Il est frappant de constater qu’un film d’apparence anodine et commerciale comme Black Panther renferme des références et des contenus issus du vécu et de l’Histoire des Africains-Américains : esclavage, exclusion, diaspora africaine, relation au père, aux femmes, à la mort… Ce sont ces thèmes que Ryan Coogler a développés lors de sa master-class au festival de Cannes, animée par Elvis Mitchell, éminent critique noir-américain.[1] Le succès planétaire du film confirme que tout le monde s’y retrouve.
Black Panther a connu un succès planétaire inattendu : il va vers le 1,5 milliard de dollars de recettes mondiales et plus de 3,5 millions de spectateurs sont allés le voir en salles en France. Il est resté cinq semaines d’affilée en tête du box-office américain, une absolue performance, et a très bien marché en Chine. Son succès en Afrique est également phénoménal.
Ce n’est pourtant pas la première fois que des héros et/ou réalisateurs noirs ont des succès public et critique. La trilogie Blade avec Wesley Snipes avait très bien marché au début des années 2000. Récemment, Moonlight, Selma, Dear White People ou Get Out ont cartonné. Black Panther se situe donc dans une continuité. 350 millions de dollars de budget de production et promotion : Marvel a eu du flair et investi ce qu’il fallait.
Le thème d’une Afrique antique que l’esclavage à réduit au silence traverse Black Panther : l’émancipation des Noirs (et partant de tous les opprimés) est au centre du film, le royaume de Wakanda est leur revanche, une Afrique du futur mais ancrée dans la force de ses traditions. La lutte des Noirs pour leur humanité sous-tend un scénario où la question des moyens est incarnée par l’affrontement entre Erik Killmonger (Michael B. Jordan) et le roi T’Challa (Chadwick Boseman) : cette montée en humanité servira-t-elle toute la planète ? C’est l’enjeu du combat des jeunes Africains-Américains qui s’expriment dans les mouvements récents de défense et d’émancipation. Les femmes ne sont pas de reste : positives et compétentes, à l’image de Shuri, la sœur du roi T’Challa (Letitia Wright) qui excelle dans les nouvelles technologies.
Mais le cinéma est une industrie qui sait manier la récupération quand il s’agit de faire du profit : pas d’illusion et Ryan Coogler en est conscient. Il est allé repérer en Afrique mais les paysages africains ont été recréés numériquement. Les acteurs de Black Panther sont déjà des stars, non des révélations. Le succès du film ne change pas forcément la donne à Hollywood, mais il crée un nouveau précédent qui contribuera sans doute à moins fermer les portes.
La lecture de cette master-class très personnelle permet à la fois de comprendre comment le vécu de Coogler résonne avec son film et comment il l’a négocié et développé.
Dans son accueil, Thierry Frémaux, délégué général du festival, rappelait que Cannes avait sélectionné le premier long métrage de Ryan Coogler, Fruitvale Station, dans la section Un certain regard. Depuis, Ryan Coogler, 31 ans, a fait sensation en coécrivant et réalisant le 7e Rocky : Creed, L’Héritage de Rocky Balboa (2015) ainsi que Black Panther (2018), produit par le studio Marvel, dont il est le plus jeune réalisateur. Le film s’est hissé à la 5e place de l’histoire du box-office US dès le premier week-end de sa sortie. Il est à noter que l’acteur Michael B. Jordan figure dans les trois films réalisés par Ryan Coogler. Thierry Frémaux n’hésitait ensuite pas à comparer l’importance de Black Panther à celle de Halleluyah de King Vidor…
Elvis Mitchell : Vous formez une soixantaine d’étudiants en cinéma, on pourrait commencer par ça.
Ryan Coogler : Quand j’étais en école de cinéma, j’ai beaucoup appris en venant à des festivals, cela a changé ma vie, et j’ai pensé que ça les aiderait en venant ici. On peut mettre le doigt sur quelque chose de culturel dans un festival. Ils viennent de France, d’Afrique, etc. Même si ce n’est que pour une journée, c’est une expérience importante.
Elvis Mitchell : Vos films sont souvent un voyage familial. Votre trilogie porte sur ce qui arrive à des jeunes Noirs aux États-Unis. Pourquoi revenir toujours au même sujet ?
Ryan Coogler : Ce n’est pas conscient de ma part. Fruitvale Station était une histoire vraie. Je ne savais rien de la vie d’Oscar Grant. J’ai fait des recherches et ai réalisé que son père avait été incarcéré presque toute sa vie. Creed porte sur une relation père-fils et sur ce qu’il se serait passé si les choses avaient été différentes. Et Black Panther continue sur ce thème. La relation que j’ai eue avec mon père, mes parents, est ce qui a été le plus important dans ma vie jusqu’à mon mariage. La relation avec mon père était unique. Des amis n’avaient plus leur père et c’était un sujet de conflit avec eux. Cela m’a toujours intéressé. Dans nos communautés, c’est un thème important.
Elvis Mitchell : En fait, il y a un coût collatéral pour les jeunes qui grandissent sans que leur père soit disponible. Cela touche notamment les Noirs. Vivre son enfance sans la présence du père est lourd. Est-ce cela que vous avez voulu montrer à l’écran ?
Ryan Coogler : Un ami que je ne vois pas souvent m’a fait réfléchir à ces questions et m’a signalé que mes films pouvaient porter sur ma relation avec mon père. J’ai vu plusieurs films sur le sujet. Mon père m’a lui-même beaucoup inspiré pour le cinéma. Je suis né en 1986 et il m’a emmené pour la première fois au cinéma en 92, j’avais cinq ou six ans. C’est un thème que les films abordent souvent, notamment comment un père peut être assassiné. J’ai fait de même.
Elvis Mitchell : Vous avez fait trois films, et l’image a toujours été faite par une femme.
Ryan Coogler : Oui, il n’y a pas besoin d’en faire un plat mais c’est vrai que c’est assez rare ! Pour mon premier film, je cherchais le meilleur directeur de la photo possible. Rachel Morrison me semblait la meilleure à l’époque. Cela a très bien fonctionné entre nous. On avait les mêmes points de vue. Et pour Creed, Rachel était enceinte. Elle a une incroyable tension en elle pour travailler, c’est presque militaire ! Elle a dit qu’elle s’occuperait du bébé quand il sera né. Au final, on a eu une excellente directrice photo, Maryse Alberti. Dans les scènes de lutte, avec des acteurs qui mettent tout dans le travail du corps, c’est très visuel. Elle n’avait pas réalisé qu’il y avait tant de Rocky, elle n’en avait vu que deux, mais elle a été phénoménale. Et pour Black Panther, Rachel n’était plus enceinte et on a continué la route ensemble.
Elvis Mitchell : Quels films avez-vous vu pour vous préparer à Black Panther ?
Ryan Coogler : James Bond (que j’adore !) : Casino Royal, Goldfinger… On a fait des recherches sur le thème, avec des films de genre différents. On faisait un film sur un type qui vit dans un pays secret, on ne sait pas grand-chose sur lui, son père décède et il se trouve dans une situation de prise du pouvoir. Il me fallait donc voir des films sur des organisations occultes de crime organisé, comme Le Parrain qui nous a beaucoup inspirés. Ce serait une erreur de vouloir le copier. Mon producteur exécutif n’aimerait pas ! On voulait s’imprégner dans le film de culture américaine.
Elvis Mitchell : Il y a la scène de mariage par exemple.
Ryan Coogler : Oui. Mais on a aussi vu des films issus d’autres cultures. Black Panther est un film planétaire. Timbuktu, par exemple, qui est un très beau film, avec une magnifique musique. On l’a réécoutée plusieurs fois. L’Etreinte du serpent aussi, sur le mysticisme. On a regardé une centaine de films. Certains portaient sur la relation père-fils. Des situations où quelqu’un décède et que des secrets se révèlent…
Elvis Mitchell : Un thème commun pourrait être des jeunes hommes qui arrivent à la maturité.
Ryan Coogler : Oui, il y a cela dans mes films. J’ai 31 ans mais je me souviens quand j’avais 22 ans, je n’avais jamais quitté les États-Unis. Je ne savais pas grand-chose… On voit les choses différemment. Oscar avait 22 ans quand il est décédé…
Elvis Mitchell : Et il y a aussi des tueurs, des gens qui ne savent pas bien où ils sont. Cela a-t-il un rapport avec la façon dont vous avez grandi ?
Ryan Coogler : L’idée d’être entre deux mondes, on retrouve ça aussi dans Le Parrain : on essaye de trouver sa place. Ce sont effectivement toujours des personnages qui cherchent leur place, leur voie, leur but.
Elvis Mitchell : A quel degré ces idées sont-elles conscientes en vous ? Black Panther est un film filmé du point de vue des Africains-Américains. On voit à quel point les acteurs noirs sont à l’aise quand ils sont dirigés par un réalisateur noir.
Ryan Coogler : Peut-être. Il y a encore des barrières culturelles qu’on peut tourner en dérision. On a des acteurs qui viennent de toute la diaspora. Quand je parle, j’ai mon accent et je ne vais pas le changer ! On a tous notre accent. L’un a des racines kenyanes comme Lupita Nyong’o, l’autre a grandi au Zimbabwe comme Danai Gurira… Vers le milieu du tournage, avec la scène sur les chutes d’eau, assez intense, on avait différents argots et accents avec des acteurs venant de différents pays de la planète, c’était touchant : on avait l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand que nous. Il y eu des choses vraiment inattendues sur le tournage.
Elvis Mitchell : Quelle était la première scène que vous avez tournée ?
Ryan Coogler : On a tourné deux scènes où Killmonger gamin joue au basket. Ce furent la première et la dernière scène tournées. Ce gamin devient assassin par la suite. C’est un peu fou car on voulait absolument que le lieu de tournage ressemble à Oakland. Il y eut des scènes touchantes et ironiques.
Elvis Mitchell : Quel a été le moment de doute le plus fort ? Quand on vous a téléphoné pour vous demander de faire le film ?
Ryan Coogler : Il y a toujours plein de moments impressionnants quand on fait un film. Après un jour de tournage, on a l’impression qu’on ne va pas y arriver, ma femme pourrait vous le confirmer ! On se dit que c’est un projet fou… Mais on se dit que c’est quand même une sacrée occasion qui pourrait changer la vie. Ma femme est vraiment cool ! Il fallait avoir les pieds sur terre, il y avait beaucoup de pression, car si quelque chose ne marche pas sur le plateau, il faut trouver des solutions. Il y a des choses que je ferais autrement aujourd’hui… On cherche les solutions en urgence pour que les choses avancent !
Elvis Mitchell : Qu’avez-vous lu pour préparer Black Panther ?
Ryan Coogler : Lorsque j’ai abordé ce projet, j’ai lu des livres sur le sujet et comment Christopher Priest a modifié le personnage. J’ai aussi relu les bandes dessinées que j’avais lues quand j’étais jeune. Je faisais l’aller-retour entre l’école et le terrain de basket et, comme on n’avait pas beaucoup d’argent, c’est à la bibliothèque que je pouvais lire, jusqu’à ce qu’on me mette dehors. J’en avais marre de lire des bandes dessinées faites par des Blancs avec seulement des personnages blancs. On m’a dit qu’il y avait Black Panther, et c’est comme ça que tout a commencé !
Elvis Mitchell : Le basket, le foot, comment passe-t-on de sportif à réalisateur ?
Ryan Coogler : J’avais une bourse à l’université, et un cours sur l’écriture, un prof qui a lu mes premiers essais et qui m’a dit que je devrais écrire des scénarios.
Elvis Mitchell : Et dans votre famille ?
Ryan Coogler : Ma mère aime le cinéma, mon père aussi. Il aime les films sur le sport, mais aussi les films un peu violents comme la série Rocky : il pleure à chaque fois. Ma mère a très bon goût. Elle est un peu comme moi : elle ne peut pas s’endormir tant que le film qui passe à la télé n’est pas terminé. C’était avant IMDB. Elle reconnaissait les acteurs et savait dans quels films ils avaient joué. Mon père avait vu Le Fugitif, et ma mère était tellement touchée par ce film qu’elle en parlait beaucoup. Quand le film est sorti en VHS, elle a voulu l’avoir à la maison.
Elvis Mitchell : En fait, tout ce que vous faites a quelque chose à voir avec votre famille !
Ryan Coogler : Oui, on regardait Star Wars, The Twighlight Zone… Ma mère n’était pas très ouverte aux films étrangers à l’époque mais elle me laissait regarder tout, des films de gangsters, etc.
Elvis Mitchell : Le premier film en langue étrangère que vous avez vu était La Cité de Dieu, non ?
Ryan Coogler : Quand j’étais au lycée, on voyait quelques films d’horreur. On en a vu un paquet, tout ce qui sortait dans les années 90. La Cité de Dieu était censé être un film de gangster venant du Brésil, j’avais adoré, c’était comme si j’avais voyagé. C’était des films qui me ressemblaient, qui parlaient comme moi. Jacques Audiard m’a marqué avec Un prophète, j’ai bien aimé La Haine aussi ou Amours chiennes. Lars von Trier m’impressionne.
Elvis Mitchell : On pourrait presque davantage écouter vos films que les voir : cela tient à votre façon d’utiliser la musique pour communiquer, notamment sur le temps. Le son, c’est important pour vous ?
Ryan Coogler : Oui. J’ai appris le mixage à l’école de cinéma. La musique me touche beaucoup, j’en ai beaucoup écouté avec mon père, ma mère. Beaucoup de réalisateurs traitent le son de façon révolutionnaire. J’essaye de m’en inspirer. Dans Black Panther, la musique nous permet d’entrer dans un nouveau monde. Elle remplit toute la salle. Je voulais que Black Panther soit un film africain à tous égards, que le site soit à la fois ancien et très nouveau, que le passé rejoigne le présent pour se tendre vers l’avenir. J’ai parlé à l’équipe pour essayer de créer cette dimension dans toute la musique, et qu’elle représente toute la diaspora. Nous avons mélangé les sources musicales. La musique aide à raconter l’histoire.
Elvis Mitchell : Dans les scènes de combat, la musique fait qu’on a vraiment l’impression que les gens se battent.
Ryan Coogler : Absolument. Les boxeurs savent grâce au son produit par le coup s’ils ont fait mal ou non. C’est plus important que de regarder l’autre boxeur. C’est ce qu’on a essayé d’apporter dans le film.
Elvis Mitchell : Ce sont tous ces éléments qui font la richesse du film.
Ryan Coogler : Oui, on cherche à les entrelacer. On veut que chaque outil soit aiguisé. Rien n’est innocent dans mes films, tout est fait pour émouvoir le public.
Elvis Mitchell : Fruitvale Station est un bel exemple à ce niveau.
Ryan Coogler : Oui, tout y est fait de contrastes et ça évoque un certain chaos. Quand j’ai vu le film pour la première fois, j’ai trouvé que la musique était vraiment forte ! On voulait que le public capte ce chaos. On nous dit à l’école que les gens peuvent tout pardonner, sauf une mauvaise bande-son. Je me suis souvenu de cette leçon.
Elvis Mitchell : Comment cela s’est-il passé avec Forest Whitaker ?
Ryan Coogler : J’étais encore à l’école de cinéma quand je l’ai rencontré pour la première fois. Il m’avait dit qu’il avait aimé discuter avec moi de mes projets. J’en avais trois à l’époque. Il m’a invité à revenir le voir pour ça. Je croyais que c’était impossible. Je me suis bien sapé, j’ai mis une cravate, pour impressionner et mettre toutes les chances de mon côté ! Il était très décontracté. J’étais mort de peur. Je lui ai dit que je ferai Fruitvale Station coûte que coûte. On s’est bien entendu. Il semblait d’accord, je n’arrivais pas à y croire. Je suis rentré et ai essayé d’écrire tout le film. J’avais peur qu’il change d’avis mais il a produit le film.
Elvis Mitchell : Fruitvale fut également la première rencontre avec Michael B. Jordan.
Ryan Coogler : Je voulais qu’il soit dans le film. Je savais qu’il fallait quelqu’un de bien pour le personnage. J’ai vu ses films, et me suis dit : « c’est lui ! ». Je suis allé à Sundance le voir chez Starbox. Il avait grandi à New York. C’est un peu comme Oakland. On avait beaucoup de choses en commun. Il a aimé le scénario.
Elvis Mitchell : Et pour Creed, vous saviez quel acteur vous vouliez ?
Ryan Coogler : C’était un peu compliqué. Mon père était malade à l’époque. Je voulais le faire avant que mon père décède. On commençait à tourner Fruitvale mais j’essayais d’en vendre l’idée en même temps ! Après la sortie de Fruitvale, c’était un peu plus facile. J’avais un film à mon actif, mais je n’étais pas grand-chose. Je lui en avais parlé, et il avait dit peut-être. Il a finalement accepté. Et pour Panther, c’était différent. La distribution était assez évidente.
Elvis Mitchell : Les femmes dans vos films ont des caractères très prononcés.
Ryan Coogler : Pour Fruitvale, les femmes de la vie d’Oscar, sa mère, sa copine, sont des personnalités très tranchées. Dans la communauté noire, on trouve beaucoup de femmes fortes, des chefs de famille. C’est dans ce monde que j’ai grandi.
Elvis Mitchell : Dans Black Panther, les femmes sont aussi importantes que les hommes. C’est une des forces du film.
Ryan Coogler : Oui, c’est déjà vrai dans la bande dessinée. C’est une femme qui protège le roi, et c’est vrai dans la société africaine en général. C’est ce qu’on pourrait être. Il y a des gens qui disent que c’est une utopie, un monde de rêve, mais le royaume de Wakanda a comme base que chacun peut réaliser son propre potentiel. Dans ce pays imaginaire, il n’y a pas de répression. On a décidé d’avoir davantage de femmes que dans la bande dessinée, d’âges et de rôles différents. Cela m’a beaucoup motivé.
Elvis Mitchell : Avec Black Panther, c’est comme la première fois qu’on va en Afrique. On est juste stupéfait.
Ryan Coogler : Oui, c’est un continent captivant. Dans le film, un personnage parle xhosa. Je suis donc d’abord allé en Afrique du Sud, puis au Lesotho, un pays enclavé fascinant, puis au Kenya. Je voulais aller en Afrique de l’Ouest, mais je suis tombé un peu malade et j’ai dû revenir.
Elvis Mitchell : Des anecdotes à raconter ?
Ryan Coogler : J’étais seul au Cap. C’est un endroit génial. L’hôtel était de type Disney qui me rappelait San Francisco, mais les gens qui y travaillaient étaient des gens comme moi. J’ai sympathisé avec Bonga, qui portait les valises, et il m’a proposé de venir chez lui au township de Gugulethu. J’ai découvert plein de choses. Les rituels ressemblaient à ce qu’on fait aux États-Unis. C’était une fête avec plein d’enfants, et chacun passait un bon moment. Tout le monde buvait de la bière africaine à partir d’un même récipient, et au fond, nous, on se passe les bouteilles de bière de la même façon ! Cela a changé ma façon de voir les choses. Je me sentais vraiment chez moi en Afrique !
Elvis Mitchell : Et vous vouliez qu’on sente ce sentiment de découverte, d’émerveillement dans le film ? C’est un peu comme dans une comédie musicale quand tout le monde se met à danser…
Ryan Coogler : J’ai toujours voulu capter ces sentiments éprouvés en Afrique. Le Lesotho restait en mémoire, un pays qui n’a jamais été colonisé. J’espère qu’on a réussi à faire passer ça dans le film.
Elvis Mitchell : Je crois bien que oui ! Vous auriez pu choisir de faire autre chose, mais vous avez voulu montrer que les femmes sont encore plus importantes que les hommes dans la société.
Ryan Coogler : Dans toute une partie du film, on ne suit que les femmes. Les quatre actrices auraient presque suffi dans le film ! Dans le Wakanda, les femmes précèdent le roi. Mais je ne parle pas uniquement de l’Afrique.
Elvis Mitchell : Quand un réalisateur noir réussit un film aux États-Unis, on a l’impression que les gens découvrent un billet de cent dollars dans la rue ! Vous avez démontré que c’est possible !
Ryan Coogler : C’est un business, une industrie. Elle a grandi sur la colonisation, le racisme, les préjugés. Il fut un temps où j’étais un athlète (ce n’est plus le cas, j’ai pris du poids et peine dans les escaliers !)… Je me souviens que mon père remarquait qu’il n’y avait que des Noirs et des Hispaniques dans l’équipe de basket et qu’on venait les voir, comme si on ne serait pas venu si on en avait conscience. Le public blanc y vient bien. Pourquoi pas plus de Noirs parmi les réalisateurs ?
Elvis Mitchell : Vous avez changé la façon dont les films voyagent mais pas la façon dont les décisions sont prises. Les gens qui vont voir les films ne savent pas ce qu’il y a derrière.
Ryan Coogler : Certains disent que les films sont un effet de mode : on ne sait pas ce qui va bien marcher. J’espère en tout cas que nous allons justement améliorer l’industrie du cinéma et la faire avancer.
Elvis Mitchell : Vous avez parlé du Parrain, de films de gangsters.
Ryan Coogler : J’en ai parlé avec Francis F. Coppola. Il me disait que les gens croyaient qu’il faisait un film de genre. Et il a fait quelque chose de complètement nouveau.
Elvis Mitchell : Et tous ces films que vous adorez ont fait changer le paradigme, avancer les choses. C’est peut-être le hip-hop qui a fait le plus bouger les choses. C’est la culture noire qui transforme le monde.
Ryan Coogler : Je viens d’Oakland, je ne connaissais que cette culture noire à l’époque. Cette idée peut avancer dans la tête des gens si on essaye de faire des choses nouvelles. Les films noirs ont un public. On l’a prouvé. Il faut multiplier les exemples. C’est la communauté du film qui a fait le film. Les artistes contribuent à remettre les choses en cause.
Elvis Mitchell : La mort plane dans vos films.
Ryan Coogler : Oui, c’est une idée qui m’habite, peut-être en tant qu’Africain-Américain. On a réalisé que Black Panther est l’histoire d’un homme qui avait une vision idéalisée de son père et de son pays, que cette vision avait été brisée en mille morceaux et pour la rassembler, il est obligé de mourir pour devenir lui-même. On est entouré de la mort. Quand j’ai eu 30 ans, j’ai eu une sorte de crise car je ne m’étais jamais imaginé atteindre cet âge ! Il y a tant qui ont été assassinés ou jetés en prison. Et l’esclavage était une forme de mort pour nous. Nos ancêtres devaient mourir en tant qu’individu. Killmonger est le pur produit de cet état de fait : c’est tout ce qu’il connaît. L’idée était de le confronter et de le faire dialoguer avec T’Challa, personnage hors du commun car il n’est issu ni de l’esclavage ni de la colonisation.
Elvis Mitchell : Killmonger n’est pas intrinsèquement mauvais.
Ryan Coogler : Oui, ce n’est pas un mauvais gars. Parfois, celui qui joue le mauvais rôle est le héros du film. Killmonger est une version un peu pauvre de Batman. Il essaye de se racheter, n’a absolument pas peur de la mort, il en accepte l’idée, c’est triste.
Elvis Mitchell : Oui, et c’est ça que j’aime dans vos films : cette culture de fiction très réelle, la tension entre réel et fiction. Killmonger est un homme noir qu’on connaît tous.
Ryan Coogler : Il y a un type d’homme noir qui n’existe plus. La colonisation a eu un impact sur tous les Noirs de la planète.
Elvis Mitchell : Je pensais aussi à Locks en disant cela.
Ryan Coogler : Locks est un court métrage que j’ai réalisé en 16 mm quand j’étais encore en fac. C’est un jeune Noir qui va chez le coiffeur pour couper ses cheveux et à la fin du film on voit pourquoi. Ce qui est intéressant, c’est le passage entre sa maison et le coiffeur. À l’époque, j’avais des dreads très longs.
Elvis Mitchell : On voit comment le jeune Noir est abordé dans la rue, c’est presque comme un thriller psychologique.
Ryan Coogler : Tous les Noirs à l’époque étaient coiffés comme ça. C’était très à la mode. On savait rien qu’avec mes cheveux ce qu’il en était. Les cheveux bougeaient d’une certaine façon, on pouvait aller partout comme ça, une vraie tendance. La police voulait les couper. Le film parlait de ça.
Elvis Mitchell : De mettre toutes ces idées dans le film, avec un budget et un studio, c’est un défi du XXIe siècle !
Ryan Coogler : Je savais que c’était un défi un peu fou. Quand on a parlé avec Marvel, je me suis aperçu qu’ils étaient très ouverts. Je ne suis pas du style à attendre que les choses se fassent, je prends très vite des initiatives. J’ai commencé à voir ce qu’on pouvait faire. On a échangé des idées. Je voulais que ce film soit une sorte de conversation entre la diaspora et nous.
Elvis Mitchell : Et la première de Black Panther ?
Ryan Coogler : J’étais très tendu. Cela fut très intense. Georges Lukas était là, ou Issa Rae que je n’avais pas encore rencontrée. Des fans étaient là, y compris ma grand-mère de 90 ans, des gens âgés de ma famille qui sont venus en fauteuil roulant qu’il me fallait pousser ! Et puis des gens en robes de soirée…
Elvis Mitchell : Et pour Fruitvale ?
Ryan Coogler : C’était à Sundance, j’étais nerveux. J’avais peur que le film soit raté. La famille d’Oscar craignait aussi le film. Je les regardais plus que le film ou le reste du public… Mais j’ai compris ensuite qu’il avait touché les gens, comme s’ils étaient à nouveau en vie.
Elvis Mitchell : Et pour Creed ?
Ryan Coogler : C’est un film triste, qui cherche à mettre le public à la place de cette famille pour leur faire comprendre ce qu’elle a ressenti. J’étais assez tendu aussi. C’était un peu comme si ça traitait de ma famille. Mon père avait peur de prendre l’avion, de quitter les États-Unis pour la première fois. On s’est retrouvés à Londres, et on a même fait un tour en France.
Elvis Mitchell : Dernière question. Tout ce que tu as fait jusqu’à présent est une adaptation du réel ou d’une histoire préexistante. Et le prochain film ?
Ryan Coogler : J’aimerais beaucoup faire une histoire originale un jour. Mais il n’y a pas de honte à faire une adaptation. Presque tous les films de Kubrick en sont. Les adaptations sont aussi une forme d’art.
[1] Cette retranscription est une mise en forme personnelle de la traduction simultanée de la vidéo de la rencontre : elle ne représente donc pas forcément l’exactitude des propos en anglais.