Tracey Rose (née en 1974, à Durban, Afrique du Sud) se fait connaître du grand public à la fin des années 1990 avec ses actions subversives où elle explore et interroge les limites de son propre corps. Elle utilise aussi bien la performance, la vidéo et la photographie pour traiter de problématique touchant aux questions raciales en Afrique du Sud, au métissage, au genre et à la représentation du corps Noir. Nous avons choisi de revenir sur l’exposition Waiting for God qui a retracé avec pertinence quinze années de cheminement artistique d’une artiste aujourd’hui considérée comme une référence incontournable de la scène artistique africaine et internationale. (1)
Tracey Rose fait partie de la génération d’artistes sud-africains post-apartheid ; elle a grandi dans cette violence permanente qui trouve inflexiblement un écho dans son uvre, au sein de laquelle elle s’est fait la représentante de ses propres questionnements. L’exposition Waiting for God est formée de plusieurs salles individuelles présentant par le biais de photographies, vidéos et archives les performances de Tracey Rose. Elle a en effet choisi, dès le début de sa carrière artistique, d’utiliser son corps comme un instrument lui permettant de lutter contre les stéréotypes liés à la race et au genre. En 1997, elle réalise dans le cadre de la seconde Biennale de Johannesburg Span I et SpanII (1997), où enfermée dans une boîte en verre, une vitrine, elle se présente aux spectateurs du musée : nue, la tête rasée, assise et tricotant ses propres cheveux. Elle est assise sur une télévision allumée, sur l’écran est diffusée une image en gros plan d’une femme nue allongée. Il s’agit là d’une image classique dans l’histoire de l’art, la femme nue, modèle du peintre, allongée et offrant son corps aux yeux du spectateur. Lorsqu’elle se présente au public, nue et assise sur une version artistique stéréotypée des femmes, Tracey Rose propose une alternative subversive et politique de la représentation du corps des femmes. Elle est ici maîtresse de son image et de son corps. Span II nous invite à repenser et à bousculer les codes traditionnels de l’histoire de l’art. Tracey Rose dit à propos de sa performance :
Avec mon corps nu sur la TV, je voulais nier la passivité de l’action du nu allongé. En faisant cette pièce, j’avais à me confronter avec ce que je n’étais pas supposée faire avec mon corps. L’uvre est un acte nettoyant, une déclaration. Le nouage des cheveux n’évoque pas seulement les perles du chapelet de mon enfance, mais aussi le travail des mains et la signification de cet artisanat en tant que prise de pouvoir. (2)
La pratique de Tracey Rose s’inscrit dans une perspective de réflexion féministe, de par sa nudité exposée et l’utilisation de son corps comme support artistique. Le fait de raser ses cheveux, puis de les tricoter pour leur donner une nouvelle forme, montre un besoin urgent de l’artiste de formuler une nouvelle identité non seulement pour elle-même, mais aussi pour les femmes africaines. Il est à noter que l’artiste présente cette uvre dans le contexte particulier de la seconde biennale de Johannesburg qui a suscité une vive polémique à l’époque. Le commissaire général de la biennale, Okwui Enwezor, avait souhaité ouvrir la biennale au monde et la défaire des problématiques identitaires et nationales. Pour cela il s’est entouré d’une équipe de commissaires venus du monde entier, ce qui n’a pas été du goût des médias sud-africains et des politiques locales. Marie-Laure Allain précise :
Le manque d’engagement auprès de la communauté sud-africaine, et principalement auprès de la population noire, est l’un des problèmes qui conduisit Trade Routes à sa perte. La première biennale, taxée de conservatisme et d’académisme, avait entamé un travail avec les centres artistiques communautaires, et mis en place un programme de formation de jeunes commissaires sud-africains. Trade Routes a échoué à ce niveau dès le départ en ne nommant pas de co-commissaire sud-africain noir. Ensuite, la non-intégration d’uvres « traditionnelles » dans les expositions, l’absence de concertation avec la communauté artistique, annihilant le développement d’événements off, et l’exclusion des townships d’une campagne de communication déjà quasi inexistante n’ont fait que parachever l’idée selon laquelle cette exposition a simplement été « re-positionnée » à Johannesburg, sans adaptation de discours. (3)
Les conditions n’étaient pas favorables à la présentation d’une uvre comme celle proposée par Tracey Rose, qui par le biais de son corps, critiquait non seulement le statut opprimé des femmes, mais aussi les problèmes raciaux persistants au sein de la société sud-africaine. Elle a poursuivi ce développement critique avec une seconde uvre performative intitulée Untitled (Ongetiteld), présentant la jeune plasticienne dans une salle bain, vue à travers un miroir. L’image en noir et blanc, de qualité moyenne, nous rappelle celles qui sont obtenues par une caméra de surveillance. L’artiste y est nue. Elle s’est elle-même rasée les cheveux et tricote ses longues mèches de cheveux. N’Goné Fall écrit : « En utilisant la nudité, l’intimité, et le voyeurisme, Rose a mis en scène son corps pour interpeller le statut inégal des femmes dans sa société, leur niveau de vie précaire, leur isolation physique et mentale. » (4) Choisir de tricoter ses propres cheveux renvoie à une activité traditionnellement attribuée à la sphère domestique féminine, tout en y apportant une dose de transgression. Une provocation rebutante puisque les cheveux sont considérés comme des déchets corporels. Face aux images, le spectateur peut éprouver une forme de dégoût et de réticence. Catherine de Zegher écrit : « Bien que le cheveu peut exister aussi longtemps que la pierre, le papier ou le bois, il est pourtant rejeté car matériau déplacé dans le dessin et la sculpture traditionnels, ou institutionnalisé dans les conceptions prédéterminées de l’ethnique et du primitiviste. » (5) Avec son corps, Tracey Rose interroge la place des femmes dans la société sud-africaine et dans l’histoire de l’art. En plus de cet engagement féministe s’ajoute une réflexion sur la question raciale et notamment sur son statut de femme métisse.
En effet, Span II porte un double message : en fond sonore, le spectateur pouvait entendre des témoignages de Métis sud-africains. L’artiste, elle-même métisse, ces ancêtres étaient écossais et khoisans, nous plonge dans une réflexion sur ses origines et sur la signification d’être Métis en Afrique du Sud aujourd’hui. En 1994, année de l’abolition de l’Apartheid en Afrique du Sud, l’artiste avait vingt ans, elle a donc passé son enfance et son adolescence dans une société divisée et ségrégationniste. Une société dominée par la violence et la haine de l’Autre. L’Afrique du Sud était divisée en trois catégories, les Blancs, les Noirs Africains et les Coloured (les Métisses). Les Coloured sont une catégorie raciale que nous qualifions « d’entre-deux », une catégorie intervalle dans laquelle Tracey Rose cherche à se situer, par la voie mémorielle et par l’exploration de son expérience personnelle. Homi K. Bhabha écrit : « Se souvenir n’est jamais un acte tranquille d’introspection ou de rétrospection. C’est une remembrance douloureuse, une remise en place du passé démembré pour faire sens du trauma du présent. » (6)
La question raciale est constamment au cur de la réflexion de Tracey Rose, étant elle-même le fruit du métissage. Un métissage qui est une des conséquences de la colonisation en Afrique du Sud. Il est intéressant d’observer que l’artiste a volontairement choisi de s’enfermer dans une vitrine de musée, semblable à celles que l’on peut voir dans les musées ethnographiques ou les anciens cabinets de curiosité. Tracey Rose impose au visiteur son corps, comme étant une curiosité ethnographique. Le visiteur peut lui, esquiver du regard par gêne ou bien scruter l’action de Rose. Span II impose un malaise et nous fait réfléchir à différentes problématiques d’ordre raciales et genrée. Une critique également formulée dans Ciao Bella (2001), une série de douze autoportraits photographiques, où Rose incarne différents personnages féminins. Les photographies sont accompagnées d’une uvre vidéo éponyme, où les figures sont réunies autour d’une table, reprenant ainsi la traditionnelle représentation de la Cène. Ici, les apôtres sont les figures féminines issues d’une mythologie personnelle à Rose. Ashraf Jamal écrit : « En se plaçant au centre de son art elle ne se fétichise ou ne s’immortalise pas, mais, dans un acte de mimétisme, d’autodérision, Rose introduit l’importance du jeu, de la performance, dans le processus artistique et la récréation incessante d’une identité culturelle et socio-historique. » (7) Tracey Rose procède à de cyniques mascarades pour déjouer avec pertinence les codes culturels déconnectés de la réalité. Alors elle interprète les rôles de douze femmes, issues de toutes les cultures, pour offrir au spectateur une redéfinition de la condition et de la représentation des femmes de manière globale. Elle engage ainsi une déconstruction du regard dominant sur l’Autre, à qui elle prête son corps. L’un d’entre eux est particulièrement frappant, Venus Baartman, puisque l’artiste a choisi d’incarner la Vénus Hottentote (Sawtche de son véritable prénom), dont l’histoire tragique s’est finalement conclue en 2002. (8) Isabelle Ruf écrit :
On a voulu voir en Tracey une nouvelle Saartje Baartman, la Vénus hottentote stéatopyge, exhibée dans les musées européens au siècle dernier, symbole de l’exploitation colonialiste. Mais la jeune artiste ne se pose pas en victime. C’est une femme en colère et fragile, qui s’est fait violence en s’exposant ainsi. Ses uvres s’inscrivent dans le débat sur l’amnésie, la reconstruction de la « nation arc-en-ciel », cette nouvelle Afrique du Sud annoncée par le président Thabo Mbeki. (9)
Sawtche était une femme issue de l’ethnie Khoisan, une donnée qui a certainement participé au fait que Tracey Rose se soit investie dans le récit de son histoire. Deux uvres comme Venus Baartman et Span II, provoquent le spectateur en amenant une double critique de l’exotisme et du féminin. Ici, Tracey Rose impose son corps d’une manière subversive, elle n’est pas passive comme l’est le nu apparaissant sur l’écran de télévision ou comme l’a pu être Sawtche ayant dû subir sa propre exhibition.
La nudité et la chevelure sont deux stéréotypes féminins véhiculés par l’art depuis plusieurs siècles. En rasant ses cheveux, l’artiste supprime un signe extérieur à la fois de sa féminité, mais aussi racial. Un acte relevant à la fois de la vie intime, mais qui une fois exposée aux yeux de tous, relève d’une histoire collective. Tracey Rose explique : « À propos du fait de démasculiniser et déféminiser mon corps, en rasant le poil masculin et féminin. Ce genre de désexualisation porte en lui un certain type de violence. L’uvre a pour but de me rendre laide et repoussante. » (10) Span II est une auto flagellation performative pour amener une prise de conscience chez le spectateur sur les problématiques sexuelles et raciales portées par les actions de Rose. Ceci n’est pas sans nous rappeler la peinture de Frida Kahlo, Autorretrato con Pelo Cortado (Autoportrait aux Cheveux Coupés, 1940). L’artiste mexicaine s’y est représentée, assise, habillée en costume d’homme, les cheveux courts et une paire de ciseaux à la main. Une multitude de mèches noires jonchent le sol. (11) Tracey Rose, comme Frida Kahlo, se débarrasse de ses origines métisses et de son identité de femme pour les reconstruire ou les remodeler. Rose précise :
Les cheveux sont significatifs dans les communautés coloured. Ils vous marquent vers une certaine direction, vers la noirceur ou la blancheur. D’un côté, il s’agit d’un « privilège » d’avoir les cheveux lisses opposés aux cheveux crépus (bouclés ou frisés), mais d’un autre côté, avoir les cheveux lisses signifie que vous avez souvent été insulté pour avoir pensé être blanc, pour avoir prétendu être blanc. (12)
Détruire pour construire, il s’agit là d’un processus artistique commun aux artistes choisis pour notre étude. Une volonté profonde de déconstruction critique afin d’abroger toute forme d’inégalité et d’idée préconçue et stéréotypée. Dans TKO (Technical Knock-out, 2000), l’artiste, dont la peau est couverte de talc, boxe un punching-ball. La caméra est installée dans le sac de frappe. Avec vigueur, elle boxe contre un adversaire invisible, Rose veut nous faire comprendre que devons rester sur nos gardes et lutter contre toute forme de discrimination. Elle déploie une force et une rage étonnante à l’encontre de l’absence de cet Autre, pouvant signifier les inégalités et injustices qu’elle combat au quotidien. L’ennemi est aussi son combat contre les institutions qui ont voulu faire d’elle une représentante de telle ou telle culture. Elle refuse régulièrement de participer aux expositions auxquelles elle est conviée. Aucune concession, aucune soumission de sa part. Tracey Rose ne porte aucune étiquette, son uvre est centré sur l’humain avant tout. Elle souhaite atteindre une humanité apaisée à l’image de The Kiss (2001), une photographie en noir et blanc reprenant Le Baiser (1901-1904) d’Auguste Rodin. Un homme Noir, Christian Haye (le galeriste New-Yorkais de l’artiste) est assis sur un socle en pierre et il enlace une femme à la peau claire, l’artiste elle-même. La pierre se fait chair et le monochrome disparaît. Rose pose la question de l’identité Africaine Américaine et Coloured en Afrique du Sud. Plus largement, le couple nu est une figuration symbolique du métissage, de la créolisation et du partage des cultures.
L’exposition Waiting for God nous montre comment Tracey Rose a réussi depuis les années 1990 à formuler un langage artistique complexe et singulier, portant des messages politiques clairs. Un langage véhiculé par son propre corps qui est le moteur essentiel de sa pratique. En partant de la situation sud-africaine et de sa propre expérience, l’artiste s’attaque à la domination patriarcale, au sexisme, au racisme et à la condition des femmes non seulement en Afrique mais dans le monde. Sa réflexion tend à être universelle et à bousculer une pensée sclérosée. Tracey Rose souhaite, par le biais d’uvres visuellement violentes et troublantes, faire table rase de l’histoire coloniale et de l’Apartheid pour mettre en avant le droit à la différence et à l’altérité.
1. Waiting for God, Tracey Rose. Exposition personnelle du 22 février au 17 avril 2011.
Voir : [http://www.joburg.org.za/culture/museums-galleries/jag/waiting-for-god]
2. WILLIAMSON, Sue. « Tracey Rose ». [http://www.artthrob.co.za/01mar/artbio.html]
3. ALLAIN, Marie-Laure. « Biennale de Johannesburg : chronique d’une mort annoncée » in Africultures, mai 2008. [article7596]
4. FALL, N’Goné. « Providing a Space of Freedom : Women Artists from Africa ». In Global Feminisms New Directions in Contemporary Art. London : Merrel : New York : Brooklyn Museum, 2007, p.73.
5. DE ZEGHER, Catherine. Mona Hatoum. London : New York : Phaïdon, 1997, p.99.
6. BHABHA, Homi K. « Interroger l’identité : Frantz Fanon et la prérogative postcoloniale », in Les Lieux de la Culture : Une Théorie Postcoloniale. Paris : Payot, 2007, p.117.
7. JAMAL, Ashraf. « The Bearable Lightness of Tracey Rose’s The Kiss » in Chimurenga, vol.4, mai 2003. [http://www.chimurenga.co.za/page-67.html]
8. Pour une analyse plus détaillée de l’histoire de la Vénus Hottentote, voir : CRENN, Julie. « Sawtche : La Vénus Africaine » in Africultures, octobre 2010. [article9784]
9. RUF, Isabelle. « La Colère des Artistes Noirs », Le Temps, 28 février 2001, [http://www.letemps.ch/odyssee/articledisplay.asp?ArticleID=60831]
10. WILLIAMSON, Sue. « Tracey Rose ». [http://www.artthrob.co.za/01mar/artbio.html]
11. Pour une étude détaillée de l’uvre en question voir : CRENN, Julie. Frida Kahlo : Un Art de l’Identité, La Gran Ocultadora. Mémoire de Master Histoire et Critique des Arts (sous la direction de Madame Elvan Zabunyan), Université Rennes II, 2006, p.167-180.
12. BESTER, Rory. « Interview with Tracey Rose » in Democracy’s Images Photography and Visual Art After Apartheid. Ulmea : BildMuseet, 1998, p.92.///Article N° : 10337