Mon amie Victoria, de Jean-Paul Civeyrac

L'anthropophagie de l'homme blanc

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En sortie le 31 décembre 2014 dans les salles françaises, Mon amie Victoria, adapté d’un roman de Doris Lessing, est un beau film, à la fois doux et inattendu. Sans tambours ni trompettes, mais avec élégance et cohérence, il ouvre matière à réflexion.

En 2008, peu après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Doris Lessing publie Victoria et les Staveney, une longue nouvelle qui reprend de subtile façon et dans une langue concise et sans fioritures les thèmes qui lui sont chers : le racisme sournois et l’hypocrisie sociale. (1) C’est ce roman qu’adapte avec une grande fidélité Jean-Paul Civeyrac, cinéaste intimiste fasciné par l’amour au-delà de la mort (A travers la forêt, 2005) et le funèbre désenchantement adolescent (Des filles en noir, 2010). Il flotte effectivement dans l’histoire de la taciturne Victoria (Guslagie Malanda) une odeur de mort : mort successive de ses proches mais aussi mort à soi-même.
En transposant à Paris cette histoire écrite à Londres et en adaptant ainsi certains dialogues, Civeyrac conserve la simplicité du récit de Doris Lessing et la richesse des contradictions décrites. Scénariste aussi bien que réalisateur, il condense quelque peu son déroulement et fait de l’amie d’enfance puis sœur adoptive de Victoria, Fanny, une incarnation de l’écrivaine qui s’exprimera aussi en une voix-off littéraire pour mieux guider la compréhension du destin de Victoria. Celui-ci n’est pas celui d’une héroïne, d’une battante, mais celui d’une femme ballottée par la vie qui tente simplement, et depuis son plus jeune âge, de trouver sa place au milieu des contingences raciales, familiales et sociales.
Jamais cette histoire ne verse dans la caricature, si bien que chacun peut y reconnaître ses comportements. Car Les Staveney, cette famille bourgeoise blanche, de gauche et ouverte, qui se découvre soudain une descendance métisse, a les meilleures intentions du monde mais ne peut s’empêcher de marquer la différence.
Cela commence quand Edouard doit garder un soir Victoria alors qu’elle n’a que huit ans. Victoria ne se remettra pas de cette rencontre fortuite d’un soir, vite oubliée par Edouard, fascinée qu’elle est par ce logement immense et par la générosité paternaliste de l’accueil. La voici plongée dans l’engrenage d’une nostalgie sociale mais aussi, sans se l’avouer ou le formuler, sentimentale. Elle la conduira à une liaison d’un été avec Thomas, le frère d’Edouard, dont naîtra Marie. Si elle omet de lui révéler sa paternité, c’est sans doute pour tenter d’oublier cette relation trouble où elle n’existe que dans les projections de l’Autre mais aussi dans sa propre projection. Mais lorsque Marie grandit sans père et que Victoria perd Sam, l’homme qu’elle a aimé, Victoria craint pour l’équilibre et l’avenir de Marie, et reprend contact avec Thomas. La voici replongée dans l’ambiguïté, ouvrant à Marie un destin qu’elle ne maîtrisera plus, soucieuse de ne pas l’enfermer dans ce qu’elle perçoit de sa propre vie, une impossibilité, un échec.
Edouard était venue la chercher à l’école mais ne l’avait pas identifiée : il ne pouvait pas penser qu’il devait ramener une petite fille noire. Comprenant son erreur, il est saisi de honte mais le mal est fait : le monde de Victoria est devenu un monde pour autrui, où la couleur de sa peau fait la différence. Plutôt que d’être simplement noire, elle sera une Noire aux yeux des Blancs. Et s’en trouve piégée. A moins de se révolter comme sa sœur adoptive, Fanny, qui lui dit : « Ce n’est pas nos maîtres et on n’est pas leurs esclaves ». (2) Mais Victoria ne l’écoute pas. Sartre aurait décrit cette abdication comme une incapacité à être « authentique ». (3) Et Fanon aurait parlé d’une psychopathologie : « C’est parce que la négresse se sent inférieure qu’elle aspire à se faire admettre dans le monde blanc ». (4)
Mais si Victoria n’est pas dans la révolte, elle est quand même dans le refus, qui la fera partir de la maison de campagne des Staveney. Elle ne passe pas par les mots, mais elle passe par l’absence. Son absence au monde est en soi une révolte, certes passive mais où elle se protège, tout en confiant Marie aux mains de ceux qu’elle pense mieux à même de lui assurer un avenir. Cette conscience sociale, qui passe par une expérience intériorisée de l’aliénation, ouvre à cette contradiction : offrir à sa fille la possibilité d’une expérience autre, qui sera la sienne et non la reproduction du triste somnambulisme de sa mère, funambule dans une société qui l’intègre tout en lui reniant une appartenance, vue comme étrangère parce que noire. « Crème au caramel » ou « chocolat au lait » pour reprendre les expressions maladroites du grand-père Staveney, Marie aura plus de chances de crever le plafond de verre, dans les stades ultimes de la maison de poupées que Victoria fait évoluer au fur et à mesure de son histoire. Quant à Charlie, son autre enfant tout noir à qui les Staveney, qui ramènent tout à eux, n’étendront pas une générosité réservée à leur progéniture, il lui reste à regarder passer les trains, en espérant qu’ils l’emmèneront quelque part.
Mon amie Victoria est une ballade dans les méandres des projections, des peurs et des bonnes intentions, douce comme un souffle, cruelle comme la réalité. La voix de Fanny, qui en raconte l’histoire et se demande ce qu’elle aurait pu faire pour la rendre différente, n’est pas une légende à la photo qui soufflerait au spectateur ce qu’il doit penser mais une voix littéraire qui s’appuie sur les musiques et soutient l’élégance de la mise en scène. Il y a du James Ivory dans cette façon de miser sur le romanesque pour faire sentir le mélodrame humain qu’induit le renoncement à soi face à l’anthropophagie sociale. Civeyrac rapproche sa caméra des visages, non pour chercher un sentimentalisme hors de propos, mais pour laisser vibrer l’épaisseur intime des contradictions. Sans slogans et avec une extrême sensibilité, Mon amie Victoria donne à percevoir l’assignation subie du fait de la couleur de peau, et l’intériorisation de l’infériorité qu’elle implique. C’est dans cette conscience et fort de cette émotion que le spectateur peut chercher la créativité permettant de sortir de la fixation et de la répétition.

1. Doris Lessing, Victoria et les Staveney, J’ai lu – Flammarion n°9519, 125 p., 6,20 €.
2. Jean-Paul Civeyrac inverse ici le rôle de Fanny qui dans le roman, sous le nom de Bessie, propose à Victoria de fournir le test ADN de paternité qui rassurerait la famille Staveney (p. 93).
3. Cf. Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, Gallimard, Paris 1976 (1ère éd. 1943), p. 376.
4. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, coll. Points, paris, 1972, p. 48.
///Article N° : 12662

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© Claire Nicol
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