Quelle coopération culturelle entre les États ACP ?

Entretien d'Olivier Barlet avec Aya Kasasa

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En octobre 2006, se sont déroulés dans la capitale dominicaine, Saint-Domingue, la Seconde réunion des ministres de la Culture ACP et le premier Festival ACP. Ces deux événements témoignent de l’intérêt grandissant des États ACP pour le secteur culturel. Aya Kasasa, responsable de la culture au Secrétariat ACP, éclaire les ambitions et les défis du Groupe en matière de politiques, de développement et de coopération culturels.

Vous êtes responsable de la culture au Secrétariat du Groupe des Etats ACP. En quoi consiste cette fonction et comment la culture s’inscrit-elle dans les missions du secrétariat ACP ?
Le groupe des Etats ACP a été créé lors de la signature de l’Accord de Georgetown (Guyana), le 6 juin 1975, par 46 pays décidés à affirmer leur identité commune basée sur la solidarité et le souci d’un développement économique et social, dans le cadre de la coopération avec la Communauté économique européenne (CEE). Ils ont ainsi doté le Groupe d’un véritable statut juridique en créant une structure permanente : le Secrétariat ACP dont le siège est à Bruxelles. Depuis, le Groupe s’est élargi et compte aujourd’hui 79 membres, totalisant une population de 700 millions d’habitants répartis sur trois continents.
Aujourd’hui, le Secrétariat ACP entretient des relations de coopération au développement avec l’Union Européenne dans le cadre de l’Accord de partenariat ACP-CE, mieux connu sous le nom d’ « Accord de Cotonou », signé en 2000 au Bénin. Le Secrétariat assure la gestion administrative du Groupe, et assiste les organes de décisions et de consultation du Groupe dans leurs missions. Il est dirigé par un Secrétaire général, Sir John Kaputin, chargé de la mise en oeuvre de la politique internationale du Groupe ainsi que de l’animation et de la coordination de la politique de coopération. Sous l’autorité des organes politiques du Groupe ACP (Sommet des Chefs d’Etat et de gouvernement, Conseil des Ministres, Comité des Ambassadeurs), le Secrétariat ACP a pour missions d’exécuter les tâches qui lui sont confiées par le Sommet des Chefs d’État et de gouvernement, le Conseil des Ministres, le Comité des Ambassadeurs et l’Assemblée parlementaire ACP, notamment contribuer à la mise en œuvre des décisions de ces organes et suivre la mise en oeuvre de l’Accord de Cotonou. Dans mon cas, je suis notamment chargée de la mise en œuvre de la politique culturelle du Groupe ACP.
La culture était-elle importante ou considérée comme marginale dans les accords de Cotonou ?
Le groupe ACP a toujours revendiqué l’importance de la culture pour le développement de ces États. Dans la Convention de Lomé, la culture avait une place très importante, et il existait une Fondation culturelle ACP/UE. Si cela n’a pas toujours été le cas du côté de la Commission européenne, où la culture était considérée comme une « priorité négative », c’est-à-dire le parent pauvre de la coopération, on constate aujourd’hui une nette amélioration de la situation. En effet, dans sa stratégie de développement, le Commissaire au développement Louis Michel fait référence à la culture comme étant un des « piliers du développement », et la CE développe une communication sur la culture qui devrait être bientôt publiée. On peut donc dire qu’il y a un objectif commun, le développement des États ACP, avec des stratégies différentes.
Le premier festival des pays ACP s’est tenu à Saint-Domingue en octobre 2006. Comment ce premier festival s’inscrit-il dans l’action du secrétariat et pourquoi s’est-il tenu à Saint-Domingue ?
Premier festival ACP parce qu’il s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 27. Depuis le sommet de Libreville, les chefs d’État et de gouvernement ACP ont décidé d’accorder une importance particulière à la culture pour le développement. Il revenait au Secrétariat ACP avec le Comité des Ambassadeurs de donner vie à cette demande. On a organisé une première réunion des ministres de la Culture en 2003 à Dakar, au Sénégal, pays qui s’est toujours montré très engagé en faveur du développement culturel. Cette réunion a adopté une « Déclaration de Dakar sur la promotion des cultures et des industries culturelles ACP » (2) et son Plan d’action, dans lequel les ministres ont demandé l’organisation d’un festival visant à montrer la richesse et la diversité culturelle des pays ACP et la création d’un marché des industries culturelles. Au départ le festival devait avoir lieu en République d’Haïti en 2004 pour accompagner ce pays dans les commémorations, mais vu la situation politique et le budget d’un tel événement, il a fallu attendre qu’un autre pays se propose de l’accueillir, toujours dans la région Caraïbes qui tenait à en conserver l’organisation.
Cela n’a pas été mal perçu par les pays africains qui constituent le gros du groupe ACP que ce soit ainsi décentralisé ?
Non. Un des principes qui sous-tend le groupe ACP c’est la solidarité. On essaie d’avoir un équilibre. Il y a énormément de réunions qui se passent en Afrique, moins dans les Caraïbes et le Pacifique. L’idée de la diaspora était au contraire importante, avec l’image des pays africains arrivant jusque dans les Caraïbes.
Si l’on voulait définir la philosophie de ce festival et ses objectifs, quels seraient les maîtres mots ?
L’idée première, c’était la coopération intra-ACP avec ses six régions très différentes, l’idée de diversité culturelle, d’échanges et de dialogue. Le groupe existe depuis 30 ans mais c’était la première fois que ses Etats membres se réunissaient au niveau culturel. Il y avait aussi cette idée de « Festival des festivals », avec la rencontre des différents festivals ACP sur leur propre territoire.
Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose d’un peu artificiel dans ce regroupement ACP qui résulte finalement d’un regroupement de coopération de l’Union Européenne ?
Le Groupe des Etats ACP a été créé dans un contexte historique particulier en 1975, avec la volonté pour les 46 pays signataires de l’Accord de Georgetown de s’unir pour se renforcer et mieux faire entendre ses points de vue. Il se trouve que l’on a un partenaire très important qui est l’Union Européenne mais ce regroupement n’a rien d’artificiel. Il est au contraire très concret de faire en sorte que les pays ACP sortent de la pauvreté. Nous sommes habitués à nous rencontrer entre Africains, Caribéens et gens du Pacifique. Ces échanges sont aussi organisés au niveau régional. Il n’y a pas de contradiction là-dedans, bien au contraire.
Il y a quand même une grande diversité de visibilité, entre l’Afrique, très présente à travers une multitude de festivals, les Caraïbes un peu moins et le Pacifique qui nous semble très éloigné.
C’est peut-être parce que vous êtes français que vous voyez les choses comme cela. Si vous habitiez en Nouvelle-Zélande ou en Australie, vous sauriez ce qu’il se passe dans le Pacifique et l’Afrique ne vous dirait peut-être rien du tout. Les Canadiens ou les Américains sont beaucoup plus au fait de ce qu’il se passe dans les Caraïbes que les Européens. C’est une question de point de vue, d’où l’intérêt d’avoir ces échanges. C’est une occasion très riche, unique, de voir ce à quoi on ne serait pas confronté autrement.
Le festival a été précédé d’une rencontre des ministres de la Culture des pays ACP : n’est-ce pas là un signe des temps par rapport à une vision des artistes qui existait autrefois, considérés comme plutôt dérangeants ?
Il n’y a pas de contradiction. N’oubliez pas que nos ministres de la Culture ne doivent pas seulement songer à la culture mais aussi au développement de leur pays. C’est ce qui sous-tend ce groupe. Toutes nos actions vont dans le sens du développement économique, social et culturel de nos pays.
Quels étaient les objectifs de cette seconde réunion des ministres de la culture ACP ? Qu’a-t-elle apporté de nouveau par rapport à la première réunion ministérielle qui s’est tenue à Dakar en 2003 ?
Cette réunion a permis de faire le point sur l’état de mise en œuvre du Plan d’action de Dakar et d’avancer de nouvelles idées. Par exemple insister sur le rôle des nouvelles technologies, voir où en sont les réseaux culturels, identifier des projets culturels qui seront financés sur le 10e Fond européen de développement en lançant de nouvelles pistes de coopération, notamment en coopération sud-sud avec des pays comme le Brésil.
On parle beaucoup de mutualisation comme on parlait de réseaux. Les ministres sont-ils dans cet esprit-là aujourd’hui ?
Oui, je pense qu’ils se rendent compte qu’ils ont dans leur pays un matériau très important. Ce dialogue entre les opérateurs culturels et leur gouvernement est nécessaire. Des pays qui sont plus ouverts à ces échanges peuvent donner des conseils, partager leur expérience. C’est très positif. On dit souvent que ces réunions sont des grandes messes jamais suivies d’effet. Là, ils ont tenu à se retrouver pour faire le point, corriger et donner de nouvelles orientations. On ne peut que s’en féliciter.
Des rencontres professionnelles, réunissant de nombreux opérateurs culturels ACP, se sont tenues parallèlement au festival. Hélas, bien peu de ministres, excepté ceux du Mali, du Sénégal et de la République dominicaine, y ont assisté. N’est-ce pas une occasion manquée de rencontre entre les artistes et leur gouvernement ?
Il ne faut pas mélanger les choses. Les rencontres professionnelles organisées durant le 1er Festival ACP s’adressaient en priorité aux opérateurs culturels, aux professionnels. Les ministres étaient bien entendu invités, certains ont décidé de rester mais ils étaient là en tant qu’observateurs. Il y a eu des échanges possibles mais je crois que dans nos pays les opérateurs culturels sont un peu frileux. C’est pour ça qu’il est important que les réseaux culturels se créent et ne soient pas organisés par les ministres mais par les professionnels. Peut-être sera-t-il plus facile pour eux d’avoir un dialogue avec leurs autorités en étant groupés. Le groupe ACP peut amener des outils, un espace d’échange et de prise de contact. La suite doit se faire par les opérateurs eux-mêmes chez eux.
Il y a encore du pain sur la planche !
Oui, les rencontres avaient entre autres pour objectif d’aider les opérateurs à se structurer. On leur a donné des informations sur le financement, sur ce qu’il y a moyen de faire. On peut les aider à prolonger ces rencontres chez eux au niveau régional pour tenter de mieux s’organiser. J’espère que l’on pourra se retrouver dans trois, quatre ans pour voir comment ils ont avancé. On s’est rendu compte qu’il se passe énormément de choses mais toujours chacun dans son coin. C’est dommage. Il y a vraiment besoin d’une mutualisation des efforts, des fonds, des capacités.
Vous évoquez la possible création d’un observatoire culturel des ACP. Quel serait le rôle de cet organisme ? Comment fonctionnerait-il ?
L’idée de cet observatoire vient aussi de la première réunion des ministres ACP de la culture qui avait demandé la création d’une fondation culturelle ACP. Les ambassadeurs ACP ont proposé aux ministres de commencer par mettre en place un observatoire culturel. Pourquoi ? Parce qu’il faudra d’abord trouver le financement pour la mise en place d’une telle structure. L’observatoire culturel sera conçu comme une première étape dans la création d’une future Fondation culturelle ACP. Il ne s’adresse pas qu’aux professionnels, il s’adresse aussi aux politiques ACP. Il faut créer une stratégie politique ACP dans le domaine de la culture. On s’est rendu compte qu’on manquait de données générales concernant ce secteur dans les six régions. C’est pour cela qu’on travaille sur un manuel des industries culturelles ACP, pour faire le point. Il fallait une structure qui puisse récolter toutes ces données, mener des études, consulter, poursuivre l’organisation de ces rencontres professionnelles, faire des propositions de politiques culturelles pour les États ACP. Cet observatoire s’adressera aux institutions, aux politiques et aux opérateurs culturels.
Le MASA d’Abidjan est un marché très important pour les artistes, certes insuffisant à l’échelle ACP car principalement francophone, mais c’était souvent la seule possibilité pour eux de contacter des acheteurs. Comment se passe l’articulation entre le projet ACP et le MASA ?
Le projet ACP ne remplace pas le Masa, il donne une plate-forme plus importante à ce qui existe déjà. C’est dans ce cadre que l’on a fait appel à des partenaires autres que la Commission européenne pour l’organisation de ce festival. On a un accord de partenariat particulier avec la Francophonie qui était prête à faciliter la participation du MASA au festival des festivals ACP, donc c’était très bien.
Le slogan de la Francophonie c’est l’affirmation de la diversité culturelle dans le monde. Quel serait le « slogan » des pays ACP ?
La diversité culturelle, c’est un combat mené dans le cadre de l’UNESCO où la plupart des pays ACP sont représentés. Et pour nous c’est la base. C’est bien pour cela que l’on parle des cultures ACP et non pas de la culture ACP. Il faut que l’on puisse échanger : la diversité culturelle est le terreau sur lequel on peut construire. Un slogan ACP pourrait être l’affirmation du lien qui existe entre la culture et le développement : « la culture pour le développement ».
Comment vous situez-vous ? Dans un rôle plutôt fédérateur ?
Absolument. Nous tentons de favoriser les actions culturelles qui ont plusieurs partenaires. Au niveau du secrétariat, on s’est battu pour faire appel aux gens qui travaillent déjà dans ce domaine. Nous avons un projet de plus de deux millions d’euros en partenariat avec l’UNESCO, le BIT et la CNUCED, chacun avec sa spécificité. On a tenu à ce que ce projet soit mené par plusieurs partenaires. On a tout intérêt à mutualiser non seulement nos efforts au niveau technique mais également financier.
À l’issue de la semaine de rencontres professionnelles, les opérateurs culturels ont formulé une série de recommandations par secteur qui doivent être transmises, via le secrétariat ACP, aux ministres de la culture. Où en est ce processus ?
Notre rôle c’est de les transmettre aux autorités ACP, à nos partenaires et aux opérateurs culturels qui n’ont pas pu venir. On a suscité cette première rencontre mais la suite doit venir du terrain. Alors nous les soutiendrons. L’accord de Cotonou a apporté une grande nouveauté par rapport aux conventions de Lomé : la société civile, et les opérateurs culturels en font partie, a désormais un accès direct au Fonds européen de développement. Les opérateurs peuvent présenter des projets culturels directement, ils ne sont pas obligés de passer par nous. Notre rôle est de leur donner cette information, pas de créer des projets pour eux. Il y a des délégations de l’Union Européenne dans les pays ACP, des ordonnateurs nationaux ou régionaux du Fonds européen de développement, généralement les ministres des Finances. Ils peuvent donc passer par eux ou s’adresser directement à Bruxelles.
Comment collaborez-vous à la définition du 10e Fonds Européen de Développement de l’Union Européenne ? La place de la culture va-t-elle évoluer ?
Nous nous y sommes engagés ! Chaque État, avec la commission européenne, identifie sa stratégie de développement, en y intégrant ou non la culture, d’où l’importance de réunir les ministres pour les alerter sur le fait que s’ils ne demandent pas à inscrire la culture, elle n’y figurera pas. À l’échelle intra-ACP, nous souhaitons une augmentation des fonds, pour pouvoir organiser plus de choses, financer des programmes culturels plus importants. Avec ce festival on a pu montrer la richesse du domaine culturel : des événements et créations de qualité méritent d’être appuyés. Or pour cela on a besoin de plus de financements. On aimerait pouvoir organiser des résidences d’artistes intra-ACP. Permettre aux artistes du Pacifique de découvrir la création en Afrique et vice-versa. Ce serait très riche. Aider un Etat à définir sa politique culturelle, réunir les professionnels pour qu’ils puissent avoir un input dans la définition de cette politique, ça coûte de l’argent, il faut mener des études, l’observatoire va nous y aider.
C’est déjà une réponse aux critiques qui vous sont faites d’avoir organisé un festival avec un budget très important.
Ces critiques ne sont pas fondées. On a organisé ce festival avec un budget minimal, équivalent au budget d’un petit festival de rock en Belgique par exemple. Un budget de 800 000 € pour une cinquantaine de pays représentés, avec la prise en charge des voyages, de l’hébergement, de l’assistance technique et de la logistique. Et nous avons tenu à faire ce festival dans les meilleures conditions : les artistes ne sont pas venus sans cachet, sans respect.
Donc un bilan positif ?
Extrêmement. C’est un premier essai : il y a toujours des choses à ajuster. J’aimerais un festival plus long où les gens pourraient assister aux rencontres professionnelles sans négliger les autres aspects du festival. Pour revenir à son budget et être tout à fait transparent, outre le pays d’accueil qui a apporté un gros soutien et celui de la Francophonie, de l’ordre de 40 000 €, il est couvert par le Fonds européen de développement (FED), mis en œuvre selon des procédures financières bien précises. Ce n’est pas un festival commercial, le secrétariat ne touche pas un franc dessus. Au contraire, il finance la participation de son personnel pour organiser tout cela. Il va y avoir un audit et c’est tout à fait normal, comme pour tout projet de développement mis en œuvre dans le cadre du FED. C’est de l’argent public, on en est conscient et il est dépensé dans l’idée du développement des États ACP.

1. Consultable sur le site www.acp.int///Article N° : 5832

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