This One’s For Dinah

De China Moses & Raphael Lemonnier

Coup de cœur
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Déjà célèbre sous son seul prénom, China a fait feu de tout bois depuis une quinzaine d’années : quasi-ado, s’adressant aux jeunôts, elle n’a pas été pour rien dans la vogue subite du r’n’b et de la nu-soul. Elle a aussi frayé avec la fine fleur du rap francophone, de Daara J à Diam’s en passant par son pote Fabe… puis la chaîne MTV en a fait la plus sémillante de ses animatrices. Comme elle n’a jamais frimé à ce sujet, ses fans, en général, ignoraient tout de ses origines…
À trente ans, China fait son « coming out » en reprenant le nom de son père : Gilbert Moses (Cleveland 1942 – New-York 1995) qui fut l’un des pionniers du théâtre moderne africain-américain. C’est lui qui a mis en scène à Broadway « Slave Ship » (1969) œuvre majeure d’Amiri Baraka / Leroi Jones. Passé au petit écran, il a été l’un des réalisateurs du feuilleton « Roots ». Quant à sa mère, China n’en fait pas mystère, c’est Dee Dee Bridgewater (née à Memphis en 1950). La filiation est évidente, grâce à ce grain de voix fait d’une chair à la fois rêche et tendre, qui trahit soit l’hérédité, soit un mimétisme tempéré. Cependant, si China s’affirme comme une digne héritière, ce n’est en rien une Dee Dee bis. D’ailleurs maman, depuis son magnifique « Red Earth » (enregistré en 2007 au Mali) semble partie bien loin d’elle, au Mali, pour prolonger l’exploration de ses racines africaines.
Ce disque ressemble, plus qu’à un hommage, à un ardent désir de s’identifier en profondeur à cette extraordinaire personnalité que fut Ruth Lee Jones : fille d’une femme de ménage qui animait la chorale de l’église dans une obscure bourgade d’Alabama, et d’un « gambler » (joueur professionnel) assez évanescent. Quand la famille débarque à Chicago, la voix de Ruth s’impose dans les plus hautes sphères du Gospel naissant, et Sallie Martin, partenaire du génial Thomas Dorsey, inventeur patenté du genre, l’engage comme pianiste puis comme chanteuse soliste dans ses tournées. Selon une interview de Sallie, citée par Alain Thomas dans l’excellent livret de ce cd, « Elle chantait remarquablement bien, mais quand son regard croisait celui d’un homme, il lui arrivait de quitter l’église avant la fin de la messe ! »
Joe Glaser, le manager d’Armstrong, comprend vite qu’elle est plus à l’aise dans les clubs de jazz que dans les églises, et il l’a fait engager dans le big band de Lionel Hampton. Ce dernier, que j’ai interrogé à ce sujet, m’a affirmé mordicus que c’est lui qui l’a rebaptisée « Dinah Washington ». En tout cas c’est sous ce pseudonyme qu’elle sera l’une des plus grandes stars d’après-guerre. Enregistrée sous les meilleurs labels (Mercury, Verve), surnommée « Queen of the Blues », comparée à Bessie Smith, elle chante avec les plus grands instrumentistes de son temps : de Clark Terry à Clifford Bown et Dizzy Gillespie, de Max Roach à Art Blakey, de Wynton Kelly à Joe Zawinul, elle gagne l’admiration de tous. Hélas, cette mangeuse d’hommes (mariée dix fois, dit-on) ne digère pas son obésité. Elle succombera, à 39 ans, à une overdose de médicaments « coupe-faim ».
Dinah fut l’une des plus bouleversantes chanteuses de l’histoire du jazz, de la musique africaine-américaine en général. Elle n’avait pas le génie évident d’Ella Fitzgerald, de Billie Holiday ou de Sarah Vaughan dans la mesure où elle improvisait avec moins de facilité. Elle a toujours chanté d’une façon naturelle, éternellement inspirée par le blues et le gospel. C’est ce qu’adoraient les jazzmen progressistes, comme Quincy Jones ou Joe Zawinul qui la révéraient sans réserve.
China rend hommage à Dinah d’une façon émouvante et respectueuse qui transcende les générations. Elle aurait pu faire son numéro « jeuniste » en ramenant sa science, son expérience de l’électro ou du hip-hop pour prétendre « réactualiser » l’œuvre de son idole. Elle a fait tout le contraire : China colle à Dinah, elle s’en rapproche le plus possible, sans la plagier le moins du monde, et le résultat est parfait. Elle s’entoure d’un orchestre superbe, 100 % jazz si cela veut dire quelque chose… les connaisseurs seront convaincus même si je ne cite injustement que les noms de François Biensan (trompette), de Frédéric Couderc (saxophones) et de l’unique Daniel Huck, dont le solo en scat sur « Lover Come Back to Me » suffirait à justifier l’achat de ce cd. Autre raison, aussi valable : il est rare d’entendre une si belle rencontre musicale entre plusieurs générations.
China est tombée dans les bras de Dinah et on se sent bien entre elles.
Que cela ne vous retienne pas de découvrir ou de réécouter les disques fabuleux de Ruth Lee Jones, alias Dinah Washington !

This One’s For Dinah. China Moses & Raphael Lemonnier. (Blue Note / EMI)///Article N° : 8963

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