La bande dessinée issue du continent est connue en France des initiés par quelques auteurs qui y sont édités : les Congolais Thembo Kash, Barly Baruti, Serge Diantantu, le Centrafricain Didier Kassaï ou le Béninois Hector Sonon. Cependant, sur le continent, la en bande dessinée est plein essor. La production est en hausse, des festivals créés au cours de la dernière décennie se pérennisent (Mboa BD à Yaoundé, Fibda à Alger, Gazy bulles à Tananarive) et des maisons d’édition spécialisées sont très actives comme Ago Média (né au Togo en 2010) ou Elondja (RDC, 2003). Enfin, plusieurs revues BD connaissent également du succès comme Gbich ! en Cote d’Ivoire ou Ngah à Madagascar. De plus, l’auto-édition permet à des auteurs de diffuser eux-mêmes leur production à de petites quantités à l’occasion de foires et salons. Dans ce contexte, tous les genres sont abordés à l’exception d’un seul : l’érotisme. Retour sur une étonnante exception culturelle africaine, selon Christophe Cassiau-Haurie, à partir d’exemples d’ouvrages issus d’Afrique francophone…
La scène n’aura duré que quelques secondes. Christèle feuillette l’album rapidement, ne s’attarde pas sur l’histoire résumée sur la 4ème de couverture, ni sur la qualité des dessins en noir et blanc réalisé directement au stylo bille. Elle a juste une petite réaction de recul en découvrant les deux cases où une scène de sexe est représentée. Puis elle repose le livre d’un air dégouté et me dit : « Ceci ne fait pas partie de notre politique d’acquisition ! »
Cette scène vécue à la bibliothèque de l’Institut Français de Tananarive lors de l’un de mes voyages de promotion illustre bien les rapports complexes – entre pudeur et répulsion – que peut entretenir une part du public africain.e avec le sexe représenté dans les livres. L’ouvrage en question, Les dessous de Pointe noire de l’auteur Congolais KHP, est pourtant vendu en Europe sans mention particulière ni classement spécifique[1].
Il serait sans doute difficile d’expliquer pourquoi : Influence du christianisme et de l’islam ? Tabou ancestral ? Volonté de se démarquer de l’Occident ou au contraire lointaine influence coloniale ? Les pistes sont nombreuses et probablement toutes à creuser.
Néanmoins le constat est que dans l’immense majorité des pays africains, et ce depuis l’indépendance, on ne trouve ni ouvrages ni films à caractère pornographique diffusés dans les kiosques ou sur les marchés. Une réelle censure ( et/ou autocensure ? ) existe et qui persiste malgré la généralisation d’Internet et de ses sites.
La BD n’échappe pas à la règle, en effet le nombre d’albums contenant des scènes de sexe, même suggérées, est rarissime dans la production africaine.
Il est même parfaitement possible d’en faire la recension, tellement la liste est courte… Elle ne concerne quasiment que des albums édités en occident.
On peut parler d’une seule case dans le collectif Sommets d’Afrique, isolée dans une histoire dessinée par le Tchadien Adjim Danngar. Cette unique case au milieu d’un récit bien sage a rendu difficile la diffusion de cet album dans les milieux scolaires du continent.
On peut aussi citer Paris vaille que vaille de l’Ivoirien Koffi-Roger N’guessan. Celui-ci positionne son héroïne dans une posture SM (Bondage) pendant quelques pages. Cette scène – issue aussi de l’image que le dessinateur, qui n’avait jamais voyagé en Europe à cette époque, se faisait des fantasmes européens – était censée représenter la perversité en matière sexuelle de certains trafiquants-proxénètes occidentaux.
L’ouvrage, Le cauchemar d’Obi de l’auteur équato-guinéen Ramon Ebalé, constitue un pamphlet acide contre le dictateur équato-guinéen Obiang Nguéma. Ebalé le met en scène au lit avec des prostituées complètement dévêtues. Cependant, il n’y a aucun érotisme dans sa démarche mais bien au contraire une réelle volonté de ridiculiser Obiang dans des situations scabreuses et caricaturales. Objectif réussi puisque l’auteur recevra à la fois le prix « Couilles au cul » au Off du Festival d’Angoulême et cinq mois de prison dans son pays d’origine pour atteinte à la dignité du chef de l’Etat…
La collection érotique Blagues coquines (Joker) était constituée d’un collectif d’auteurs parmi lesquels on comptait deux auteurs de République démocratique du Congo : Albert Tshisuaka) et Pat Mombili. Mais ces deux dessinateurs faisaient surtout du travail de commande et se contentaient de dessiner des planches parfois salaces sans que l’on puisse considérer celles-ci comme un travail personnel.
On peut citer cependant le magnifique album érotico-poétique du Mauricien Eric Koo Sin Lin, [Aventures] La traversée des océans, qui raconte les rencontres, y compris sexuelles, d’une jeune et jolie voyageuse. Si les scènes de sexe sont reproduites sans détour, elles sont toujours au service d’une histoire balançant entre rêveries et introspection. Installé en Australie, Éric Koo n’a quasiment pas diffusé cet album dans son pays d’origine où il aurait pu être mal accepté. Les ventes se sont faites essentiellement par souscription, selon le modèle économique de Sandawe, la maison d’édition, aujourd’hui défunte, qui l’avait édité. Mais ces quelques exceptions sont des œuvres destinées au marché européen, le bilan pour les productions entièrement locales est encore plus famélique.
Au Cameroun, Les chroniques de Mbango et Olivia d’Otili Bengol (Yannick Bengono) diffusées depuis plusieurs années dans la revue Bikangas, met en scène la rivalité entre deux prostituées partageant le même trottoir : Mbango, plus âgée et plus ronde et sa concurrente plus jeune et mince, Olivia. Si les dialogues sont souvent crus, si l’objet principal de leurs discussions reste la façon d’attirer un maximum de clients, aucune scène de sexe n’y est jamais montrée ni même suggérée. Enfin, au Cameroun toujours, on peut citer le projet Cambrures de Yannick Deubou Sikoué, Paul Monthe et Jean François Chanson. Dans ce projet, dont la sortie est prévue pour 2020, les scènes de sexe ainsi que la violence des rapports humains sont montrées sans fards, même si les histoires ne basculent jamais dans la pornographie crue.
Il existe cependant quelques exceptions à ce constat un peu désertique, à savoir l’initiative du dessinateur Almo the best qui a prêté une vie sexuelle à Astérix dans son album – hommage, Le dépucelage d’Astérix (sorti sur la plateforme Lulu.com en 2009) et a aussi signé un recueil de planches érotico-pornographiques, Erotix, toujours diffusé sur Lulu depuis 2017. Il est vrai que l’auteur se situe complètement dans la lignée de Fluide glacial (la maison d’édition qu’il a créée s’intitule d’ailleurs Fluide thermal) – ce qui constitue une exception sur le continent – et n’hésite pas à faire preuve d’un humour décalé destiné aux adultes.
Tout cela illustre bien un constat : aucune activité artistique n’est totalement détachée de la société dont elle est issue. De fait, dans des sociétés africaines particulièrement pudibondes, le sexe fait partie de la sphère privée et n’a pas à être montrée publiquement. Rien n’échappe pas à cette règle, même un art aussi « innocent » que la bande dessinée.
Christophe Cassiau-Haurie
[1] Cet album traite d’un sujet peu abordé à savoir les tentatives faites par les jeunes africaines pour migrer en Europe, en particulier en séduisant les expatriés européens de passage.