante pour l’Algérie, pays pour lequel les ouvrages spécialisés font remonter les débuts de la BD algérienne aux années qui ont suivi l’indépendance, ignorant les séries et productions d’auteurs pieds noirs parues durant la colonisation.
Ces questions pourraient être résolues plus aisément si les historiens et spécialistes pouvaient se pencher sur les œuvres concernées. Malheureusement, la très faible conservation des archives constitue un réel talon d’Achille pour la recherche sur le continent.
Entre pédagogie et divertissement
Ny ombalahibemaso est une BD didactique. À une époque où l’école française se méfiait encore de la bande dessinée, les concepteurs de cette série expérimentaient déjà une approche pédagogique par la bande dessinée. En dehors de l’aspect historique — raconter la vie du roi Andrianampoinimerina —, à chaque page une série de questions était posée aux lecteurs concernant les coiffures et styles vestimentaires de l’époque.
De nos jours, les choses ont changé car, cinquante ans après, la BD est absente des programmes et manuels scolaires des différents pays d’Afrique. Seules quelques tentatives isolées y ont recours comme support d’apprentissage par exemple Yao crack en maths en Côte d’Ivoire).
Première BD malgache et probablement africaine, Ny ombalahibemaso constitue un météorite unique et isolée dans l’histoire de la bande dessinée d’Afrique, un objet non-identifié dont les Malgaches peuvent légitimement être fiers. Le fait qu’il y ait eu une réédition par une association d’auteurs cinquante ans après — phénomène unique en Afrique — démontre que les auteurs du pays ne s’y trompent pas et vivent leur art comme un flambeau à transmettre. En ce sens, cet album constitue bien la racine du neuvième art malgache, si dynamique et innovant.
Christophe Cassiau-Haurie
[1] L’article a été initialement publié pour la revue Le cri du Margouillat et revu pour Africultures.com
[2] Le monumental Tantaran’ny Andriana (« L’Histoire des Rois ») est une compilation des œuvres et discours de Andrianapoinimerina rapportés par des sources orales et écrites. Il constitue également la source principale des traditions aussi bien politiques que littéraires et philosophiques des Merina.
[3] Qui seront publiés par la suite dans Charlie mensuel.
[4] Par la suite, au début des années 80, Rabesandratana publiera son personnage sous forme de série dans une revue du même nom : Benandro. Cette série deviendra très populaire et est encore diffusée dans un journal comme XXXX