Teza

De Haïlé Gerima

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Voilà longtemps qu’un film africain ne nous avait pas entraîné à ce point dans le souffle épique. En cela, Haïlé Gerima renoue avec son magnifique Moisson de 3000 ans (Harvest : 3000 Years, Mirt Sost Shi Amit) qui osait en 1976 un inoubliable poème visuel mettant déjà en parallèle le devenir paysan et celui de l’Ethiopie. Le début de Teza est fulgurant : un puzzle rythmé de chants, d’orage, de feu, d’enluminures traditionnelles, de voiles, de souvenirs d’enfance, d’accident, le tout entremêlé par une caméra mouvante et une puissante musique. Tout le film est déjà là mais nous ne le savons pas : l’ancrage culturel, l’enfance, la mémoire, le traumatisme, l’exorcisme…. Les flammes du feu sont intenses : c’est Anberber qui revient au village pour revoir enfin sa mère. Il boite de la jambe et sa tête est pleine de douleurs accumulées, celles d’un peuple en souffrance, déchiré par les factions politiques qui pourchassent et capturent ses enfants pour les enrôler. Anberber, c’est l’Ethiopie meurtrie mais c’est aussi un Gerima désabusé qui cherche une voie d’espoir malgré les vicissitudes du passé.
Cette tentative d’introspection historique est à la mesure de l’ampleur du traumatisme. Elle prend l’allure d’une confession, tant le registre est au repentir. Ce pays a suivi les faux prophètes, cette génération a fait de la politique une religion. Anberber a cru pouvoir servir la révolution ; il n’a écopé que frustrations et répression. La violence comme langage d’Etat trouve son écho en Europe dans le racisme qui s’exacerbe contre Anberber. Car ce film est dédié à tous les Noirs tués parce qu’ils étaient Noirs autant qu’à tous les Ethiopiens tués par l’Ethiopie.
Sauf respirations, l’image, d’une grande force dans les séquences éthiopiennes (les séquences allemandes subissent par contre le coup des aléas d’un tournage tardif et sans moyens), est toujours en mouvement, au point de panoramiquer avant de cadrer de façon à entretenir la tension. Le montage serré mêle en tous sens les époques pour souligner le chaos intérieur d’Anberber autant que la dérive du pays. Amoureux de sa culture, Gerima la décrit avec emphase, de même qu’il utilise volontiers la beauté des paysages éthiopiens, mais ne s’enfonce jamais dans la belle image : le montage est là pour réveiller un spectateur contraint de recoller le puzzle et de chercher le sens.
Etudiant en Allemagne, Anberber s’est politisé. La chute du Négus Haïlé Sélassié ouvre l’espoir de revenir au pays natal pour le servir. La révolution séparera les couples mixtes, et les pères des enfants. L’ami Tesfaye laisse derrière lui son fils Téodros qui subira lui aussi le racisme et rêvera plus tard de renouer avec sa part africaine.
Les dérives autoritaires du régime Mengistu se révéleront vite dramatiques. La mort guette toute déviation. Et c’est pourtant bien cette marginalité qui guide tout le parcours d’Anberber, depuis que la radicalité de sa copine Cassandra lui a ouvert les yeux. Au village, il convolera avec Azanu, rejetée pour avoir tué son propre enfant lorsque son mari prend une nouvelle femme. Il se met à aimer celle qui a tué, épousant ainsi aussi de cette façon l’Histoire de son pays. Il appartient au village mais n’est pas de leur clan, de leurs normes : sa quête de mémoire lui donne un autre regard sur les hommes et sur l’Histoire. Traumatisé par l’attaque raciste autant que par le meurtre des enfants ou de ses amis, il vit dans sa chair le doute qui en naît. Il faudra de l’eau glaciale et des rites, acceptés par respect de sa mère, pour le déposséder de ses démons et lui permettre d’enfourcher son vélo pour enseigner aux plus jeunes. Ces enfants qui se terrent dans la grotte pour échapper au rapt et à la mort sont la nouvelle génération, celle qui a encore le pied valide pour définir un avenir. C’est aussi là que naîtra l’enfant qu’il n’a pu avoir de Cassandra. C’est dans le ventre de la terre et des femmes que sortiront les hommes de demain si ceux d’hier parviennent à exorciser les erreurs du passé.
Ce message prophétique, à la fois politique et chrétien, boucle ce film en spirale. Gerima ne fait aucun cadeau à l’Occident qui n’est vu que sous l’angle de la violence raciste, pas plus qu’il n’en fait à sa génération pour n’avoir pas su déjouer les déviances autoritaires. Il affirme avec un souffle indéniable que même s’il s’est exilé aux Etats-Unis, ce sont son enfance et son ancrage culturel qui le structurent. Et qu’il y a du repentir à avoir sur son histoire pour ouvrir un avenir. Le message, appuyé tout au long du film par le commentaire d’Anberber puis par l’explication de son rêve par l’ancien, semble pourtant lui aussi faire une boucle : l’exorcisme de l’Histoire suffira-t-il à ceux qui sortiront de la grotte pour forger le nouveau ? Ou bien, faute de repenser leur être au monde dans sa globalité plutôt que dans le prophétisme, ne seront-ils pas condamnés à faire de la révolution qu’ils se définiront un bégaiement de ce dont ils veulent s’émanciper ?

///Article N° : 8417

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