À l’heure où l’on nous (re)parle de « roman national », le texte de Joseph Andras, interprété par D’ de Kabal et le Trio ° Skyzo ° Phony°, revient sur des zones d’ombre de l’histoire. S’il ne restait qu’un chien donne la parole au port du Havre, témoin au long cours de la traite négrière, des guerres mondiales, des guerres d’indépendance et des traités de libre-échange.
Saluons d’abord la coopération de deux artistes hors normes, bafouant les conventions. Le premier, Joseph Andras, avait refusé le prix Goncourt du premier roman en 2016, par rejet de la compétition, étrangère selon lui à la création, tout entier guidé par « le désir profond de s’en tenir au texte, aux mots, aux idéaux portés(2) ». Son premier roman, De nos frères blessés, était consacré à la figure méconnue de Fernand Iveton, cet ouvrier communiste guillotiné en 1957 pendant la Guerre d’indépendance de l’Algérie pour avoir aidé ceux que l’Etat français appelait alors des « rebelles ». Le second, D’ de Kabal, s’illustre dans plusieurs disciplines (rap, beatboxing, théâtre) et accepte ici, entre autres, de rompre avec l’un des codes tacites du rap selon lequel l’auteur est aussi l’interprète de son texte. Tous deux accordent leurs voix pour faire raisonner celle d’un témoin jusque-là muet, le port, qui, par ricochet, fait entendre celles, en partie occultées, des esclaves, des tirailleurs, des colonisés, des travailleurs … L’énonciation du port est endossée par un « je », pensant « à rebours » des humains : « Ne croyez pas là que je les juge / non / leur fièvre m’afflige, tant je sais qu’il n’est aucun remède à leur désir ». Cette parole exhibe sa négation sur la page, comme dans le débit lent et martelé de D’ de Kabal, via une syntaxe poétique et hachée, trouée de silence, visiblement aux antipodes de celle des humains : « Ils parlaient, ils parlaient comme seuls les humains savent le faire sans assécher leur langue, toujours sûrs de leur salive et des lettres qui en coulent ».
Contre la logorrhée humaine, c’est le silence d’un chien – celui du titre – un chien qui n’aboie pas mais « qui se fout bien […] de l’ironie et des promesses » que le port appelle de ses voeux dans une étendue vide d’hommes, comme celle des photographies qui ouvrent et ferment l’ouvrage. La figure de la prétérition « ne me demandez pas » met en abyme cette tension entre profération et interdiction de la parole. En dépit d’une rupture dans la composition musicale de deux morceaux qui la rendent éclatante (le 2nd, consacré aux esclaves et le 7e, aux victimes de la seconde guerre mondiale), le reste du temps c’est au fond sans heurt que les mots glissent – selon le flux et le reflux de la mer – d’une période historique à une autre, au gré d’allusions parfois implicites. Tout se passe ainsi comme si le texte s’employait à faire signe vers la totalité de la mémoire historique en une remarquable économie de mots et de moyens. Suggérer l’entièreté de ce qui est advenu devient un enjeu crucial « tant les humains ne retiennent rien, soyez en sûr : ils gigotent puis s’enterrent en appelant ça l’Histoire ».
À l’image de ce port, détruit par la guerre et entièrement reconstruit dont il s’agit d’exhumer la mémoire, il s’agit aussi de ne pouvoir nier que le passé est devant nous, et que les tyrannies du marché d’aujourd’hui n’ont rien à envier à celles d’hier : « C’était hier, c’était demain », scande le texte. ici la mise en voix, rauque et comme d’outre-humain de D’ de Kabal, et en musique, via l’utilisation du beatboxing, mettent magistralement en lumière cette frontière ténue et toujours fragile entre l’homme et l’instrument de sa domination (la machine, la robotisation, ledit progrès, dernier avatar de la prétendue civilisation), faisant de ce livre-CD un seul objet d’art – la mise en voix et en musique ne venant pas « illustrer » le texte ou inversement. les arts se mêlent ici en effet dans un geste singulier d’élan vers l’autre, pour mieux révéler l’humain mais aussi ce qui le guette toujours, sa négation.
1.Joseph Andras, D’de Kabal, S’il ne restait qu’un chien, Actes Sud, p. 14.
2.Voir l’interview dans L’Humanité du 24 mai 2016 « Joseph Andras : un boulanger fait du pain, un écrivain écrit »