Les convives arrivent les uns après les autres dans la salle d’une fête de mariage. La caméra est fixe, mais resserre doucement pour qu’un beau jeune homme apparaisse au centre de l’image. C’est Christian, qui ira saluer son oncle François, homme d’âge mûr qui observait cette arrivée. Cet éclatant plan d’introduction sur une communauté entièrement blanche situe François : un homme qui scrute son monde à la recherche de la beauté. En dehors des scènes où il observe Christian, la caméra adopte ensuite une apparente neutralité, mais nous ne quitterons plus François. Car c’est lui le sujet de Skoonheid : son désir de beauté mais son incapacité à y accéder.
Cette incapacité est celle d’un groupe, autrefois violemment omnipotent, aujourd’hui décrié et coupable : les Afrikaners. Que Skoonheid accède à la sélection officielle du festival de Cannes (section Un certain regard) n’est pas seulement un événement en soi parce que c’est un film sud-africain, mais aussi parce qu’il est tourné en akrikaans et met en scène cette population qui porte le poids de ce qu’elle a généré et que le monde entier condamne : l’apartheid. L’événement est de taille car Skoonheid tranche avec les autoflagellations cinématographiques qu’ont produit les Afrikaners depuis 1994 : il participe au contraire d’un regard sans concession mais sans jugement sur la sourde réalité d’un groupe qui s’est radicalement coupé de la beauté du monde.
La beauté, elle est celle d’une vie de famille, des amis et du travail. Elle est celle des joies quotidiennes et des petits malheurs. Elle est celle des faiblesses de chacun que nous partageons tous à des degrés divers. Mais cette beauté des hommes et de la vie, François ne cesse de la renier, trompant tout le monde et lui-même en premier. Il mène une double vie perverse, naviguant dans les eaux troubles des partouzes homosexuelles entre Blancs où la règle est que n’entrent « ni folles, ni métis ». Dans sa famille parfaitement conservatrice et unie, solidement accrochée à ses valeurs chrétiennes, rien n’est clair et tout le monde se trompe. Et François est tellement habitué à ce que ce soit devenu sa vie, que sa fascination subite pour la beauté d’un jeune homme le déstabilise au point de basculer vers l’irréparable.
Skoonheid est dès lors la chronique d’une autodestruction alimentée par la haine de l’Autre (le gouvernement « corrompu », les Noirs en général, le changement
) et la haine de soi. La grande force du film est de ne jamais tomber dans le manichéisme ou le jugement tout en conservant un regard impitoyable sur la vraie face, sournoise et cachée, de cette communauté d’apparence si « civilisée ». Il ne tente pas même une explication : il est un constat sans indulgence ni pitié, tout en restant profondément humain.
Le cocktail est difficile et Oliver Hermanus le réussit avec brio. Déjà, dans Shirley Adams (2009), il parvenait magnifiquement, sans jamais même friser le pathos, à partager le combat d’une mère courage pour garder en vie son fils tétraplégique. Le fils étant dans cet état suite à une balle reçue dans une guerre de gangs, ce recul permettait d’y voir l’allégorie d’un pays confronté à la violence. Il y avait dans le projet de renouveler l’approche sociale de Shirley Adams du Ken Loach, du Mike Leigh, et surtout des frères Dardennes. Si avec Skoonheid Hermanus a tourné le dos à toute sociologie, c’est peut-être pour se rapprocher encore davantage de ces grands maîtres, de leur capacité à élever leurs personnages en épousant leur rythme. Le réalisme est ainsi présent mais sans que le ressort de la tragédie n’y réside : il est dans le drame intérieur d’un homme sans qualités, parfaitement désillusionné, qui se trompe et est trompé sous toutes les coutures, et que cette violence prépare à l’exercice de la violence.
François est un voyeur, mais le film ne l’est pas. Ses fines ellipses lui donnent un rythme que renforce la tension qu’il met en place. Sa caméra est à l’unisson, tranquille tant que François garde le contrôle, ardente quand il le perd. Tout converge vers un final aussi fulgurant que subtil dont nous tairons bien sûr la teneur mais qui suggère à quel point François et sa communauté se sont empêchés d’accéder à la beauté.
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