« Les ruines sont l’avenir du monde », voici ce qu’énonce le très beau recueil de poèmes de Stève Wilifrid Mounguengui, paru à l’orée du mois de mars 2021, un an après le début de cette « fin du monde » qu’a initié la pandémie, aux jeunes éditions La Kainfristanaise, qu’il dirige avec Sarah Combelles et dont l’ambition affichée est rien moins que de « mêler les voix et réenchanter le monde ».
Parler de poésie a quelque chose de la gageure et souvent l’on se dit que la critique devrait s’effacer devant la profondeur des images et la sonorité des mots. Donner envie de lire un poème revient presque toujours à le dire et à le faire écouter, presque jamais à le commenter. Il n’est nulle originalité véritable en poésie, nulle originalité en littérature. Les grands textes parlent de l’humain, parlent à l’humain, de sentiments, de joies, de colères, d’événements plus grands que lui qui le dépassent et qu’il ne peut pas comprendre, comme l’amour ou l’obsession d’un visage le poursuivent jusque dans son isolement. C’est exactement ce que l’on pourrait dire de l’Énigme des ruines. Le poète Stève Monguengui erre, réfugié ou exilé dans les montagnes ariégeoises, pour ne chercher « rien », dit-il, « sinon le retrait, un peu de calme, une lueur de silence », qui sont comme insufflés par la photographie sur le bandeau du livre : un amas de pierres assemblées par des mains humaines, un ciel de traîne, la découpe sortie de la roche d’un squelette d’arbre. En bas, tout se calfeutre et s’agite, tout se claquemure et s’affole. L’immensité du ciel et des cimes lui appartient. « L’écrire » naît là, éclot plutôt, comme une réminiscence et une déclaration d’amour. Le retour dans les souvenirs, c’est toujours ce chemin qui ramène à l’enfance et à son cortège, la déclaration d’amour, c’est celle inscrite dans le présent, à la femme aimée, l’épouse éternelle en poésie. L’une et l’autre surgissent dans le défilé des montagnes et l’observation de la nature, au rythme alterné de la marche et du retrait dans la cabane.
Il pleut encore
Je suis monté m’asseoir devant la petite cabane
Le ciel et les montagnes ont disparu depuis des jours
J’ignore tout du temps et des heures
L’infusion de romarin et de sauge fume comme la cheminée à quelques pas de moi
À petites gorgées je bois la mélancolie
Elle a le goût des heures inachevées et des actes manqués
Aux côtés du poète, le lecteur est invité à suivre un parcours, à tracer un chemin dans l’esseulement et dans l’écriture au fil du changement des saisons. Ni ampleur ni affèteries ni complaisance dans les mots de l’Énigme des ruines, plutôt un dépouillement de la langue qui fait miroir et renvoie à la solitude universelle, celle de la naissance, de l’origine, celle aussi de la perte ou de l’absence. La femme aimée, en effet, y est douloureusement lointaine, mais c’est peut-être aussi ce qui la rend si séduisante et qui lui donne les couleurs du ciel.
J’écume le ciel
Et les orages pour n’en garder que la fleur
Toi
Toi seule me donnes la main sur la route où je dévale dans ce rêve qui me déserte
De même que la force du silence permet d’éprouver le temps différemment, dans une expérience nouvelle et toujours renouvelée (et « Qu’est-ce que cela veut dire une vie ? »), aussi bien celle de « l’éphémère éternité » que celle de « l’étincelle dans le fragment de l’instant », de même le mot y surgit, sans effort apparent, exactement comme une éclosion de jeunes pousses là où la veille encore il n’y avait rien. Dans cette solitude et cet allongement-rétrécissement du temps, les paysages prennent quelque chose de lunaire : « pays neuf », « fleuves et ruisseaux endormis », sans être inquiétants pour autant, au contraire, comme une archéologie, celle des ruines, l’humain ne s’en absente jamais tout à fait, il s’y laisse saisir dans ses traces et sa chaleur. Il y a toujours une « cabane, posée sous les pins », « une petite maisonnette perdue », un abri, « une tisane de thym de menthe et de romarin » qui attendent le voyageur-lecteur, toujours quelque chose de paisible, un poêle qui réchauffe, une fenêtre qui protège et montre la splendeur du monde. Dans ce refuge alangui, on ne peut que comprendre l’assertion liminaire, la ruine ne peut être ni menace ni fin, plutôt support à la rêverie, dès lors, les images s’y succèdent et y glissent, comme l’œil lit des histoires au pied des montagnes dans les gonflements des nuages. C’est ainsi, me semble-t-il, que l’on referme les pages écrites par Stève Wilifrid Mounguengui, des rythmes dans la tête, serein et déjà dans l’attente, qui sait ?, de la prochaine résidence, de la prochaine station dans les cimes, qui feront naître les poèmes de demain.
Annie Ferret
Stève Wilifrid Mounguengui, L’Énigme des ruines,
éditions La Kainfristanaise, 2021