Mon frère et moi

Trois romans d'auteurs afro-américains

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La fraternité est au cœur de trois romans d’auteurs afro-américains : Jamaica Kincaid, avec une traduction de Mon frère, John Edgar Wideman et Toni Morrison dont les romans sont réédités en poche.

Ecrire la vie du frère, telle est l’ambition de Jamaica Kincaid et de John Edgar Wideman. Tous deux aîné(e) de leur famille, ils relatent l’histoire du benjamin, condamné à perpétuité dans le cas de Wideman, et à mort par le sida chez Kincaid – un sort qu’aucun livre ne pourrait changer. Ecrire apparaît surtout comme un acte de survie :  » Je suis devenue écrivain par désespoir, de sorte que quand j’appris que mon frère était mourant, j’étais familiarisée avec l’acte qui me sauverait : j’écrirais à son sujet « , déclare Kincaid.
Le destin de ces frères pousse les deux auteurs à repenser leur propre vie, mais aussi celle qui aurait pu être la leur. La conscience de  » ç’aurait pu être moi  » les conduit inlassablement à se poser la question de leur différence.
Famille, je vous hais… je vous aime
Kincaid n’hésite pas : si elle est aujourd’hui écrivain dans le Vermont et non pas  » mère de dix enfants de dix pères différents «  à Antigua, c’est parce qu’elle a échappé à la mainmise de sa propre mère. La naissance du plus jeune frère ayant précipité la famille dans une misère sans fin, celle-ci envoya l’aînée de dix-sept ans comme jeune fille au pair aux Etats-Unis. Mais la jeune Jamaica n’expédia jamais l’argent à sa famille.  » J’aime les gens dont je suis issue et je n’aime pas les gens dont je suis issue, et je ne sais pas vraiment ce que cela signifie de le dire, sinon qu’une telle chose, pas d’amour maintenant et beaucoup d’amour maintenant, ces sentiments ne sont pas permanents, ou peut-être pas permanents « , écrit-elle.
L’ensemble du livre est parcouru par une violence qui oscille entre clairvoyance sur la cruauté des relations familiales et pure haine, surtout à l’égard de la mère. L’ambivalence des sentiments envers la famille d’origine est en contraste flagrant avec l’amour sans faille que l’auteur dit éprouver pour ses enfants et son mari. Cette ambiguïté se reflète constamment dans le style caractéristique de l’ouvrage, fait de répétitions, de contradictions, de phrases longues mais composées de mots simples, très proches du langage parlé. Parfois pesantes, ces répétitions n’en produisent pas moins un effet envoûtant sur le lecteur, qui, pour arriver au bout d’une idée, aura parcouru d’une traite une dizaine de pages.
Stratégies de survie
Si Kincaid distille délibérément l’histoire de son frère à travers le prisme de sa propre vie, Wideman choisit de faire entendre les deux voix, la sienne et celle de Robby. En écho aux confidences du prisonnier, la méditation de l’auteur sur sa propre vie et sur la difficulté de concevoir ce livre bien particulier ouvrent d’autres volets, faisant de l’ouvrage une œuvre extrêmement riche.
Comme Le Massacre du bétail, le dernier roman de Wideman traduit en français, Suis-je le gardien de mon frère ? est également une réflexion poussée sur la condition des Noirs aux Etats-Unis. La prison où est enfermé Robby sert de miroir au ghetto du quartier de Homewood où les deux frères ont grandi. Partout, c’est la police blanche qui impose sa loi. A travers l’histoire de Robby, la délinquance et la prison apparaissent comme une quasi fatalité dans la vie d’un jeune Noir. L’image de la réussite est celle d’un dealer aux affaires prospères. La tension entre les deux communautés est telle que cette réussite-là apparaît comme une réelle victoire :  » …on ne peut s’empêcher d’éprouver quelque satisfaction à voir un frère, un Noir, prendre le pas sur eux et sur leur système en refusant de jouer leur jeu. Peu importe à quel point nous avons fait nôtres ces lois, on sait qu’elles nous ont été imposées par des gens qui ne nous voulaient pas forcément que du bien « , écrit Robby dans une lettre à son frère.
La révolte du jeune homme semble le mener droit à sa perte. Le grand-frère, devenu écrivain et professeur d’université, adopte une autre démarche, oublie ses origines et se blinde durant toutes ses années d’étude pour réussir.  » Rien d’original dans ma tactique. J’avais adopté la stratégie des esclaves, des opprimés, des sans-pouvoir. Je croyais m’esquiver, mais je forgeais une cage. Je travaillais main dans la main avec mes ennemis. «  Est-ce là l’explication du gouffre qui sépare les deux frères ?
Le portrait que ces réflexions dressent de la société américaine est effrayant. A ses propres enfants, Wideman enseigne l’histoire de la diaspora noire car  » la connaissance de mon passé racial (…) m’aurait été d’une aide précieuse. L’Histoire (…) aurait pu m’enseigner que je n’étais pas seul. Croire que j’étais seul me rendait dangereux, pour moi-même et pour les autres. « 
L’enfer au paradis
Cette dualité face à la majorité blanche est également présente dans Paradis de Toni Morrison, qui décrit la vie d’un village entièrement noir dans l’Oklahoma des années 50-70. Le mythe fondateur de la communauté est une histoire de jumeaux : Coffee et Tea. L’histoire nous raconte qu’un jour, des Blancs qui les virent passer dans la rue leur ordonnèrent, pistolet à la main, de danser pour eux. Tea s’exécuta, Coffee reçut une balle au pied. Depuis cet incident,  » ils ne furent plus frères «  et Coffee  » commença à imaginer une autre vie ailleurs « .
L’ouvrage de Morrison, tout comme celui de Wideman, pose de façon troublante la question d’un choix à faire face à la majorité blanche : se résigner ou se révolter. Coffee et ses deux amis bâtissent leur propre village d’où les Blancs, l’alcool et la police sont exclus. Leur odyssée à la recherche de l’emplacement idéal a des allures bibliques. A Ruby, on enseigne aux enfants l’histoire de l’esclavage et, surtout, ce mythe des pères fondateurs.
Mais les choses changent. La conscience raciale prend petit à petit une tournure haineuse qui glorifie la pureté du sang et se méfie des Métis. Cinq femmes, Blanches, Métisses, Noires, qui vivent dans un couvent abandonné, à la lisière du village, en feront les frais. Le paradis tourne à l’enfer, annoncé dès les premières lignes du roman :  » Ils tuent la jeune Blanche d’abord. Avec les autres, ils peuvent prendre leur temps. « 
Articulé autour de ce retour en arrière, le livre tient remarquablement sa structure et offre des portraits étoffés et complexes. Loin de donner des réponses toutes faites ou des vérités, il se contente de poser quelques bonnes questions.

Mon frère, de Jamaica Kincaid. Traduit de l’américain par Jean-Pierre Carasso et Jacqueline Huet. Editions de l’Olivier, 2000, 194 p., 100 FF.
Suis-je le gardien de mon frère ?, de John Edgar Wideman. Traduit de l’américain par Marianne Guénot. Folio, 1999, 428 p., 45 FF.
Paradis, de Toni Morrison. Traduit de l’américain par Jean Guiloineau. Ed. 10/18, 1999, 362 p., 50 FF.
Lire aussi : Autobiographie de ma mère, de Jamaica Kincaid. Traduit de l’américain par Dominique Peters. Le livre de poche, 1999, 190 p. 26 FF.///Article N° : 1351

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