Un spectacle « dans la gueule du loup»

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Le théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) accueille du 7 au 20 décembre 2020, la pièce « Et le cœur fume encore », jouée par la compagnie Nova et mise en scène par Margaux Eskenazi. Cette oeuvre qui s’appuie sur les braises encore fumantes de la guerre d’Algérie a été présentée l’été dernier à Avignon. 

Deuxième volet d’un diptyque intitulé « Écrire en pays dominé[1] », Et le cœur fume encore poursuit et complète le premier spectacle (Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre) qui était consacré au mouvement de la négritude et à ses ramifications multiples. Ce deuxième volet s’ouvre sur la guerre d’indépendance algérienne et s’achève au début des années 2000, nous donnant à voir sur scène près d’un demi-siècle d’histoire en moins de deux heures. Le dispositif scénographique épuré ainsi que les jeux de lumières permettent aux différents tableaux de surgir tour à tour avec une efficace simplicité : fête de noël dans une SAS (Section Administrative Spécialisée) près de Blida en 1955, attentat du Casino de la Corniche à Alger en 1957, recrutement d’un jeune militant FLN, procès de Jérôme Lindon (directeur des Éditions de Minuit) pour avoir publié Le Déserteur de Maurienne, tournage de La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, discours de réception d’Assia Djebar à l’Académie française ou encore irruption de supporters sur le terrain de football lors du match amical de 2001 Algérie-France… Ces tableaux, dont les titres sont annoncés sur un panneau blanc placé en haut à droite de l’avant-scène, entremêlent les destins de personnages multiples incarnés successivement par les sept comédien·nes pour mieux relier les événements contemporains aux événements historiques – les uns ne pouvant être compris sans les autres. Refusant toute pacification de l’histoire[2], la pièce nous rappelle en effet que notre société est encore aujourd’hui sous-tendue par ce passé colonial, comme en témoignait tout récemment le partage topographique d’Avignon lors de la victoire de l’Algérie à la Coupe d’Afrique des Nations[3].

Il s’agit donc bien de comprendre et de donner à entendre cette histoire (dé)coloniale sans lui ôter sa complexité et ses multiples paradoxes : se heurtant à des blessures de la guerre d’Algérie toujours à vif, Et le cœur fume encore propose de nouvelles archives par le théâtre et se fait caisse de résonance des voix contradictoires qui la traversent.

Tournage du film La Bataille d’Alger ©Loïc Nys

Une histoire encore fumante

Véritable fresque historique qui retrace les mémoires fragmentées de la guerre d’Algérie de 1955 à aujourd’hui, la pièce contraste avec le premier volet qui faisait la part belle au matériau poétique : l’histoire, encore « fumante », envahit le plateau. Margaux Eskenazi et Alice Carré indiquent d’ailleurs que cette histoire qui concerne au premier chef chacun·e des membres de la compagnie Nova leur est apparue trouée, et que leur travail s’est infléchi avec leur désir de connaître ces éléments occultés[4]. Les membres de la Compagnie Nova ont ainsi effectué des recherches et collecté de nombreux témoignages, en particulier de leurs proches, à l’instar du comédien Raphaël Naasz qui a recueilli les propos de sa grand-mère pied noir. Cette démarche rapproche le spectacle de la veine du théâtre documentaire telle que le conçoit Peter Weiss en ce que des « formes de témoignage du présent forment les bases du spectacle » et que celui-ci « fait usage d’un matériel documentaire authentique qu’il diffuse à partir de la scène, sans en modifier le contenu, mais en en structurant la forme[5] ». Cette structuration de la forme apparaît notamment lors du tableau consacré au témoignage d’un fils de harki : on entend la voix du témoin et peu à peu la comédienne – Eva Rami – qui a recueilli ses propos se les approprie et superpose sa voix à celle de l’enregistrement qui s’efface au fur et à mesure. En outre, la présence de multiples tableaux participe de l’esthétique documentaire qui « met en crise la notion de fiction, et celle de personnage, dès lors que le comédien représente une multiplicité de figures, et que chaque séquence se défait aussitôt qu’assemblée pour se muer en un autre épisode[6] » Néanmoins, Et le cœur fume encore ne se « refuse [pas]à toute invention[7] », ce qui le distingue du pur théâtre documentaire.

Incarner de nouvelles archives

En effet, à partir d’un fait historique tel que les réunions d’anciens combattants, un travail d’improvisations des comédien·nes[8] donne lieu à une scène comique – invention dramatique qui s’écarte du document. Cette veine comique qui se faisait acerbe dans Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre pour exhiber l’atrocité des expositions coloniales est ici, au contraire, une manière de nous rapprocher de ces anciens combattants marqués par la violence de la guerre (certains ne parviennent pas à faire de discours et leur silence envahit le plateau comme c’est le cas pour le personnage incarné par Malek Lamraoui) et qui continuent de s’opposer farouchement (le chef de régiment interprété par Yannick Morzelle a rejoint l’OAS tandis qu’un ancien engagé joué par Christophe Ntakabanyura a participé à un documentaire qui dénonçait les atrocités commises). Cette part de création est également un moyen de pallier la double impossibilité des discours historiques officiels et de la transmission familiale à dire les événements et à « faire » mémoire. En effet, la présence d’archives officielles dans le spectacle telles que des discours du général de Gaulle ou bien des extraits radiophoniques, est frappée d’impuissance : les images projetées sautent, les sons grésillent et leur superposition les réduit à l’état de bribes. Les discours officiels ne parviennent pas à nous éclairer sur cette guerre qui s’est inscrite au cœur des corps et ce dysfonctionnement est redoublé par la grande difficulté, voire l’impossibilité à transmettre l’histoire au sein des familles. À cet égard, la fille d’un militant du FLN (interprétée par Loup Balthazar) raconte que devant l’absence de détails fournis par son père, devant l’incomplétude de ces archives officielles et familiales, elle « s’est fait un film » – de fait, il s’agit bien de proposer de nouvelles archives par le théâtre.

Une polyphonie de la confrontation

Alors que les spectateur·trices prennent place, les comédien·nes sont déjà présent·es sur le plateau, signifiant que ce qu’ils·elles s’apprêtent à jouer nous concerne autant qu’elles·eux puisque nous sommes lié·es par cette histoire et ils·elles poursuivent cette immersion progressive dans la pièce en nous indiquant les personnages qu’ils·elles vont interpréter : « moi, je vais jouer… ». Cette ostentation métathéâtrale qui se poursuivra ensuite (des comédien·nes font à plusieurs reprises des pauses pour nous indiquer qui sont les personnages présents sur scène : « ça, c’est Francis… ») épicise[9] le spectacle, mais elle permet également d’amorcer une polyphonie puissante sur laquelle repose la pièce. Cette histoire ne peut en effet se dire qu’en faisant entendre les voix multiples qui la traversent et c’est notamment dans cet entremêlement des paroles de militant·es du FLN, de harkis, de jeunes engagés français, de membres de l’OAS, de pieds noirs ou rouges, de femmes, d’hommes… que réside la force de la pièce. Les différentes histoires ne sont pas simplement juxtaposées mais elles se croisent, à la fois synchroniquement (le jeune militant FLN rencontre Mado, une Française engagée pour l’indépendance algérienne interprétée par Armelle Abibou) et diachroniquement (les jeunes militaires du premier tableau se retrouvent trente ans après, lors d’une réunion d’anciens combattants). Néanmoins, cette polyphonie n’a pas pour but d’atténuer les violences historiques, tant s’en faut. Pour Margaux Eskenazi et Alice Carré[10], il était important de refuser le cadre d’une fiction unifiante qui gommerait les affrontements entre les différents « camps[11] » pour mettre au jour les antagonismes : loin de rassurer les spectateur·trices dans un récit lénifiant, la pièce donne à voir les rapports de force encore à l’œuvre dans notre société grâce à cette polyphonie de la confrontation. Cette polyphonie est d’ailleurs incarnée par les comédien·nes aux origines multiples de la Compagnie Nova qui donne à voir sur les planches la diversité de notre société et nous rappelle qu’il n’est nul besoin d’avoir, ou de tenter d’avoir l’âge, le sexe ou l’apparence d’un personnage pour l’interpréter devant des spectateur·trices.

« 1,2,3 Viva l’Algérie » © Loïc Nys

L’un des tableaux de la pièce retrace les difficultés pour Kateb Yacine et Jean-Marie Serreau de jouer Le Cadavre encerclé au cœur de la guerre ; le rideau de tulle présent dans la scénographie de Julie Boillot-Savarin se fait alors rideau de théâtre et les protagonistes, devant la menace de mort qui plane sur eux[12], s’interrogent sur les pouvoirs du théâtre. Que peut le théâtre ? Et le cœur fume encore nous invite en tout cas à « recoller les morceaux d’une histoire brisée[13] », en commençant par rassembler dans un même lieu, des descendants de harkis, de militaires français, de militant·es du FLN… À l’instar de Kateb Yacine, le spectacle se jette « dans la gueule du loup[14] » et nous enjoint de prendre soin collectivement de ce « cœur qui fume encore[15] ».

 

Charlotte Laure

 

[1]     Le titre est un hommage à l’ouvrage du même nom de Patrick Chamoiseau, paru chez Gallimard en 2002.

[2]     Nous reprenons ici les termes de Françoise Vergès lors de sa conférence qui ouvrait l’université « Décolonisons les arts » (DLA) en octobre 2018 à La Colonie, Paris.

[3]     Et le cœur fume encore a joué au 11·Gilgamesh Belleville dans le Festival Off d’Avignon (intramuros) au moment où l’équipe d’Algérie a remporté la Coupe d’Afrique des Nations (19 juillet 2019) et où les scènes de liesse populaire ont été contenues aux portes de la ville par des cordons de CRS. Alice Carré a rappelé la violence de cette ostracisation lors de son intervention à la table ronde « Mémoire du corps et création contemporaine en post-colonie » de l’université d’été du Laboratoire SeFeA le 21 juillet à la Chapelle du Verbe Incarné, Avignon.

[4]     Propos recueillis lors de la table ronde consacrée aux tragédies décoloniales dans le cadre de la séance du séminaire « Dramaturgies afrocontemporaines » de Sylvie Chalaye (séance du 15 mars 2019, Plateaux Sauvages, Paris 20e).

[5]     Peter Weiss, « Notes sur le théâtre documentaire », Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des Etats-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la révolution, trad. Jean Baudrillard, Éditions du Seuil, 1968, p.7. (Nous soulignons).

[6]     David Lescot, « Théâtre documentaire », in Lexique du drame moderne et contemporain, dir. J.-P. Sarrazac, Circé, 2010, p. 218.

[7]     Peter Weiss, op. cit.

[8]     Propos recueillis lors de la table ronde consacrée aux tragédies décoloniales.

[9]     « Épique / Épicisation », in Lexique du drame moderne et contemporain, op. cit., p. 73-77.

[10]   Propos recueillis lors de la table ronde consacrée aux tragédies décoloniales.

[11]   « Elle passe à la jeunesse comme on passe à l’ennemi, marchant sur son propre sang, sans connaître ceux dont elle choisit le camp, tirée de sa réclusion par un de ces coups du sort… », Kateb Yacine, Le Cadavre encerclé, in Le Cercle des représailles, Éditions du Seuil, 1959, p. 41 (paroles du chœur à propos de Marguerite, jeune Française fille d’un militaire qui rejoint les militant·es algérien·nes après qu’ils ont tué son père).

[12]   Lors de la première de la pièce au théâtre Molière à Bruxelles en novembre 1958, l’OAS aurait menacé de tuer la première personne qui entrerait sur scène.

[13]   Réplique du spectacle, prononcée à propos des joueurs de football Lilian Thuram et Zinedine Zidane.

[14]   Kateb Yacine, Le poète comme un boxeur, Éditions du Seuil, 1994, p. 20.

[15]   La pièce jouera au Théâtre Gérard Philippe (Saint-Denis) du 7 au 20 décembre 2019.

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