« Quand la terre des morts enracine les vivants », tel est l’intitulé de la 3e édition du colloque « Décolonisons les imaginaires », qui s’est tenu à la Mairie de Paris le 3 novembre dernier. Yamina Benguigui, réalisatrice (1) et adjointe au Maire, en charge de la lutte contre les discriminations, s’est entourée de chercheurs et de politiques pour réfléchir sur l’insuffisance d’espaces pour les musulmans dans les cimetières publics français. Cette réalité est, selon elle, un enjeu d’intégration qu’il serait urgent d’aborder dans les débats présidentiels de 2012.
Les musulmans de France sont-ils des oiseaux sans ailes qui se cachent pour mourir ? Telle est la question que pose Yamina Benguigui dans son discours d’ouverture du colloque « Décolonisons les imaginaires. Quand la terre des morts enracine les vivants ».
Parce que la « grande histoire est une somme d’histoires individuelles », l’élu en charge de la lutte contre les discriminations a souhaité que cette réflexion sur la mort pour les musulmans débute par une série de témoignages. « On a longtemps revendiqué le droit du sol. On revendique désormais le droit du sous-sol ». Tel est le cri du cur lancé par le journaliste de LCI et directeur de l’information du Bondy Blog, Nordine Nabili qui continue en s’indignant : « La génération dont je suis est propriétaire de cette terre. Je veux pouvoir être enterré où je le désire ».
Fanny Aït Kaci, médecin, cofondatrice de l’association Une Chorba pour tous et Le Cur en partage s’offusque à son tour : « Dans les quartiers populaires de Paris, je vois quotidiennement des collectes dans les cafés pour qu’une famille puisse rapatrier le corps d’un défunt vers le Maghreb. Là-bas ils sont pourtant considérés comme des émigrés. En France, ce sont des immigrés. Quand est-ce qu’ils pourront être chez eux sur la terre de France ? ».
En France, sommes-nous égaux face à la mort ? En théorie, oui. La loi française stipule que chacun peut choisir sa sépulture, qu’un respect absolu sera fait des dernières volontés du défunt. Quand aux maires, il est de leur devoir d’enterrer les habitants de leur territoire. Le problème ne tient donc pas à l’impossibilité d’être enterré dans un cimetière public mais de l’être selon les rites de sa religion. Si la question de la pratique religieuse et des lieux de culte est souvent abordée, celle de la dernière demeure est quasi-absente des débats politiques. « Ce n’est que dans les années 1980 que la place de l’islam vis-à-vis de la République est interrogée », explique l’historien Yvan Gastaud. L’arrivée de familles de religion musulmane, avec le regroupement familial de 1974, fait entrer l’islam et les lieux de culte dans les débats politiques par la question de l’intégration.
Pourtant, seulement 82 espaces religieux musulmans sont aménagés au sein des cimetières français dont près d’un tiers en région parisienne. Ils sont appelés « carrés » en référence aux carrés militaires qui regroupèrent les pierres tombales de militaires musulmans pendant la première guerre mondiale. La question de la mort de la population musulmane et de sa vieillesse, est « impensée », dénoncent les sociologues Atmane Aggoun, Claudine Attias-Donfut mais aussi le gérontologue Omar Samaoli (2). « Nous n’avons pas décolonisé les imaginaires. Les musulmans de France ne sont plus des travailleurs immigrés en transit », martèle Yamina Benguigui.
Impensé, l’enterrement des musulmans en France l’est aussi parfois des musulmans eux-mêmes. « La très grande majorité des immigrés de la première génération souhaitent mourir en France, c’est-à-dire y passer leur retraite, mais veulent être inhumés dans leur pays d’origine », remarque Catherine Atthias-Donfut, sociologue (3). Toutefois, lors d’une enquête, elle a remarqué que cette conclusion était sujette aux variables d’intégration et au sentiment d’appartenance. « Les personnes, et notamment les femmes, d’origine immigrée ou devenue française qui ont accès à un revenu correct, à la propriété, etc., marquent davantage leur enracinement en France et leur désir d’y être inhumées ».
Pour cette directrice de recherche à la Caisse nationale d’assurance vieillesse, le choix de l’enterrement répond également à une question identitaire. « Pour les personnes qui ont migré, le choix de l’endroit de l’enterrement sera nécessairement une rupture. Soit, une rupture avec les morts, les aînés enterrés au pays. Soit une rupture avec les vivants, avec l’avenir construit dans le pays d’accueil ».
Les musulmans de France issus des générations suivantes trouvent dans les « carrés » français le fruit de leur identité renouvelée : Français et musulmans.
Pour cela ils ont accepté nombre des rites mortuaires en contradiction avec leur religion, ce que le sociologue Atmane Aggoun nomme « le cumul des cultures ». En premier lieu, le cercueil : « Dans le Coran, le corps doit toucher la terre. Pour respecter les règles de santé publique française, la poignée de terre est jetée dans le cercueil », précise le chercheur. L’Académie de droit musulman de l’Organisation de la Conférence islamique a estimé que l’enterrement d’un musulman dans un cimetière non exclusivement musulman est possible.
Dès lors, les musulmans de France revendiquent une certaine souplesse vis-à-vis de la loi 1905, derrière laquelle se retranchent nombre de maires de France. Ils espèrent pouvoir diriger leurs pierres tombales vers La Mecque et être rassemblés dans le cimetière de droit commun, auprès de musulmans. Selon la loi de 1905, la « République ne reconnaît et ne subventionne aucun culte mais elle assure la liberté de conscience et le libre exercice du culte ».
« Le respect de la laïcité ne doit pas être une excuse pour discriminer une nouvelle fois des Français de confession musulmane ». « Il faut arrêter de se cramponner à une laïcité narrative » renchérit Atmane Aggoun. Il cite alors les propos du philosophe Régis Debray, qui parle de « laïcité intelligente ». Il s’agirait, donc, non pas de contrecarrer la loi sur la laïcité mais de la compléter au nom d’un certain principe de réalité. Et les chercheurs de rappeler les aménagements octroyés aux religions chrétiennes, comme le financement des services d’aumôneries dans les écoles et hôpitaux. Toutefois, une loi spécifique aux cimetières datant de 1881 explicite la réticence des maires, tel que l’a rappelé le conseiller d’État, Rémy Schwartz. Celle-ci interdit les cimetières « interconfessionnels » : « Tout regroupement par confession sous la forme d’une séparation matérielle du reste du cimetière est interdit. »
Pourtant des maires de France choisissent de se référer plutôt aux circulaires ministérielles (4) les incitant au contraire à aménager des espaces spécifiques. « Notre République est laïque car tous peuvent y trouver leur place », défend Catherine Peyge, la maire de Bobigny, où se trouve le premier cimetière musulman, ouvert en 1937. Désormais inscrit à l’Inventaire des monuments historiques, il abrite l’histoire de l’immigration en France.
À Goussainville, proche de Roissy, un « carré » musulman a récemment été aménagé. « Pour la jeune équipe municipale que nous formons cela n’a soulevé aucune polémique. Pour la population non plus. Les gens s’en fichent », affirme Badr Slassi, l’adjoint au maire en charge de l’administration générale. Un chemin dallé sépare les musulmans qui souhaitaient être enterrés auprès de personnes de leur religion et le reste du cimetière. Cette disposition a été réfléchie avec l’association musulmane de la ville. « Il existe un consensus sur le fait que chacun peut être enterré dans la dignité, dans le partage de la terre ».
Marinette Bache, présidente des services funéraires de la Ville de Paris, témoigne également de cette réalité de terrain : « À la Toussaint, il y avait dans nombre de cimetières, des Asiatiques qui sont venus fleurir leurs tombes alors que cette fête ne signifie rien dans leur religion. Les tombes musulmanes sont aussi fleuries de chrysanthème. N’est ce pas une preuve visible des traditions que se mêlent, de cet enracinement par la terre ? »
De la contrainte par la loi, à l’image de ce qui se fait pour les logements sociaux, à l’élaboration de conventions à l’échelle locale entre les associations cultuelles et les maires, les acteurs publics présents au colloque ainsi que les chercheurs s’accordent sur la nécessité de trouver une solution rapidement. Au sein d’une République pluraliste, la question des « carrés » musulmans devient une préoccupation de droit commun, que d’autres confessions, telles que les hindouistes et bouddhistes vont être amenées à poser dans l’avenir.
Faute de cela, certains Français de confession musulmane rapatrient les corps de leurs morts dans un pays qu’ils n’ont pas nécessairement connu ni choisi comme dernière demeure. Le droit au respect de la volonté des défunts de tradition musulmane constitue une revendication, qui non assouvie, risque de fragiliser l’intégration d’une partie de la population française. Le sentiment d’appartenance est d’autant plus un enjeu qu’existe chez les jeunes générations de culture musulmane, nées françaises, un ressentiment à l’égard d’une terre où elles sont nées mais qui ne les accepterait pas. C’est ce que craint, à travers ses travaux de terrain, le sociologue Atmane Aggoun qui parle d’une « résistance par le corps ».
Pour conclure ce colloque « Décolonisons les imaginaires. Quand la terre des morts enracine les vivants », Yamina Benguigui envisage de proposer au Maire de Paris, Bertrand Delanoë, d’envoyer une lettre ouverte aux ministres des Cultes et de l’Intérieur pour mettre fin à l’insécurité juridique à laquelle sont confrontés les maires de France, afin qu’ils puissent répondre « avec justesse et justice à la question de la mort ».
1. Yamina Benguigui est réalisatrice du film Mémoires d’immigrés.
2. Gérontologue, directeur de l’Observatoire gérontologique des migrations en France (OGMF).
3. Claudine Atthias-Donfut est l’auteur de L’enracinement. Les immigrés vieillissent aussi.
4. Des circulaires ministérielles datant de 1975,1991 et 2008 incitent les maires de France à aménager des espaces confessionnels dans les cimetières de droit commun.///Article N° : 10496