Poèmes des jours de guerre

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Le Jésuite Toussaint Kafarhire-Murhula est né en 1973, à l’est de la République Démocratique du Congo. Il a une formation de philosophe et de théologien, et vit actuellement à Nairobi au Kenya où il achève ses études. Je ne connaissais pas la poésie de cet auteur, qui, par la magie de l’Internet, m’a demandé un jour de lui préfacer son recueil à paraître : Bukavu. La chanson du soleil en exil. Ce texte ici publié date du 19 mars 2003, jour mémorable où la deuxième guerre du Golfe a débuté.

Louis-Philippe Dalembert est né à Port-au-Prince en 1962. Romancier, nouvelliste et poète, il a été pensionnaire à la Villa Médicis en 1994-95. Pendant les cinq dernières années, il fut vice-secrétaire culturel de l’Institut italo-latinoaméricain de Rome. Titulaire d’une thèse en littérature comparée (Paris III – Sorbonne Nouvelle) sur l’écrivain cubain Alejo Carpentier, il a aussi une formation de journaliste. Grand voyageur, il vient de publier un récit : Vodou ! un tambour pour les anges, photos de David Damoison, préface de Laënnec Hurbon (Paris, Autrement, 2003), et un roman : L’île du bout des rêves (Paris, Bibliophane/Daniel Radford, 2003). Mais la poésie a une place de choix au cœur de l’œuvre. Nous publions ici cet extrait, inédit, sur la première guerre du Golfe.

 » Aï Mouraria (…) où j’ai une fois laissé mon âme
À cause d’un homme avec une petite bouche
Avec une peau sombre et des yeux moqueurs
Un homme qui m’a charmée et qui m’a menti
Mais que j’ai aimé, oh beaucoup aimé
Un amour que le vent a balayé comme une lamentation
Mais que je porte toujours avec moi chaque jour qui passe « 

À l’heure de la sieste
J’ai les fenêtres ouvertes et une fraîcheur doucereuse de sa caresse arrose ma chambre. De quelque part, me parvient rassurant le battement du jour, l’animation du monde. Des bruits lointains d’un métal contre une surface dure, une pierre, ou des coups de marteau d’un forgeron sans doute. Dehors, le soleil d’un après-midi africain dans les branches des arbres géants qui se laissent tendrement secouer par le vent…
Malgré ce soleil, la journée est pourtant fraîche, comme si elle venait de naître, comme si les efforts des hommes et des femmes à lui imprimer une marque indélébile n’étaient pas suffisants pour la vieillir. Ne serait-ce que de quelques heures. Comme si les entailles des espoirs abandonnés ne parlaient pas plus fort que les cicatrices des échecs du passé. Ou tout simplement comme si les bombes en Irak ou les fusillades en Afrique, les mines éventrées n’étaient pas un langage qui burine le temps.
Les secondes, puis les minutes passent silencieuses, mais toujours fidèles l’une après l’autre. Elles avancent vers l’éternité et entraînent ma journée avec elles. Au dehors, rien se semble y prêter attention. Le soleil brille toujours et par moments, des voix confuses me parviennent pour me dire que ma solitude est peuplée de mille présences. Je sais que je ne suis pas seul car la terre est bien habitée par des hommes et des femmes, par l’amour et la beauté, par la joie et par l’effort, par la pensée et par la présence, par la peine et par la solitude, par le deuil aussi, mais surtout l’amitié !
Le  » Fado  » d’Amália Rodrigues langoureusement emplit mon espace et se faufile dans mes rêves d’universalisme. Belle voix des années qui m’ont précédé pour habiller la terre d’émotions éternelles, de couleurs de fêtes et d’humanité.
Et n’est-ce pas que nous passons nous aussi avec chaque jour qui passe ? Et qui de nous passera sur cette terre sans avoir jamais connu la blessure de l’épée meurtrière de l’amour ? Qui de nous portera toujours ses souvenirs comme cette porcelaine antique venue d’une Chine qu’il ne connaîtra que par l’histoire ? Et pourtant je bois dans le  » Fado  » en cette journée qui me vieillit un peu, comme si j’étais né en aval du temps, comme si j’avais enterré mon âme dans la musique, sur une terre que je caresse dans le rêve, ce Portugal si lointain et si proche à la fois. Pourrai-je un jour visiter  » la maison de Mariquinhas  » ?
Ne me dites surtout pas que parce que je viens d’avoir 30 ans, je n’ai donc pas vu Abraham… J’ai une âme qui a plongé son dard explorateur dans l’abysse de l’éternité. Ses yeux ont vu la profondeur de ces petites secondes qui filent insaisissables dans les méandres des émotions. Et pendant que cette journée avance nonchalante, paresseuse mais fidèle et déterminée à poursuivre sa montée vers l’éternité, accepterez-vous le souffle chaud de mon baiser d’espérance sur la peau lumineuse de vos rêves ?
Je sais vers où vous courez. Je sais aussi ce que vous fuyez. Qui sait si mon baiser ne réconciliera pas vos peurs d’hier et vos constructions de demain ? Et si malgré tout vous refusez la main que je vous tends, peut-être en réalité, c’est vous-même qui vous rejetez. Si vous avez appris à aimer le  » Fado  » comme moi, alors donnez-moi votre main et laissez-moi vous entraîner dans la danse. Il se pourrait que les soldats dans cette guerre du Golfe II ne veuillent pas mourir du tout. Ils pourront alors venir nous joindre dans la grande musique qui ressuscite en chacun la véritable humanité…
Toussaint Kafarhire-Murhula, SJ
19 mars 2003
rumeurs d’acier
aux victimes de la guerre du golfe

tracer l’irréparable des heures quand tout s’enfuit vers la débâcle marée de l’horreur trucidant la vie même quel goût a la vengeance des humbles et des pauvres l’ire si l’aigle ivre de vent et d’azur revendique le monopole de l’absurde

on le savait depuis des lunes et des courbées de prière à l’appel du muezzin on le savait des rumeurs vastes du sable le lait avait caillé dans les mamelles des chamelles à l’approche des oracles et les dattiers frappés de rachitisme avaient accouché de fruits morts-nés personne ne sut conjurer la pluie d’acier ni les missiles brandis à la face des étoiles encore moins ces genoux rompus d’avoir tant imploré le néant
on le savait la mort avait fixé rendez-vous sans nul égard pour ses interlocuteurs elle arriva drapée dans ses atours de fête surprenant dans la nuit de glace ceux-là qui s’étaient donnés sans partage aux songes des marais spectateurs indolents ayant oublié la parabole du nazaréen au mont des oliviers elle arriva vêtue d’acier vêtue de haine et d’arrogance elle arriva le regard des enfants désapprit la vaine gloire des héros éteints et la poésie de la lune le soir maquillant le désert

dans la cité il n’était pas resté un seul poète on leur avait brisé les doigts à coups de crosse comme à jarra on leur avait brisé les doigts et piétiné leurs chants sous le regard des pourceaux ceux qui ne surent épauler le fusil s’en furent converser avec des pelotons de pissenlits la mort avait commencé son office par les hérauts les jours qui suivirent prirent la couleur de la fournaise de nabuchodonosor
plus un seul poète et la cité charria ses femmes vêtues de noir ses arbres flambés au napalm ses rivières aphones que firent taire les géants ressuscités d’anciennes décombres venus du ciel et du vaste océan venus des dunes mêmes hier encore complices

puis derrière les murs de la cité les femmes incinérèrent les morts sans fleur ni larme leurs pleurs s’étaient taris au fil des nuits de deuil et de napalm elles ne comptèrent pas les cadavres pareils aux grains de sable du désert ni les arbres calcinés elles n’avaient plus mémoire hormis leurs rêves désormais esseulés les fiancées avaient payé de leurs amours le spectacle des autres les mères folles de chagrin au souvenir de la gésine arrachèrent leur matrice et la livrèrent aux flammes puis les vaincus furent laissés à leurs défunts et à leurs querelles tribales

alors on rangea là-bas les instruments de la victoire parmi les clameurs des décrets des bottes et des écussons paradant sur les boulevards hilares
alors on vit les civilisateurs ces pharisiens du nouvel ordre mondial dépecer les cadavres tels des prédateurs à l’assaut d’une charogne en quête de butins pour le repos de leurs héros les conquérants d’un jour avaient jeté la morale au rebut de l’histoire

Louis-Philippe Dalembert
Paris, janvier 1991

///Article N° : 2990

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