Sous les pieds des femmes

De Rachida Krim

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Cela commence par des regards, des miroirs, des silences. On pense à Melville : la retenue des corps, le cadrage large sur des pièces presque vides, la pesanteur des mots pour aller à l’essentiel. Parce que ce film nous dit que l’on a pas écouté les femmes. Et que la tragédie algérienne d’aujourd’hui puise sa source dans cet oubli de l’Histoire, dans cet intégrisme des hommes qui ont figé la révolution dans un retour à la tradition.
Une scène éclaire le film : Amin récite le Coran et avoue à Aya qu’il ne sait pas lire l’arabe. Aya est cette femme qui, en 1956, s’engage à corps perdu avec le FLN en France, collecte les fonds de soutien, transporte des armes, ira jusqu’à tuer. Alors qu’elle a été mariée à 16 ans à un homme qu’elle ne connaissait pas, n’attendait rien de l’amour, était destinée à faire des enfants, servir son mari. Amin est ce militant qui rêve d’une Algérie indépendante alors que la colonisation a tout pris à ce pays : l’autorité, la terre, la langue.  » Je ne connais pas de pire violence que l’acculturation forcée d’un peuple « , déclare la réalisatrice. L’amour qui les lie dans la lutte a la force de déplacer des montagnes. Mais Aya comprend qu’Amin est ambigu, qu’il est partagé entre tradition et modernisme, qu’il ne vivra pas  » sa  » révolution comme elle réussit à le faire, qu’il finira par rentrer dans le système et par accepter le Code de la famille. Elle ne le suivra pas en Algérie, élèvera ses enfants en France, les encourageant à assimiler les deux cultures.
C’est un Amin brisé qui revient en 1996 voir l’Aya de 1956, et puiser à nouveau la force de lutter.  »  On a tous notre part de responsabilité, lui dit-elle. Toi pour n’avoir rien dit et moi pour avoir fui.  » Cela ne va pas sans une pesanteur des images et des mots que la finesse du jeu de Claudia Cardinale sauve in-extrémis. Le film retrouve davantage de légèreté dans les scènes de la guerre ou dans la musique d’Amazigh Kateb du groupe Gnawa diffusion. Mais ce premier film a su prendre des risques, à l’image de cette femme qui, à l’inverse du discours dominant, sait dire à Amin :  » Jamais plus je ne baisserai les yeux devant toi !  » Il ne peut laisser indifférent.
A l’autre bout de l’Afrique, au Zimbabwe, une autre femme, Ingrid Sinclair, montrait dans un film vu en 96 à Cannes comment des combattantes de la Chimurenga, la lutte de libération contre la Rhodésie blanche, se heurtent aujourd’hui à une société restée patriarcale. Flame a fait scandale dans son pays et n’avait failli pas voir le jour. Les résistances sont encore fortes, avant que les hommes ne se décident à regarder d’un peu plus près sous les pieds des femmes…

///Article N° : 216

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