Makena Diop, bonjour. Nous sommes au Festival de Cannes, 60ème édition. Avez-vous eu l’occasion de venir souvent au festival ?
Oui. Comme je suis conteur, j’étais venu sur la Croisette avec la CCAS, le comité d’entreprise des électriciens et gaziers, qui réunissait dix-huit musiciens, conteurs et poètes de rue venant de différents endroits. C’était la première fois : quarante films africains étaient projetés à l’occasion de l’événement Noir-Black-Negra. Je les ai regardés, puis j’ai utilisé des conteurs qui ont jonglé avec les thèmes des films. Autour d’un chapiteau, on a joué tous les soirs et invité les réalisateurs à venir parler de leur structure de narration. Je pense que le conte est une forme d’identité de narration pour les Africains. Je suis ensuite revenu souvent à Cannes parce que j’avais des films qui passaient dans d’autres sections.
Le dernier étant Un héros de Zézé Gamboa.
Oui, il est aussi à Cannes cette année, à la sélection « Cinémas du monde ».
La place du conte n’est pas négligeable dans votre carrière. Comment cela s’articule-t-il avec votre travail d’acteur ? Y a-t-il une influence réciproque ?
Le conte est vraiment essentiel dans ma carrière de comédien. Quand j’avais sept ans et que je n’avais pas école, j’allais voir un oncle qui était conteur populaire. Il utilisait tout le monde comme des personnages : sa femme, les nouveaux nés
Il passait dans les quartiers et je le suivais. Je revenais très sale à la maison et ma mère me grondait en disant : « Ce garçon a vraiment de longues jambes ! ». Je ne comprenais pas. Le soir, je me couchais en poussant de longs soupirs car j’avais entendu des contes qui nourrissaient mon imaginaire. Plus tard, j’ai compris ce qu’elle voulait dire par « longues jambes » : je pensais toujours qu’on pouvait aller très loin et en allant au bout du monde, on ne retrouve que soi-même.
Quand j’ai commencé à suivre mon oncle, je savais que je voulais être conteur. J’avais un frère aîné qui était passé au conservatoire. Je l’ai tanné pour qu’il m’y emmène. Un jour, il m’a emmené au théâtre voir une pièce ; j’étais tout petit mais j’étais sûr que c’était ce que je voulais faire. Je voulais transmettre quelque chose, raconter une histoire, et le conte est le phénomène de la transmission par excellence. On dit en Afrique que « la bouche qui peut faire et l’oreille qui écoute sont toutes deux possédés de la parole vivante ». Pour qu’il y ait communication, il faut le désir de celui qui transmet et le désir de celui qui écoute. À partir de ce moment, l’imaginaire peut se libérer. Je pense que c’est à ce moment, quand j’avais sept ans, que les dés étaient déjà jetés.
Quand on conte une histoire, on ne peut pas ignorer le regard du spectateur car on a un rapport direct avec lui. Quand on est dans l’univers du jeu, il n’y a pas meilleure école que le conte. Si l’on comprend la distance qu’il y a entre un plateau de cinéma, une scène de théâtre et le cercle du jeu du conteur, on peut embrasser l’univers du jeu dans sa totalité.
Le comédien de théâtre et le conteur sont tous les deux en rapport direct avec le spectateur alors que l’acteur de cinéma est coupé de son regard
Oui. La relation entre le spectateur et le conteur ou le comédien est directe ; il n’y a pas à revenir en arrière. C’est sans doute la raison pour laquelle on l’appelle du spectacle vivant : il y a une interactivité entre les deux. Au cinéma, il y a une pulsion qu’on arrête dès que ça ne marche pas. C’est là qu’intervient la technique dans le jeu de l’acteur. En même temps, c’est un art de l’imaginaire. Chaque fois qu’on met les choses bout à bout telles qu’elles doivent se passer, on reconstitue la réalité.
La pulsion est-elle dans le sens de la spontanéité ?
Oui. Quand on commence une pulsion, on a besoin d’aller jusqu’au bout. C’est très difficile de s’arrêter ; ça joue sur les nerfs et la psychologie de l’acteur. En même temps, ce sont des fragments de vie qui, une fois mis bout à bout, vont jusqu’au bout de la pulsion. Quand on intègre cette technique, on arrive à transmettre. C’est en cela que l’univers du jeu est magique.
Vous avez beaucoup accompagné des films. Était-ce une expérience uniquement occidentale ? Si vous avez pu faire cette expérience en Afrique, quelle était la différence entre les publics ?
J’ai beaucoup tourné en Afrique et ici. C’était un projet avec l’association Racines. On avait remarqué que les films africains étaient mal distribués en France. Il m’est venu le concept du ‘ciné-conte’. En Afrique, on apprend l’image par le verbe grâce aux traditions orales : le verbe retentit puis, en fonction de la manière dont on l’entend, on recrée l’image dans sa tête. C’est en cela que le conte est universel. J’avais donc envie de créer une relation semblable. Avec un musicien, on créait un conte sur le thème du film. Ensuite, on avait un débat avec les enfants sur la relation entre le verbe et l’image et on leur demandait s’ils avaient bien compris.
Nous avons fait beaucoup de représentations en Afrique mais aussi dans plus de 300 villes en France. Je voyageais avec mon musicien et mon technicien. J’en suis arrivé à la conclusion que les enfants sont partout pareils. Quand j’étais jeune et qu’on nous apprenait à avoir l’esprit un peu plus ‘subtil’, on nous demandait « Qu’est-ce qui peut passer la nuit dans une petite boîte et qui est plus long que le chameau? ». Évidemment, ce n’était qu’une image. La réponse était « Une pelote de fil » car quand on la déroule, elle est plus longue que le chameau. Le but était de nous apprendre à quitter la surface et à aller chercher la substance. L’esprit apprenait à se projeter au-delà du premier degré. J’ai posé cette devinette en France et un enfant de douze ans m’a dit : « C’est le cerveau ». Je lui ai demandé pourquoi et il m’a dit que le cerveau passait la nuit dans une boîte (la boîte crânienne) et que lorsqu’il se déploie, il est plus long que le chameau. En Afrique, les enfants ont l’habitude de ce genre d’exercice ; ils savent répondre. Si tu leur dis : « Toutes les paroles d’aujourd’hui ne sont pas bonnes à croire », ils répondent : « Surtout les tiennes » ! Ils savent happer ce qu’il y a d’essentiel et de substantiel à comprendre. Là-bas, l’interactivité est beaucoup plus franche et rapide car ils ont l’habitude. En France, une fois rentrés dans le jeu, c’est tout à fait la même chose. Partout où j’ai été, les enfants m’ont toujours fasciné.
Comment s’est passée la relation avec le cinéma, étant donné que le conte préparait la vision d’un film ?
J’ai toujours travaillé sur les thèmes des films que j’avais vus. Si le film finit bien, je travaille sur son thème mais qui finit mal, ou vice versa. Il y a des possibilités infinies. Les enfants arrivaient toujours à voir la différence entre ce que le conte et le film racontent. C’était aussi un prétexte pour eux de discuter du film. On en profitait pour réfléchir sur le mode de transmission du cinéma par rapport à celui du conte. C’est une forme d’éducation qui ne dit pas son nom. On passe par une forme ludique. L’esprit est très réfractaire à l’idée d’apprendre des choses de manière ‘carrée’. Dès qu’il y a une possibilité d’ouverture pour que l’individu soit livré à lui-même et puisse exprimer son point de vue, la transmission est réussie. La transmission fonctionne de cette manière en Afrique.
Y avait-il la possibilité de réagir ensuite au film avec les enfants ?
Tout à fait. Certaines fois, on parlait plus du film ; d’autres fois, du conte en relation avec le film. En général, je racontais mes histoires avec des mots très imagés et les enfants arrivaient à créer une relation entre les images du film et celles du conte. En Afrique, j’ai travaillé dans une émission de télévision. On avait remarqué que les enfants étaient très faibles en français. On choisissait les uvres au programme de l’enseignement et on les jouait devant les enfants, le but étant qu’ils entament une discussion libre sur les uvres. Cette méthode allait contre la méthode académique ‘stricte’ utilisée dans les écoles. C’est important de donner aux enfants la possibilité d’aller beaucoup plus loin sans être tenus dans un carcan par l’autorité des enseignants.
Un jour, en France, je me suis rendu à une école et quand je suis rentré, le pauvre instituteur faisait tout pour essayer d’obtenir le silence. Dès que j’ai commencé le conte, ils se sont trouvés face à un autre niveau de langage, de langue même, et le silence se fit en quelques minutes. Il n’y a pas d’enfant à qui on ne peut pas parler, mais il faut s’y prendre de la bonne manière. Cela implique de rentrer dans son univers.
Au début de notre entretien, vous avez parlé des jambes qui permettent d’aller très loin. Mais voilà que dans « Un Héros » de Zézé Gamboa, vous perdez une jambe. En temps qu’acteur, l’avez-vous vécu comme un handicap ?
Oui, c’est très handicapant. Ça me rappelle des souvenirs très douloureux : quand je suis allé en Angola, pays qui a connu de nombreuses années de guerre, et plus précisément dans la ville de Luanda, j’ai été très choqué. La ville porte les stigmates de la guerre sur les murs, dans les rues, mais aussi sur les gens. Certains marchaient normalement, d’autres essayaient en balançant une de leurs jambes avec difficulté. Il y a 38 000 mutilés là-bas. Pendant la guerre, énormément d’enfants ont perdu leur jambe à cause des mines et ils n’arrivent pas à être réinsérés. J’ai pensé : « Je ne suis pas là par hasard ». Venir porter la vie des gens m’était possible et c’est ce que j’ai voulu. Ça correspondait très bien à mon idée du jeu : porter le malheur, la joie, la vie, l’espoir et l’espérance des autres. Pendant presque toute la durée du tournage, j’avais la jambe pliée sous les fesses. Je me réveillais avec des douleurs atroces à la colonne vertébrale et j’ai compris comment ses douleurs physiques pouvaient se faire ressentir au niveau du moral. Ces gens-là ont besoin de courage pour vivre et ils se battent avec une force incroyable pour pouvoir exister. C’est ce paradoxe qui m’a touché dans ce film. La douleur physique était presque une reconnaissance, une façon de me dire que j’avais le droit de porter la vie de ces gens-là.
J’aimerais faire un parallèle avec la vocation des cinématographies africaines, qui tentent d’exprimer ce que ressent le Continent. Y a-t-il eu des moments dans votre carrière où vous avez eu le sentiment d’avoir la possibilité de vivre cela au maximum ?
C’est très compliqué. Quand on est dans ma situation, on a vraiment envie de porter de vrais choix, de parler de l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui car on se sent une responsabilité. En temps qu’Africain, on ne peut pas le nier. Il nous arrive souvent de porter de vraies histoires mais il nous est aussi arrivé de nous montrer durs en refusant de faire certaines choses car ça ne correspondait pas à l’image que l’on avait de l’Afrique. Nous avons toujours essayé de ne pas contribuer aux préjugés sur l’Afrique.
C’est assez difficile de voir uniquement d’après un scénario ce que le film donnera
Tout à fait. Il est vrai que nous avons eu de gros problèmes de formation en Afrique. Il nous est arrivé d’avoir des relations très difficiles avec des réalisateurs. On est obligé de négocier car c’est le film du réalisateur mais on n’est pas content de la tournure qu’il prend. Malheureusement, on n’en sort jamais indemne.
C’est sans compter qu’il n’y a pas beaucoup de films, donc de rôles, à proposer étant donné la réalité économique.
L’éthique se trouve face à la nécessité de faire du boulot alimentaire. On peut aussi choisir d’avoir une estime de soi, de conserver en soi ce qu’il y a de meilleur. Pour donner aux autres, il faut pouvoir s’estimer soi-même. Attention, je ne parle pas de narcissisme.
En dehors des rares possibilités offertes par la cinématographie d’Afrique noire, arrivez-vous à trouver, sur le marché français ou international, des rôles qui correspondent à votre éthique et à votre envie ?
Au début, c’était très difficile. J’ai passé des années à refuser des rôles que je trouvais dégradants, remplis de clichés et proposés par des personnes qui ont presque profité de l’occasion pour nous insulter. Les rôles commencent seulement à changer. Je viens de finir un film avec Laurent Salgues, Rêves de poussière, en français, et le tournage s’est très bien passé. J’ai toujours eu envie de travailler en France mais jusqu’ici, je n’avais pas eu de propositions satisfaisantes. J’espère que ce film est le début d’une longue histoire.
C’est un très beau film, sur un rythme doux, où l’on peut réellement entrer dans l’intériorité du personnage. Vous y tenez un rôle très fort, très dur. C’est une histoire d’orpailleurs qui voient la recherche de l’or comme un eldorado impossible. C’est une allégorie générale d’un continent à la recherche d’un devenir et qui a beaucoup de mal à sortir du tunnel. Comment avez-vous vécu ce tournage, au milieu de la poussière et de la chaleur ?
J’en reviens à ce que je disais tout à l’heure. En temps qu’acteurs, nous sommes porteurs de rêves mais si on ne fait pas attention, on s’extrait soi-même de sa propre réalité. Porter l’espoir de l’Afrique suppose être africain, avoir les pieds plantés sur cette terre. Quand je me suis rendu à Essakane, où il faisait 50 degrés à l’ombre avec des vents de sable qui nous fouettaient, j’ai regardé le village, construit tout de terre. Des gens étaient venus de l’autre village, avaient traversé la frontière et créé un village fantôme ; la police était à côté et les attrapait quand ils pouvaient. La nuit, ils vont creuser des trous pour suivre des chemins de quartz. Et à l’aube, blancs comme des fantômes, ils portent les sacs sur la tête et on voit leurs ombres furtives regagner le village. Certains matins, on trouvait qu’un puit s’était effondré et que quelqu’un y était mort en tombant. C’est une réalité quasi quotidienne. Dans le village, les enfants avaient un regard hagard. Je me demande comment on peut faire autrement que de vivre ce que ces gens vivent. C’est à partir de ce moment que le cinéma rejoint la réalité dans ce qu’elle a de plus douloureux. Quand j’en parle, j’ai la chair de poule. On est resté là-bas, on y a vécu le temps qu’il fallait et quand on est parti, on a emporté avec nous une partie de la vie de ces gens. C’est ce qui nous a permis de nous façonner nous-mêmes.
Le cinéma arrive-t-il à rendre au minimum la réalité de ce que vivent ces gens ?
C’est vrai. Le cinéma est un formidable moyen de rendre compte de leurs vies car il touche énormément de gens. C’est un art puissant et c’est en cela que l’Afrique n’a pas eu beaucoup de chance jusqu’ici. S’il y avait une réelle volonté politique et que le cinéma arrivait à se développer, je crois que ce serait un vecteur formidable pour le développement pour le peuple. Il faut se battre sur ce front, pour que le cinéma soit un art intégré, soutenu et aimé. Quand on se rend au fin fond du Sénégal pour projeter un film et qu’on regarde la réaction des gens qui n’ont jamais vu ça, on voit que ça change leur vie et on se dit que l’Afrique a besoin de découvrir le cinéma. Elle en a besoin pour s’exprimer et se réfléchir.
Et pour se définir une utopie et un destin
Exactement. Se retrouver ici à Cannes, c’est aussi du cinéma. C’est un moment de rêve et on participe à cette fête car c’est un formidable lieu de rencontres, d’échanges, de rêve, de joie et d’espoir. Puis on vit des petits moments de solitude au cours desquels on réfléchit à l’autre partie de la réalité : c’est peut-être ça, la vie. Le cinéma est capable de tout cristalliser et c’est pour moi sa vocation.
Rêves de poussière reste un film marginal ici car, avec sa logique de réflexion sur soi et son rythme calme, il contraste avec le foisonnement cannois. Peut-être aussi que l’Afrique est perçue comme déphasée par rapport à l’évolution rapide du reste du monde ?
Oui, on se pose des questions. On est encore dans un système où le regard posé sur l’Afrique doit encore évoluer.
Néanmoins, Rêves de poussière a été présenté dans la section ACID, ce qui n’est pas négligeable.
Je pense que Rêves de poussière méritait d’y figurer. Mais quels sont les critères d’appréciation, de choix ? Peut-être est-ce le fait que ça soit un français qui soit allé filmer en Afrique ; ce n’est peut-être pas encore rentré dans les murs. Toutefois, comme j’ai participé au film, je ne suis sûrement pas très objectif.
Vous êtes un acteur sénégalais ; quelques cinéastes sénégalais arrivent à faire des films aujourd’hui ; de jeunes sénégalais autour du Médiacentre essaient aussi de faire du cinéma dans des conditions difficiles
Avez-vous l’occasion d’être en contact avec eux ?
Regardez, je porte le tee-shirt du festival du film de quartier ! Je suis beaucoup en contact avec les gens qui y participent car, à chaque fois que je retourne au Sénégal, j’y interviens sur la notion du jeu ou sur des débats sur le métier de comédien et de réalisateur. La dernière fois que j’y étais, le thème était « Filmer à tout prix ». Il fallait que les gosses filment. Des initiatives comme celles-là sont des initiatives heureuses. L’Afrique doit pouvoir proposer des choix. Aujourd’hui, il y a un engouement formidable au Sénégal en matière de cinéma. C’est grâce aux cinémas de quartiers avec Image et vie, au Médiacentre
Des réalisateurs/réalisatrices émergent de cette façon. L’avenir nous le dira mais je trouve ça magnifique.
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