Rwanda 1994 : Ce n’était pas une guerre ethnique

Entretien avec Jean-Pierre Chrétien par Carole Dieterich

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Historien, Jean-Pierre Chrétien est spécialiste du Burundi. Dès 1993, il s’intéresse au Rwanda, puis au génocide. Il vient de publier avec Marcel Kabanda, Rwanda : racisme et génocide.

Pourquoi avez-vous commencé à travailler sur le Rwanda ?
Jean-Pierre Chrétien : Par obligation citoyenne. Je dirais que j’ai été happé par le Rwanda en raison de l’actualité. Je connais davantage le Burundi mais lorsque l’on s’intéresse à l’un de ces pays, il est presque inévitable de s’intéresser à l’autre. On y parle pratiquement la même langue. Les deux voisins ont par ailleurs été assujettis aux mêmes régimes coloniaux sous les Allemands et ensuite dans le cadre du territoire du Ruanda-Urundi, géré par les Belges. On peut parler de « faux jumeaux ».

Qu’entendez-vous par obligation citoyenne ?
Beaucoup réduisaient les événements, comme c’est souvent le cas en Afrique, à une guerre ethnique, comme si c’était naturel que les Africains s’entre-tuent. Moi, je voyais un processus idéologique mis en place au départ par le colonisateur : celui de la hiérarchisation des races. On distinguait dès les années 1930 et jusque dans les années 1950, les « Nègres » des « faux-nègres », ou des « Noirs métissés ». On disait alors des Tutsi qu’ils n’étaient pas des Noirs comme les autres. On estimait qu’ils étaient issus d’une invasion d’Éthiopie, d’Égypte, du Proche Orient. L’administration belge considérant que les Tutsi étant de race supérieure, s’est appuyé sur eux, les a privilégiés dans l’enseignement, créant ainsi un clivage racial.

Processus idéologique qui n’a pas été déconstruit au moment de l’Indépendance…
Au moment de l’Indépendance, l’émergence d’un courant politique animé par des militaires Hutu estime que plutôt qu’être décolonisé des Belges, la priorité était d’être « décolonisé » des Tutsi. Ce discours révolutionnaire qui débouche sur une République Hutu ne remettait pas en cause le clivage et le discours racial. On retournait l’imaginaire colonial mais dans un sens péjoratif pour les Tutsi, considérés comme les envahisseurs. Ce ne sont pas les Hutu qui ont tué les Tutsi mais DES Hutu qui ont tué au nom d’un projet politique.

Est-on parvenu aujourd’hui à sortir d’une vision ethno-raciale de l’Afrique ?
Les choses s’améliorent mais dès qu’il s’agit d’Afrique, on estime qu’il n’y a pas d’enjeux politiques, seulement des guerres tribales, des violences naturelles. Cette vision empêche de chercher des explications. On se dit : « ils sont comme ça ! ». Nous, historiens de l’Afrique, affirmons que le continent n’est pas exotique, hors de la terre. L’Afrique est et a toujours été dans le monde.

Travailler sur l’histoire d’un génocide, est-ce un travail comme un autre ?
Je ne suis pas spécialiste des génocides. C’est le génocide qui est venu à moi. J’ai parlé pour la première fois de danger de génocide en 1993. J’en suis arrivé à cette conclusion en faisant des rapprochements historiques avec des situations analogues : les juifs d’Europe ou les Arméniens.

20 ans après, comment s’écrit cette histoire du Rwanda ?
Elle s’écrit beaucoup et nous n’avons pas épuisé le sujet. Le problème c’est que les écrits se focalisent surtout sur des débats très polémiques. Certains accusent le Front patriotique rwandais d’avoir commandité l’attentat contre l’avion du président Habyarimana le 6 avril 1994, présenté souvent comme une explication du génocide. C’est une vision controversée ! Par ailleurs, certains parlent de double génocide. Or, sans nier les morts du côté Hutu, notamment en raison des représailles, on ne pas parler d’un génocide des Hutu.

Ces polémiques trouvent-elles un écho en France ?
Dans certains milieux français, il s’agirait de dire que la France a fait de son mieux pour empêcher les massacres. Alors qu’il y a eu, comme le dit la mission parlementaire de 1998, un aveuglement sur la nature totalitaire et raciste du régime.

Comment les rescapés et les anciens bourreaux cohabitent-ils ?
La parole est aujourd’hui fondamentale pour les rescapés. Mais les témoignages des bourreaux peut poser des problèmes. Ceux qui se sont exprimés ont choisi la procédure de l’aveu. Jean Hatzfeld évoque cette question, notamment dans Une saison de machettes (Seuil, 2014). Les bourreaux évoquent facilement comment peu à peu ils ont pris l’habitude de tuer, comment ils ont été encadrés, etc. Mais le plus dur est de leur faire parler de l’idéologie raciste. Parfois, les anciens bourreaux inventent néanmoins des histoires qui permettent de se dédouaner. Nous en avons des exemples flagrants. Le métier d’historien est utile pour cela. À l’instar des autres, les sources orales, doivent être confrontées, critiquer. Sans pour autant déprécier la parole.

Comment le travail de l’historien s’articule-t-il avec celui des artistes ?
Le domaine culturel peut faire en sorte que l’histoire d’Afrique entre dans l’imaginaire. Il ne s’agit pas de faire du Tintin, car les productions culturelles peuvent elles aussi être chargées de clichés. Aussi, je fais l’éloge de Jean-Philippe Stassen qui a réalisé un ouvrage formidable sur le génocide de 1994,Deogratias. Il faut s’y plonger, peu à peu, avant d’en sortir lessivé. Ce n’est pas du cadavre à la une. Il pose un regard sur ce qu’a représenté psychologiquement cette tragédie.

///Article N° : 12134

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