On le retrouve dans les lieux d’expositions réputés (Musée Dapper, Paris) et dans les biennales d’art internationales (La Havane, Dakar). Mais il met un point d’honneur à soutenir les jeunes artistes sénégalais comme lui qu’il encourage à travailler malgré les difficultés matérielles. Inventeur du « daptaïsme », principe philosophique et artistique prônant la faculté à s’adapter à tout et en toute circonstance, Ndary Lo ramasse, entasse des objets récupérés, qu’il soigne, triture et détourne au grès des circonstances. L’artiste explique ici en quoi ces matériaux constituent l’essence même de son uvre.
A vos débuts, n’ayant pas les moyens d’acheter des fournitures, vous avez commencé à sculpter en utilisant des matériaux de récupération. A présent que votre situation a évolué, n’avez-vous pas envie d’utiliser d’autres matériaux ?
Je travaille le fer sans savoir pourquoi, peut-être des réminiscences de l’enfance où je regardais un forgeron travailler. C’est une image qui est restée très fortement ancrée en moi. Quant aux matériaux que j’utilise, c’est une philosophie, un principe de vie. Même si on mettait à ma disposition les meilleures peintures du monde ou un atelier de cuivre, je continuerais à travailler avec les mêmes matériaux parce qu’ils racontent des choses.
Dans mon rapport aux matériaux, ce qui m’intéresse, c’est leur l’histoire. Je considère qu’un objet a trois vies : sa première vie, c’est la matière première qui a servi à sa fabrication. La deuxième, c’est l’objet manufacturé en lui-même. Dès lors qu’il n’est plus utilisable, l’objet acquière un potentiel créatif. Créer à partir de l’objet récupéré, c’est lui insuffler une troisième vie. Et c’est ça qui m’intéresse : insuffler un autre pouvoir, une autre utilité à un matériau qui a déjà servi.
« Insuffler une vie » au matériau, n’est-ce pas d’une certaine façon lui donner une dimension sacrée qui peut faire écho à celle de la statuaire traditionnelle ?
Retravailler un objet récupéré, lui insuffler une autre vie, relève peut-être en effet de l’héritage de mes aïeuls qui fabriquaient des objets auxquels ils donnaient une dimension sacrée. Mon travail est actuellement exposé au Musée Dapper parallèlement à des uvres traditionnelles. Cela ne me laisse pas indifférent et aura sans doute des répercussions sur mon travail. La patine des sculptures traditionnelles m’a notamment beaucoup travaillé et m’incitera à être plus attentif à l’avenir à la patine de mes sculptures.
Je tends vers la perpétuation de ce qui était bon dans l’art traditionnel sans pour autant le recopier : aller vers l’essentiel avec une économie de moyens, révéler un objet à partir d’un morceau de bois et le doter d’un souffle. Les aïeuls allaient vraiment vers l’essentiel, et j’aimerais poursuivre dans cette voie. Enlever tout ce qui est sinécure dans la sculpture et juste suggérer.
Pour en revenir à la dimension sacrée, elle est inhérente à ma culture. Quand je ramasse sur la plage un morceau de bois ou de tissu lavé, poli par la mer, j’y vois quelque chose de très fort qui relève du sacré et regorge de spiritualité. En les travaillant, ils acquièrent un caractère sacré parce qu’ils sont uniques. Le plus grand sculpteur, c’est l’eau. Une pierre polie par la mer va prendre une certaine forme.
Au cours de cette exposition, un étrange écho s’installe entre les reliquaires exposés dans lesquelles étaient traditionnellement déposés les os des défunts et vos sculptures dont les ventres et les têtes contiennent des crânes de poupées. Depuis quelques temps, l’os a rejoint le fer dans vos sculptures, notamment avec « Xiif », immenses squelettes de fer et d’os animés d’une étrange vie. Est-ce une forme de reliques contemporaines ?
Peut-être. Je ne les ai pas directement envisagées comme cela, mais je travaille sur la mémoire, la perpétuation des choses qu’on ne doit pas oublier. « Xiif » est porteuse de mémoire, ne serait-ce qu’avec les matériaux (os et fer) qui la constituent. Ma rencontre avec l’os en tant que matériau de création est d’ailleurs assez symbolique : j’étais sur la plage de Gorée un jour de marée basse. De nombreux os rejetés par la mer, provenant probablement des restaurants situés non loin de là, jonchaient le sable. Le fait est que j’étais à Gorée, la fameuse île d’où partaient les esclaves. Le lien entre ces os et la Maison des Esclaves s’est imposé à moi. L’os – qui renvoie au corps – et le fer – dont étaient faites les chaînes avec lesquelles les esclaves étaient attachés – sont deux éléments symboliques de l’esclavage. De plus, les os demeurant longtemps intacts après la mort, le fer conservant toujours son ossature, tous deux ont une dimension d’éternité. Ces os ramassés sur la plage et avec lesquels j’ai réalisé des personnages symbolisent les os de mes ancêtres esclaves.
Y a-t-il des matériaux que vous vous interdisez d’utiliser notamment par rapport à des tabous religieux ou culturels ?
A mes débuts on me faisait des remarques sur le fait que je sculptais des corps alors que la représentation humaine est proscrite par le Coran. Mais je refusais de rentrer dans le débat parce que ce genre de pression aurait eu des incidences sur mon travail.
Je n’ai pas de tabous et je l’assume. Je suis dans ma création, c’est une aventure personnelle et je n’ai de compte à rendre à personne par rapport à ce que je fais. Mon père m’a dit un jour que s’il avait su que j’allais faire de la sculpture, il me l’aurait défendu à cause de la religion. Je lui ai répondu que mon travail n’allait pas à l’encontre de la religion, qu’au contraire, dans le cas de la sculpture que j’ai faite en hommage à Abdoul Aziz Sy (khalife de la confrérie des Tidjania), il était au service de la religion.
Je n’ai pas de critères sélectifs. J’ai coutume de dire que je réfléchis avec mes yeux. Tout est question de rencontre avec l’objet. Mon regard s’arrête sur un objet, s’il me parle, je le ramasse sans réfléchir. C’est comme une révélation, le matériau s’impose à moi.
Je suis musulman mais je n’ai pas d’interdit. Si j’ai besoin d’os, je n’irai évidemment pas les déterrer dans un cimetière. Mais ça c’est une question d’éthique, de morale personnelle. Je me sens très libre par rapport à ma culture et à ma religion qui n’interfèrent pas dans mon travail.
Le fer est un matériau noble. Mon frère qui est plus érudit que moi m’a dit qu’il y a dans le Coran une sourate sur le fer. A la radio, au cours d’une émission sur le Coran, j’ai entendu ceci : « Quelqu’un demande à Dieu : qu’est ce qu’il y a de plus dur ? – C’est le fer. – Qu’est ce qui est plus dur que le fer ? – Le feu. – Qu’est ce qui est plus dur que le feu ? – L’eau. Et de plus dur que l’eau ? – L’air. Et de plus dur que l’air ? L’homme ».
J’étais fasciné parce que le fer, le feu, l’air, l’homme constituent la base de mon travail.
Jusqu’où pouvez-vous aller pour acquérir un matériau qui vous inspire ?
Il m’arrive d’acheter des matériaux très chers pour mon travail, juste parce qu’ils me parlent. Je peux acheter un vélo usagé à un prix plus élevé que si je l’achetais neuf, notamment lorsqu’il appartient à quelqu’un qui ne veut pas forcément le vendre. Au Sénégal il y a des gens qu’on appelle les baol-baol qui vendent absolument de tout y compris des objets récupérés. Lorsque j’ai besoin de quelque chose, je le trouve le plus souvent auprès d’eux, même si je dois y mettre le prix. L’essentiel pour moi est d’avoir de quoi payer ces trucs pour satisfaire un besoin de création. Mon atelier est envahi par ces objets glanés ça et là que je peux ne pas utiliser avant longtemps mais dont je sais qu’un jour je les intégrerai à mon travail.
En Afrique, le génie de la récupération imposée par le manque de moyen est finalement le lot de la majorité des gens. Si vous aviez vécu dans un autre environnement, votre rapport aux choses aurait-il été le même ?
Tout est environnemental et événementiel. Les sociétés de consommation occidentales conditionnent un autre rapport aux choses. Mais lorsque j’étais en résidence en France (Lille, décembre 2000), hormis quelques objets achetés, la rue était l’endroit où je trouvais le plus de choses, une table à repasser par exemple, à partir de laquelle j’ai réalisé une uvre.
Quand je vais en France en hiver et que je ne croise que des gens portant des manteaux, cela m’inspire et me donne envie de travailler à partir de ces manteaux qui envahissent la rue. C’est finalement la même chose qu’à Dakar ou ailleurs sauf que les objets diffèrent. A Madagascar où je suis allé pour les Jeux de la Francophonie (1997), sur le site, il y avait des capsules partout. Je les ai récupérées pour en faire des sculptures. De même plus récemment à Dakar, j’ai réalisé des sculptures avec des fers à béton parce que je vivais dans un environnement entouré de chantiers en construction.
Si j’enduis depuis peu mes sculptures de mastic, c’est parce qu’à la suite d’un accident il m’a fallu refaire la carrosserie de ma voiture. En voyant le mécanicien enduire la carrosserie de mastic avant de la peindre, j’ai eu l’idée de l’utiliser pour mes sculptures afin de leur donner une patine particulière. Tout cela n’est que l’application quotidienne du « daptaïsme » qui est source de création. Tout est prétexte à création, que ce soit un matériau ou une récupération d’idée, parce que les idées c’est du matériau en puissance. La récupération est l’instance même de l’uvre. C’est elle qui commande l’uvre et révèle la troisième dimension d’un objet en lui conférant un autre sens.
Est ce que le « daptaïsme » a fait école ?
Je ne sais pas, mais quand je rencontre des gens, je m’aperçois qu’ils sont plus daptaïstes que moi. Même en politique, par exemple, les alliances contre nature que les hommes politiques font pour être plus forts par rapport à une situation politique, c’est du « daptaïsme », ils s’adaptent. Dans le monde actuel les gens sont obligés de s’adapter à tout, nous sommes tous obligés de nous adapter et en Afrique plus qu’ailleurs, c’est peut-être là que réside notre force, dans notre capacité à nous adapter aux situations qui nous sont imposées. Cela dit, est-ce que nous avons le choix ?
Quel rapport entretenez vous avec les nouvelles technologies ?
Je suis contemporain de tous ces matériaux, ils vont avec mon temps. Tout ce que je peux intégrer, je l’intègre. Je peux accompagner une uvre d’un son et faire une uvre « audio-visuelle ». Lors de ma résidence à Lille, avec la table à repasser, j’ai fait une uvre intitulée « Opération chirurgicale » à laquelle j’avais intégré des sons d’hôpitaux. J’ai réalisé une sculpture à la manière de mes aïeuls, que j’ai posée sur la table et autour de laquelle j’ai disposé des sculptures de fer. C’était une scène d’opération chirurgicale qui renvoyait à une réflexion que je m’étais faite par rapport à ce que les gens attendaient de moi en France. Ils s’attendaient à ce que je fasse « africain ». Je ne sais pas ce qu’ils entendent par là. « Opération chirurgicale » mettait en scène l’artiste contemporain africain qui diagnostiquait l’art traditionnel. Pour moi c’était une manière d’être au cur de la contemporanéité de l’art. Je veux bien intégrer tous les matériaux modernes, mais je ne peux par prendre un matériel informatique, le poser et dire que c’est une uvre. Les gens mettent souvent le matériel comme ça, à la disposition du public. Mais le matériau a besoin d’être travaillé, pensé. C’est comme si au lieu de travailler le fer à cheval, je l’accrochais tel quel dans un musée. La vidéo on peut la travailler, s’en servir pour faire des uvres majeures comme le fait Bill Violat pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. En revanche, ça ne m’intéresse pas lorsque l’artiste procède d’une manière anodine. Ça ne veut rien dire ! L’art contemporain en est là. Et c’est à la fois son problème et son intérêt. Son problème au sens où les gens font n’importe quoi, son intérêt au sens où il y a une liberté des possibles.
Si un jour j’ai la possibilité d’utiliser du matériel vidéo ou informatique, je le ferai bien volontiers mais sans doute pas là où l’on m’attendra. Je répondrai à ma manière à ce concept de nouveaux médias.
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