« Se faire photographier permet de se mettre en vulnérabilité »

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On pourrait dire qu’elle n’a pas « l’œil dans son sac ». Dans sa bio Instagram, Yasmine Hatimi donne vite le ton et emprunte à la poétesse américaine Anne Sexton ces mots « I like you; your eyes are full of language ». Captivante, la talentueuse photographe casablancaise l’est, incontestablement. Féministe ? Elle vous répondra que non. Oscillant entre onirisme, candeur, sensibilité et provocations, les clichés en argentique de Yasmine Hatimi charrient les lignes et les représentations sociales marocaines, notamment celles du genre. Après plusieurs apparitions remarquées à Casablanca, Marrakech, Safi, Madrid, Arles… en 2016, avec sa série « Les nouveaux romantiques », la photographe poursuit son exploration de la masculinité dans une « Chasse aux papillons » loin des villes et de ses carcans. Un projet photo en noir et blanc où elle capture, pour mieux les observer, des lépidoptères peu communs : les hommes marocains. Interview d’une attrapeuse de rêves anti-patriarcaux actuellement en résidence à l’Art Fondation Montresso.

Yasmine tu es connue au Maroc pour explorer les masculinités et interroger les perceptions stéréotypées liées au genre. Ce second projet photo est-il le continuum du premier intitulé « Les nouveaux romantiques » ?

YH : « Chasing butterflies » tout comme « Les nouveaux romantiques » puise son inspiration dans les rues et ses codes très « macho ». Ces deux projets invitent à regarder autrement la masculinité, avec peut-être plus de recul, de légèreté et d’imaginaire aussi.  En cela, on peut dire que ce projet – toujours en cours – est le prolongement du premier. Mais « La chasse aux papillons » va plus loin car cette série a pour intention de dévoiler chez l’homme ce qui, a priori, n’est pas visible tout de suite : sa vulnérabilité dans un système patriarcal.

Avec ce projet, je voulais me rapprocher des hommes, je voulais vraiment les regarder. Dans la rue, la plupart d’entre eux se promènent souvent en groupe. En tant que femme – et aussi parce qu’il existe au Maroc une forme de pudeur, de tension ou de gêne – on n’a pas vraiment le temps de les voir, de les observer. J’avais envie d’inverser cette tendance.

« Je me suis sentie regardée durant toute mon adolescence, maintenant c’est moi qui regarde. »

Comment prépares-tu tes « chasses aux papillons » ?

YH : Plus que capturer des visages, des corps, des styles, mon travail consiste à créer des espaces neutres de toute forme de domination masculine/féminine. C’est pour cette raison que je discute d’abord avec « les sujets masculins » que je rencontre dans la rue et leur explique mon projet. S’ils sont partants, je leur propose d’effectuer un shooting dans un lieu extérieur à la ville comme un jardin ou un bout de campagne. Le rapport à la nature et l’isolement dans ce type de milieu permettent d’effacer certaines frontières. Ce sont des espaces sans pression où les modèles « kidnappés » peuvent dévoiler plus facilement ce qu’ils répriment dans leur quotidien.

Les hommes que tu photographies ont-ils déjà une opinion sur ce que doit ou devrait-être la masculinité au Maroc et plus largement dans le monde ?

YH : Non pas forcément. Mes modèles ne sont pas des personnes engagées idéologiquement contrairement à ce que l’on pourrait croire. C’est là tout l’intérêt du projet : en créant une zone de libres pensées et de libres mouvements, ils sont amenés à réfléchir à leur condition d’homme.
La plupart d’entre eux ne se sont jamais vraiment posé la question puisqu’ici tout est organisé pour qu’ils ne se la pose pas. Ce qui est passionnant c’est de voir leurs stéréotypes se déconstruire au fur et à mesure du shooting. Au début ils posent, ils sont dans la représentation, puis – peu à peu – ils se laissent aller. Je leur dis souvent « allez, on enlève tout ! » ; je ne parle évidemment pas de leurs vêtements mais des masques que la société leur impose et qu’ils cumulent sans même le réaliser. Mon but, en tant que photographe, est d’obtenir une scène très épurée ; d’arriver à une forme de dénuement où le masculin peut enfin se révéler dans toute ses nuances et ses faiblesses.

Ta série photo présente des extraits de textes en arabe et des clichés de paysages accolés aux portraits masculins. Pourquoi avoir fait ce choix de composition ?

YH : Pendant les shootings je demande aux hommes que je photographie d’écrire à la main dans un petit cahier leurs réflexions sur la masculinité. Ce peut-être juste une bribe de réflexion mais certains vont plus loin et écrivent des lettres ou des poèmes…les textes présentés sont donc leurs écrits. Cela me semblait important de les faire figurer. Les paysages (immeubles, troupeaux de chevaux, parking de motocyclettes) sont eux des éléments d’opposition qui montrent combien l’environnement peut jouer un rôle dans les représentations sociales.

Durant les shootings tu diriges tes modèles, leur demande de poser pour toi, de se dévoiler. En tant que femme, ce rôle de « voyeuse » n’est-il pas délicat à assumer ?

YH : Il est vrai que c’est complexe car beaucoup de choses se mélangent… c’est inhabituel et cela peut évidemment créer une gêne, une méfiance. Quand j’ai l’appareil entre les mains, je peux tout de suite devenir intimidante… Mais je ne cherche pas à renverser le rapport de domination. Ce que je cherche à faire, c’est trouver un terrain d’entente, leur donner envie de participer à un beau projet, d’éveiller en eux un débat, une opinion.

Tu fais également partie du collectif KOZ composé de 4 artistes visuels marocains. Pourquoi avoir créé ce collectif et quels sont vos projets ?

En tant que photographe et artistes visuels nous souffrons d’un manque de structure (lieux, matériel, experts, festival etc.), de financements et d’espaces d’exposition au Maroc. Il est aussi difficile d’obtenir un regard critique d’experts sur nos réalisations… Avec Imane Djamil, M’Hammed Kilito et Seif Kousmate, nous nous sommes donc unis pour créer des événements, confronter nos points de vue, partager nos idées au sujet de la photo. Notre prochain projet collectif parle de la famille et nous travaillons actuellement avec des binômes photographes algériens. La démarche que nous souhaitons porter est qu’à travers la photo, malgré les divergences politiques, y a bel et bien des liens entre nous, maghrébins, africains.

De mon côté, j’ai pour objectif de finir la série « chasing butterfly » en allant à la recherche d’autres profils d’hommes, plus âgés, plus conservateurs, plus éloignés des villes… Je veux construire plusieurs chapitres. In fine j’aimerais créer un bel ouvrage photo et bien sûr exposer au Maroc…mais pas que !

Site Internet : www.yasminehatimi.com // www.kozcollective.com //Instagram : www.instagram.com/yamsine9/

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