Un avenir numérique ? Des réponses créatives…

Table ronde aux Journées cinématographiques de Carthage 2008

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Une table ronde professionnelle s’est déroulée les 29 et 30 octobre 2008 à l’occasion des Journées cinématographiques de Carthage autour de la question des nouvelles technologies et des nouvelles manières de produire et de raconter pour et par le cinéma. Il s’agissait de définir les continuités et les ruptures, d’étudier les spécificités du nouveau modèle, ses possibilités et ses contraintes, et de débattre des tendances qui se dessinent. Un cycle de projections aux JCC de films à petit budget illustrait cette table ronde.

1ère table ronde : réfléchir déjà l’après 35 mm ?
Introduction de Tahar Chikhaoui, critique et universitaire, qui fait quatre remarques :
1 – le passage au numérique s’inscrit dans un changement plus global de civilisation, et pas seulement de la civilisation de l’image. On peut l’appeler la vidéosphère (Régis Debray), la postmodernité (Léotard), l’ultracontemporanéité, etc. Il s’agit d’une nouvelle écriture du réel. On est au-delà de l’écriture par la lumière (héliographie). C’est une période transitoire où la graphie a encore un sens où le cinéma peut prendre place.
2 – ce phénomène est trop rapide pour permettre une théorisation structurée. Le grand paradoxe est le décalage entre cette mutation et sa pensée. C’est peut-être cela la postmodernité. Selon le philosophe italien Umberto Galimberti, dans Psyché et technique, l’homme à l’âge de la technique, nous vivons une situation particulière où la technique nous dépasse tandis que nous habitons dans la technique. La technique ne pense pas, elle fonctionne.
3 – Le cinéma est basé sur un socle théorique basé sur l’empreinte, la trace (Eisenstein, Walter Benjamin, Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin, La Chambre claire de Roland Barthes, Jacques Rancière, etc.). La réalité est déposée sur la pellicule. Toute notre réflexion est basée sur l’idée que le cinéma reproduit la réalité, selon l’impression d’une pellicule par la lumière. Nous pensons que l’image est une reproduction du monde. Elle porte du monde une trace physique. Cette idée est en train de changer fondamentalement. Ce n’est plus la trace du monde que nous avons dans l’image. On est plus proche de ce que disait Benveniste de la peinture ou du dessin : une plastique davantage liée au geste de celui qui fabrique qu’à la réalité de la trace.
4 – Nous sommes dans une phase intermédiaire : le numérique n’intervient pas à toutes les étapes de la chaîne. Il a commencé par le montage mais est en retard pour la projection. Certains pays sont en retard, comme la France. Il y a là un paradoxe : la numérisation dans le cinéma est en train de se terminer par quoi elle aurait dû commencer. Le numérique déplace le processus de fabrication vers le spectateur. Des éditeurs vidéo permettent au spectateur de modifier la fin des films, si bien que les directeurs de la photographie ont exigé en France dans une charte d’intervenir aux différentes phases de la fabrication. L’image est déjà retouchée, montée avant de l’être, portant des programmes de modification, de changement. L’image projetée sur l’écran n’est plus celle que les directeurs de la photo prévoyaient. André Rouillé fait une distinction : de l’argentique au numérique, on est passé de l’image événement, de l’image faite à l’image réseau, c’est-à-dire une image qui fonctionne davantage par rapport à la vitesse de la circulation que par rapport à une fidélité à la réalité. De par sa mobilité et sa légèreté, c’est une image faite pour circuler via internet ou autre, davantage portée vers celui qui va la regarder que vers celui qui la fabrique. Le fait que la numérisation n’intervienne pas à la fin vient de problèmes économiques. Il y a là comme une contradiction, un processus retardé par des monopoles, des pouvoirs. Le processus va le plus loin dans les pays où le monopole est le moins fort.
Si cette transformation est davantage liée à une attention vers le spectateur et que nous sommes en Afrique les spectateurs des images du monde, ce processus devrait nous être favorable mais ce n’est pas le cas. Nous devrions pouvoir nous emparer de ce type d’images. Les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo présente quelque chose de très moderne, une petite réponse qui n’est pas la seule (je pense à Sokhourov ou Kiarostami) mais qui utilise le fantastique. Mon vœu serait que nous qui sommes concernés au premier plan par cette transformation puissions retravailler la question de la liberté au plan esthétique.
Gaston Kaboré, réalisateur et formateur, Burkina Faso : Dans mon expérience personnelle, n’ayant produit que quatre films de long métrage, dont trois en 35mm et un en super16, le celluloïd s’est présenté de manière naturelle. Le gonflage en 35 et les optiques en 16 s’étant améliorés, une économie intermédiaire s’était installée entre le super8 et le 35. Le débat portait comme il se devait sur la qualité artistique des œuvres et les gens se sont souvent mépris sur le format de départ. J’ai acheté ma première caméra vidéo A8 en 1993. Ce n’était pas encore la Béta SP. J’ai tourné ainsi un film sur la course cycliste du Faso. Je ne pouvais pas tourner en 16. Le film a été acheté par Canal + et diffusé sur de nombreux canaux. J’ai ensuite acheté ma première caméra Béta SP pour faire un film de commande sur le Burkina. 186 heures de rushes pour un film de 96 minutes. Je n’aurais jamais pu faire cela en celluloïd.
J’ai fait mon dernier film en 1996 en 35 mm mais ai décidé de le monter en numérique. J’ai essayé de faire en sorte que le gain de temps par rapport au montage traditionnel (coupage, collage, rembobinage etc.) permette de mieux réfléchir, mais ce fut finalement le film au montage le plus long ! Même en dehors de la salle de montage, je faisais tirer une copie VHS que je pouvais visionner pour revenir avec de nouvelles idées, même à distance quand j’étais de retour à Ouaga. Le numérique me permettait d’être davantage avec mon film. Je suis allé plus loin car j’ai pu faire une projection test grâce à Haïle Gerima qui est à Washington : je voulais un public lointain pour le tester. Je voulais ne pas dépasser 1 h 40 et avais une version de 2 h 20. J’ai finalement terminé le montage à 96 minutes. Le numérique m’a permis d’aller plus loin que le celluloïd.
Préparant mon 5e film de long métrage, dois-je tourner en numérique et avec quelle caméra ? Je suis dans cette réflexion. Si je m’écoutais du point de vue artistique et créatif, je préférerais le 35mm. Les contraintes me pousseraient plus loin dans la réflexion. On a dans le numérique tendance à faire une pléthore de prises puisque le coût est plus faible. Pour un long métrage de fiction sur les sujets qui me tiennent à coeur, je ne suis pas encore prêt à tourner en numérique. Je trouve important qu’on y réfléchisse, que des productions en plus grand nombre existent (on a fait plus de films en trois ans au Burkina grâce à Boubakar Diallo que dans les 5-6 années précédentes du fait de la raréfaction des financements). Il est important que les jeunes s’expriment et que le public retrouve le chemin des salles. La question est une responsabilité de création.
Tahar Chikhaoui : la question de la responsabilité devant la rapidité est effectivement une question majeure !
Gabriel Khoury, producteur, Egypte : je ne sais ce que je peux ajouter ! En tant que producteur, je vois dans le numérique des possibilités qui n’existaient pas. Nous avons beaucoup de problèmes de coûts de production en Egypte et dans l’infrastructure des salles de cinéma. L’Etat n’intervient pas et nous sommes basés sur la nécessité commerciale en Egypte et dans les pays arabes qui sont notre marché naturel. Nous avons un problème d’infrastructure de salles de cinéma, si bien que les films circulent mal. J’ai des projets de films et je pense au numérique. C’est une question économique. Il y a un numérique pas cher, un autre plus cher. On essaye de faire tous les calculs pour maîtriser le sujet. Si on attend les aides européennes, cela peut durer des années. Les coûts de production augmentent et les aides diminuent. Si on tourne en numérique, c’est un choix de le faire maintenant ou d’attendre des années. Je trouve qu’attendre n’est pas une bonne idée. Ein Shams a été fait avec 30 ou 40 000 dollars : le film est en compétition aux JCC, cela donne au cinéaste la possibilité d’aller de l’avant, de se faire connaître, de faire d’autres choses. Nous n’avons pas le luxe de tourner en 35 : c’est ou ça ou le film n’existe pas.
Nejib Ayed, producteur, Tunisie : Je voulais vous parler des pièges dans lesquels je suis tombé ! Avant ou après le 35mm ? Il n’est pas évident que le 35 coûte plus cher que le numérique. Puisque c’est moins cher, on tourne plus, on travaille plus, on monte plus et on prend plus de temps, sans que ce soit du temps consacré au travail d’une production esthétique. Le montage virtuel est une des plus belles choses que l’on pouvait proposer à des réalisateurs : la possibilité de faire des propositions ! Mais finalement, ça n’est pas vrai. Cela prend plus de temps et ce n’est pas moins cher.
Le 2e piège : pour tourner nous avons la possibilité d’être dans l’héritage de l’hyper-spécialisation : une équipe de 50-60 personnes spécialisées. En 35, on s’arrangeait pour que le maximum soit tourné en un minimum de temps. La gageure était de tourner le moins possible en nombre de journées et le plus possible en matière. Plus il y a des personnes dans l’équipe, plus on fait des économies. Il vaut mieux avoir 40 personnes sur 5 ou 6 semaines ! C’est un piège hérité. Les producteurs n’ont pas assez réfléchi ce processus. N’est-il pas plus intéressant de prendre plus de temps pour tourner avec une équipe moins importante ? Avoir ce confort d’avoir le temps qu’il faut et non des journées de 16 à 18 heures par jour, avec une équipe minimale. C’est un des grands progrès du numérique : il ne nécessite pas une équipe pléthorique. Dans la logique d’une proposition esthétique.
Le 3e piège dans lequel nous tombons de plus en plus : le numérique n’est pas une proposition définitive. Il y a plusieurs manières de travailler sur le même marché, toutes aussi valables, mais il y a incompatibilité entre les différents supports tant en tant que tournage qu’en postproduction. On peut travailler en numérique mais c’est le chaos car la situation de cette technologie n’est pas définitive, contrairement au 35. Nous nous retrouvons devant un problème de coordination des différentes choses à gérer pour produire un film.
4e piège : je ne tourne depuis quelques années qu’en numérique. On peut multiplier la production de manière importante sans que cela touche à la qualité. Boutelliss de Nasredinne S’hili montre la capacité de nos jeunes de s’approprier l’outil et d’en faire un moyen d’expression. C’est une question de créateurs, qui sont en train de s’approprier une technologie.
Débat :
Un producteur tunisien
: Quel que soit le support, il y a une chose déterminante en terme de coûts, c’est la post-production. Les monteurs se demandaient autrefois comment ils pourraient s’exprimer sur ces nouvelles technologies mais elles se sont imposées, donnant davantage de possibilités créatrices aux cinéastes. C’est devenu incontournable. Nous posons la question fabrication/esthétique aux deux procédés. Y aura-t-il conciliation entre l’économie vidéo et l’exigence artistique d’un créateur ?
Hamadi Bouabid, directeur de l’Ecole supérieure de l’audiovisuel et du cinéma de Gammarth, Tunisie : Qu’offrons-nous au public ? Je ne crois pas que les spectateurs se préoccupent du support. Allons-nous continuer à faire plaisir aux nostalgiques de l’argentique ? Rappelons que l’arrivée du sonore ou le passage du nitrate au cellulosique ont été considérés comme des problèmes. Tout au long de l’histoire des arts, l’humanité a connu des ruptures épistémologiques. Un film repose sur la profondeur d’une idée singulière et sensible.
Un intervenant : Je relève une contradiction quand on dit que cela ne coûte pas plus cher de tourner en 35 alors qu’on tourne en numérique ! En Tunisie, cela nous coûte beaucoup plus cher. Fut un temps où nous avions un laboratoire national et une industrie. Il faut maintenant aller à l’étranger ou dans un labo privé pour pouvoir revenir du numérique sur du film. Pour bénéficier d’une aide pour un documentaire, il faut absolument kinescoper à la fin : c’est cher et ça coûte des devises au pays. Il faut encourager le numérique. Pour le côté artistique, il y a problème. Pour encourager les jeunes à tourner, il faut encourager le numérique.
Guido Convents, Africafestival Liège, Belgique, qui participe à la production d’un film de 5 à 6 millions d’euros tourné par un Congolais : Il aurait besoin de 300 000 euros pour la préproduction. Les artistes de Kinshasa sont moins chers. Le numérique n’a pas de sens si on n’investit pas dans le scénario. Je suis aussi lié au cinéma d’Amérique latine. Les cinéastes argentins produisent entre 90 et 100 films par an mais seuls une dizaine sortent sur les écrans. Les films ont la même qualité qu’Hollywood mais le problème est la postproduction : les standards exigés par les télés sont trop chers. Mais on observe une explosion de documentaires de qualité liée au numérique.
Carole Godefroy, studio de post-production L’Equipe, Bruxelles : nous poussons le tournage en super 16, en film, qui permet de rattraper les problèmes d’éclairage au tournage. En film, on trouve des solutions. L’expérience des techniciens de tournage est déterminante. Le film permet une pérennité des œuvres, c’est aussi une question à poser.
Nejib Ayed : le 35 n’est pas nécessairement plus cher. La logique du 35 peut être bien encadrée, davantage que le numérique. Il faut que nos responsables comprennent la question du support final : l’aide liée au support 35 nous met en retard d’une vingtaine d’années. Nous retrouvons aujourd’hui un laboratoire avec Gammarth, même si la qualité est encore en question : il faut se bouger pour qu’elle y soit.
Gabriel Khoury : La Ville, de Yousry Nasrallah : 400 heures de tournage, 6 mois de montage, kinescopage. C’était beaucoup plus cher !
2e table ronde : Aspects et expressions d’un modèle en gestation : cinéma numérique et petits budgets
Ridha Najjar, journaliste culturel, enseignant et chercheur, ancien directeur de la télévision
, anime la table ronde et l’introduit : Les salles disparaissent de plus en plus, les avant-programmes ont été supprimés. Que reste-t-il comme circuits de diffusion pour les courts métrages ? Seulement le dvd ou la télévision. Les films ont été projetés en vidéo cette année : c’était une aberration autrefois. Personne n’a parlé du téléphone mobile ou de la télévision numérique terrestre qui existe sur le grand Tunis qui va être étendu à l’ensemble du pays en 2009, et qui permet de diffuser 48 chaînes. Allons-nous disparaître en tant qu’entité culturelle ? Des programmes de télévision sont diffusés sur le téléphone mobile, ce qui pose la question du cadrage. Des longs métrages sont distribués seulement en dvd. Toute cette économie change. C’est un problème de choix mais nous n’en sommes plus libres : la postproduction en numérique est incontournable. J’ai assisté au tournage de Dallas : on y faisait une prise et non une série de prises. Nous ne préparons pas assez : on écrit durant le tournage les scénarios de ces feuilletons tunisiens qu’on ne voit que durant le ramadan.
Quel est l’avenir des salles ? La diffusion sera en direct, numérique, cryptée, dans la langue de son choix, partout en même temps : la salle va se transformer en station de réception. La création reste indépendante de la technique : elle choisit son art, ses mouvements, ses personnages, sa lumière, etc. Pour nourrir nos antennes gloutonnes, il nous faut faire des économies. Comment tourner la réalité de Beyrouth si l’on attend les aides ? Quid des archives ? Jack Lang a renouvelé tous les négatifs du cinéma français : où est notre mémoire ? Quant au piratage, c’est notre pire ennemi.
Olivier Barlet, critique de cinéma, Africultures, a repris et développé des idées émises dans son article « Grandeur et ambivalences de la révolution numérique » (n° 7305 sur ce site), arrivant à la conclusion qu’il n’y a pas de cinéma sans création, que la question du public porte en elle la question de plaire et donc des compromis de créativité, que la question de la critique est essentielle alors que les productions populaires renforcent souvent de dangereux clichés sur certaines catégories de population et le déni de soi face à l’Occident, que les auteurs ont encore des trésors de poésie face au formatage généralisé pour continuer d’éveiller les consciences et développer un imaginaire autonome apte à guider le tremblement de notre monde.
Thierno Ibrahima Dia, chercheur et critique de cinéma : Le numérique s’est développé à la faveur de la recherche américaine pour les applications militaires. La vidéo est ainsi apparue dans les années 60 en Amérique. Le premier film vidéo africain date de 1972, Les Wandyalanka, réalisé par Alkaly Kaba (Mali) qui avait fait sa formation au Canada, sur les problèmes d’intégration des étudiants noirs au Québec. C’est par le documentaire qui façonne ses propres outils que les choses avancent : Jean Rouch travaille avec Raoul Coutard pour fabriquer de nouvelles émulsions de pellicule, quelqu’un comme Bill Viola essaye de nouveaux matériaux légers pour développer des outils indépendants. Ce sont des cinéastes de la marge qui s’emparent de ce support (Bill Viola est homosexuel et fait le portrait de cette marge). Il est ainsi normal que les cinéastes africains s’y intéressent. La vidéo est un support plat : l’absence de perspective dans Buena Vista Social Club est frappante, il faut des plans serrés pour mieux distinguer les personnages.
Le son numérique est installé depuis 20 ans, c’est l’image qui a pris du retard. Avec quel numérique tourner signifie vers quel fabricant se tourner ? Les positions dominantes font l’objet de concurrences qui pèsent sur les moyens financiers donnés aux chercheurs pour travailler sur de nouveaux supports. Le numérique rend l’image plus lourde par essence. Il faut un à quatre tera (1000 gigaoctets) pour numériser un film. On détériore donc la qualité d’un film pour le transporter et le commercialiser. Cette complexité de l’image par rapport au son demande des moyens financiers importants et entraîne des concurrences terribles pour s’imposer en tant que norme. L’image européenne est plus performante que l’américaine mais les Américains (Sony, Disney, Fox, Universal, Warner, Paramount) se sont regroupés en mars 2002 en joint-venture dans la Digital Cinema Initiative qui s’est imposée pour être la norme, créant une spécification universelle que les Européens divisés sont obligés d’adopter.
La question des coûts : en juin 2006, on comptait 17 formats et aujourd’hui 23. L’important aujourd’hui est de savoir quel format de projection on choisit. Le 2000K, format numérique de projection, est le plus courant, bien que le 4000K soit meilleur. Le coût d’une copie 35 est de 1000 euros et une copie numérique 150 euros en Europe et 70 $ aux Etats-Unis. Dans ce pays, par le biais d’une taxation, la différence ne sera pas donnée au labo mais à la salle de cinéma pour lui permettre de s’équiper sur un délai de sept ans. Les Européens ont du mal à s’accorder là-dessus. En Afrique, il y a peu de distributeurs et cette taxation est impossible : ce maillon essentiel manque. La question n’est pas encore posée de savoir qui va payer la numérisation de la projection. Il n’y a pas de commission supérieure technique de l’image et du son qui détermine les normes. Les centres du cinéma nationaux ne spécifient pas les spécificités techniques. On pense qu’un lecteur dvd suffit pour projeter un film, comme on le voit ici à Tunis, mais les formats sont souvent non respectés, les dvd sautent, etc.
On peut faire du cinéma contre ceux qui représentent l’Etat mais pas sans eux : il est essentiel que les Etats africains s’organisent pour déterminer les spécifications nécessaires, en lien avec les professionnels du cinéma.
Mbye Cham, professeur à l’université de Howard : J’ai voyagé 24 heures pour m’exprimer cinq minutes : je vais prendre plus de temps pour ne pas vous faire perdre de l’argent ! Le phénomène de la vidéo domestique au Nigeria appelé Nollywood a modifié la perception du cinéma en Afrique. On trouve un phénomène semblable avec Kanuwood au Nord du Nigeria, Riverwood au Kenya, Kigywood au Rwanda, sans oublier quelque chose de similaire en Ethiopie. Cette prolifération pose des questions cruciales qui ont toujours été au cœur du cinéma africain : la production, la distribution, la projection, le financement. Les « woods » sont des réponses créatives à ces questions. Tahaar Cheria a utilisé la métaphore d’une tête sans corps pour décrire un cinéma produit sans infrastructures. Ces monstres produisent une histoire du cinéma. Ces Nollywood et autres options posent la question de la qualité. Si nous la laissions en instance, cela serait un point de départ pour aller de l’avant. Des plateformes agnostiques surgissent, sur les téléphones mobiles etc. comprennent des contenus consommés qui peuvent être bénéfiques dans le domaine du cinéma africain.
L’idée de voir ces films en polarité ou en opposition n’est pas appropriée : ce n’est pas ou / ou mais et / et. Si l’on prend le débat de cette manière, les idées évoquées lors du premier panel peuvent être engagées. Les débats au niveau de la littérature africaine ont pris en charge les questions de la langue dans laquelle s’exprimer, etc. Nous avons des leçons à tirer de ces formulations. Nollywood nous pose la question de l’imperfection. Les réalisateurs ne tiennent pas forcément compte des règles théoriques mais cette production continue. Cela a toujours été une problématique pour le cinéma africain : à quel public on s’adresse ? Nos publics sont connectés avec ces films, ils se sentent engagés : ils ont permis d’atteindre des objectifs que nous n’avions jamais pu atteindre. M-Net a une chaîne de diffusion qui passe aussi des films d’auteurs. Les facteurs matériels ont toujours été au centre des discussions sur le cinéma en Afrique. Les Nigérians le font de façon très créative. On peut tirer des leçons de ce type de films. Quelles sont les implications de ce nouveau phénomène : que signifient les succès de Nollywood ? De l’argent va-t-il être soustrait des budgets nécessaires aux cinéastes comme Gaston Kaboré ? On dit aux cinéastes qui veulent faire du 35 mm qu’ils devraient faire comme les Nigérians…
Boubakar Diallo, cinéaste, Burkina Faso : mon nom est associé au numérique, je n’y suis pour rien, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. Je suis au départ journaliste et romancier. Je suis arrivé au cinéma comme scénariste, écrivant des histoires à faire tourner par les autres. Je me suis laissé aller à fantasmer en écrivant des histoires telles que l’amateur de cinéma que je suis aurait voulu voir. Code Phoenix était destiné à Idrissa Ouedraogo mais ne correspondait pas à ses choix. Je suis autodidacte. J’ai appris le montage virtuel avant de réaliser et à manier la caméra, pour comprendre le cinéma. J’ai commencé à tourner car personne ne voulait de mes scénarios. L’apparition de ce type de films a permis de réconcilier le public avec le cinéma. On arrive à refuser du monde dans les salles. Mon dernier film a fait de meilleures recettes que Casino royale, le dernier James Bond ! Il y a là un potentiel qui n’est pas encore assez exploité.
L’expérience du Nigeria, pour un usage domestique sur son téléviseur, montre que le potentiel existe en Afrique et qu’on devrait travailler ce marché. Bollywood tutoie aujourd’hui Hollywood car ils ont ce potentiel de production et une économie propre. Il faudrait des guichets de financement alternatifs à ceux du Nord, en parallèle, en trouvant des partenaires au plan local, commerciaux ou agissant pour des causes comme le sida. Sam le Caïd aura coûté 50 000 euros, ce qui n’est rien mais qui n’est pas simple à réunir au Burkina. C’est un faux débat d’opposer le 35 au numérique. Il faudrait lever l’ambiguïté du terme et dire quel support on utilise. Au Burkina, les techniciens sont tous des techniciens de cinéma dans les tournages en numérique. En dépassant les tâtonnements du début qui sont inévitables, on gagnerait à le maîtriser. C’est un outil nouveau qui évolue sans cesse. Si on diffère sa production d’un an ou deux, on doit faire évoluer le matériel prévu, avec les problèmes que les techniciens se fassent la main.
Jilani Saadi, cinéaste, Tunisie : j’ai du mal à me situer dans le débat. Je ne peux pas imaginer Il était une fois dans l’Ouest tourné autrement qu’en 35 ou Les Idiots de Lars von Trier autrement qu’en vidéo. J’ai tourné mon premier film en 35 et j’en étais très content, et mon deuxième en DV et c’était mon choix. Je ne peux pas m’imaginer changer : ce qui m’intéresse, c’est la taille de la caméra. Un matériel léger est fondamental. Une caméra qui pèse deux kilos est différente : cela m’ennuie de tourner avec une caméra qui m’impose de changer de bobine toutes les douze minutes. Ma façon de traduire l’humanité de mes personnages passe par là. Parler de manque de préparation, ok, mais ce n’est pas toujours essentiel. Dans Ein Shams, Ibrahim El Batout a inséré ses acteurs dans un mariage réel, sans préparation, et ça a donné une des plus belles scènes que j’ai vues dans le cinéma égyptien, avec cette osmose entre des acteurs connus et les gens de la rue ! Je fais des films à petit budget avec l’argent que je trouve mais je tiens à faire des films et non des sous-produits. Je ne contrôle pas comment mon film est vu mais je continue de contrôler mon film sur le comment il est fabriqué.
Ridha Najjar : Saraband, le dernier film d’Ingmar Bergman, a été tourné en DVcam. L’esthétique c’est l’homme, la technique est là pour obéir. Même les cinéastes qui tournent en 35 ont le retour vidéo en temps réel. Le vrai problème est celui du regard, de la création.
3ème table ronde : une nouvelle esthétique ?
Rod Stoneman, critique, Royaune-Uni
: Quand on examine le cinéma africain, on a tendance à le catégoriser. Le financement est déterminant : il vient du Nord. La question est de savoir si l’économie a une influence sur le contenu des films. Le public national, régional et local reste déterminant. Il y a d’autre part les films faits pour l’exportation. Certains espaces peuvent être détruits et c’est une véritable perte pour le cinéma. Quelle est la priorité à donner à cette relation entre le public et les spectateurs ? Faire des films pour les festivals ou les chaînes du Nord n’entrave pas les choses. L’autodestruction du service public en Europe est un nouveau facteur, sous la pression des télévisions commerciales. J’ai eu le privilège d’être impliqué dans de nombreux films en Tunisie et dans le Maghreb. Chanel 4 ne montre plus de films africains, même pas de français, et plus de films avec des sous-titres. Le partage avec d’autres cultures n’est plus garanti. Zan Boko de Gaston Kaboré : les dialogues entre les femmes y sont un exemple de cette problématique. Tout spectateur peut voir la même chose d’une manière différente. C’est cette richesse dialectique entre ce qu’on reconnaît chez les autres dans des destins différents qui est importante. Je voudrais tourner cette page car elle est déprimante : les télévisions occidentales renforcent l’arrogance de la culture américaine.
La question des financements a des effets sur l’esthétique. La rapidité du tournage a un effet sur le résultat. C’est l’exemple d’un documentaire sur la révolution à Caracas : 300 heures d’enregistrement et 6 mois pour le faire alors que la télévision ne prévoit que 6 semaines. Je ne suis pas contre les technologies mais la rapidité est une question. La baisse de qualité des productions est problématique. Des industries existent comme en Egypte ou au Maroc : ce sont des espaces où il est plus aisé de produire des histoires. A qui est destinée la qualité ? Une des caractéristiques de la modernité est de perdre le lien avec le public. Il faut être très doué pour rendre intéressant un film pour des publics différents.
La spécificité de Carthage est de pouvoir avoir ce type de débat : comment les films peuvent avoir un impact en termes politiques ? Le lien politique / esthétique suppose une connexion avec les drames qui ont lieu dans notre vie pour dire des choses signifiantes. Les productions de Nollywood reflètent les drames de la société. C’est une différence avec une production industrielle.
Il faudrait que les films soient à la télé, on peut les mettre sur youtube, avec la question du marketing sur le marché local et aller à la recherche de publics internationaux. La renaissance du cinéma passe par la nécessité d’exprimer des choses importantes.
Ibrahim El Batout, cinéaste, Egypte : C’est un grand plaisir d’être ici à Carthage car nous avons l’occasion de discuter sans cesse des films. Je me demande toujours ce que je fais dans la vie. Je suis réalisateur et un réalisateur doit faire des films. Jamais dans l’histoire nous n’avons eu la chance d’être aussi libres que nous le sommes. Nous vivons dans un pays où le cinéma n’est pas bien reconnu mais nous avons la liberté de faire les films que nous voulons. Mais comment ? Se pose la question de l’accessibilité aux outils pour faire un film (caméra, acteurs, montage) et la persévérance, l’abnégation pour mener le projet à son terme. Les moyens financiers ne sont pas toujours accessibles dans nos pays : il nous faut nous adapter. Le salaire moyen d’un Egyptien est de 50 dollars par mois. Un million d’euros pour produire un film ? Cela va-t-il refléter la réalité de ma vie et de la rue dans laquelle je vis ? J’essaye de découvrir de nouveaux chemins. Pour Ein Shams, j’ai essayé de rassembler des gens qui ne sont pas payés. Je leur demande de m’offrir sept jours par an et cela demande un an. J’arrive ainsi à concevoir un film. Déposer un scénario peut permettre d’avoir plus d’argent. La gratuité des collaborateurs n’est pas un but en soi ! Si j’ai des fonds, est-ce le style de film que j’aimerais bien faire ? On peut aussi avoir une adaptation théâtrale. Je n’ai pas de solutions : j’essaye de partager avec vous des impressions ou un regard.
Daniel Burlac, producteur, Roumanie : On n’a pas pensé low budget, on s’est dit on a un peu d’argent, on va faire un film ! Pour 12 h 08 à l’est de Bucarest, caméra d’or à Cannes 2006, on avait 200 000 euros et on s’est dit qu’on pouvait le faire. On a en Roumanie des cinéastes de qualité âgés de 30-40 ans. Notre mère réussissait à se débrouiller pour nous élever avec un petit budget et on continue dans cette logique ! Cette génération que l’on appelle maintenant nouvelle vague s’est battue pour exister face à ceux qui obtenaient tout l’argent du ministère de la Culture roumain. On a réussi à en détourner un peu. Il n’y a pas de recette miraculeuse, on vivait dans l’amour du cinéma, notre passion. On essayait de ne pas dépasser les dépenses prévues, mais on n’a jamais renoncé à rien. Aucune des réalisateurs ne travaille avec le numérique. Même si on n’a pas d’argent, on considère que notre cinéma doit être fait avec les vieux instruments et on y tient beaucoup. Il n’est pas très difficile de faire nos films avec le peu d’argent qu’on a car ils sont sincères, directs. Il y a peu de décors et cela ne demande pas beaucoup de budget. Pour 12 h 08, on a eu un retour d’un million d’euros pour 200 000 de budget. Quatre mois, trois semaines et deux jours, la palme d’or à Cannes, a coûté 600 000 euros. Le dernier film que j’ai produit était à 1 million d’euros, avec Guillaume Depardieu, dont la mort nous a bouleversés. Passer d’une équipe de 30 personnes à 120 ne faisait pas une grande différence, même si ce budget était largement supérieur à notre habitude.
Nabil Ayouch, cinéaste, Maroc : Je vais vous parler de l’expérience marocaine et de Film industry – made in Marocco. On a coutume d’opposer le numérique au 35mm en disant que l’un impliquerait la mort ou la baisse de l’autre. Le numérique me semble au contraire une nouvelle opportunité de faire du cinéma différemment, en gardant les fondamentaux du cinéma. Le numérique ne peut être appréhendé que dans son contexte : il y a plusieurs façons de l’utiliser. Le cinéma occidental ajoute des effets spéciaux. Nous pouvons faire autre chose. Un réalisateur, ça réalise, disait Ibrahim. Quand un réalisateur reste 5 ou 10 ans sans faire un film, naît une souffrance. Le 35 mm ne permet pas de faire un film dans une certaine urgence et une esthétique différente : le numérique est ainsi un espoir. Il n’y a aucune invasion du numérique qui viendrait prendre le pas sur le « cinéma traditionnel ». Au Maroc, notre constat était simple. Nous avons un fonds d’aide sur le modèle de l’avance sur recettes française, qui va bientôt passer de 4-5 à 7-8 millions d’euros. Cela donne depuis les années 70 un cinéma qui a une certaine vitalité.
Je suis allé voir la télévision marocaine en leur disant qu’on a des histoires et l’envie de chanter ou rire. On se tourne vers le cinéma indien pour un musical, américain pour un film d’action, égyptien pour une comédie. On ne serait pas capable de le faire nous-mêmes ? Les films du fonds d’aide n’ont jamais vraiment rencontré leur public, en dehors de A la recherche du mari de ma femme. Si la culture est un vrai lien identitaire, ce serait bien de rencontrer son propre public. Constat d’une cinématographie vivante, forte, soutenue, en bonne santé mais avec un dialogue relativement faible avec son public. On s’est lancé dans l’écriture d’une trentaine de scénarios, selon des genres comme la comédie, la comédie musicale, le polar, le drame social et puis aussi le fantastique, l’horreur ainsi que le film historique sur des gens qui ont fait l’histoire du Maroc. Des auteurs ont travaillé dans un atelier d’écriture durant un an et demie. Je suis allé voir la télé en parlant de ce lien avec le public. On est entré dans une discussion financière. On leur a proposé de faire moins cher qu’un téléfilm qui coûte 120 à 135 000 euros. On leur a demandé 50 000 euros par film, ce qui nous mettait dans les 75-80 000 euros avec la postproduction que nous apportions. On se garde une fenêtre de 12 mois pour aller dans les festivals, sortir en dvd ou en salles, et on partage toutes les recettes à 50 %. Ils ont réfléchi, pas longtemps car c’était une super-offre ! Ils ont proposé de les doubler dans les dialectes arabes et berbères, ce qui donnait quatre versions. La télévision créait justement Aflam TV dont l’unique objectif était de passer des films : cela leur donnait 120 films à leur catalogue pour peu d’argent.
Il ne s’agissait pas de prendre des cinéastes et acteurs connus. On a installé un camp de base dans la région d’Agadir qui comporte tous les décors dans un rayon de 50 km. Sur deux ans, on a mis en place une movie factory. Neuf réalisateurs ont fait leurs débuts, idem pour les acteurs : tous faisaient leurs armes. Les acteurs connus étaient trop chers de toute façon. Nous avons ainsi trouvé des talents, voyant affluer des comédiens de partout. Ces films ont une vie plurielle. Une majorité est sortie directement en vidéo. Une partie en salles, 4 ou 5, ou qui sont sur le point (kinescopés en 35 pour la distribution car les salles ne sont pas équipées en numérique au Maroc, ça va venir). Certains sont allés dans des festivals et ont gagné des prix. Il ne s’agissait pas de croire qu’on allait faire que de bons films mais de faire nos films de genre avec notre manière de faire, à des conditions acceptables à des prix faibles. On s’est inspirés de ce qu’ils font en Inde ou à Hong-Kong, avec des gens qui avaient cette expérience. 12 à 15 jours de tournage en HD avec des équipes techniques réduites et une énergie de postproduction intense. Cela fait 4 ou 5 % qui ont une visibilité hors frontières, des bouquets de chaînes de télévision avec qui on est en discussion pour les vendre à l’international, neuf réalisateurs qui ont émergé, une cinquantaine de comédiens de même et la possibilité de faire du cinéma différemment dans nos pays. Ces cinéastes pour certains se sont lâchés, ont explosé leur vision du cinéma et ont fait quelque chose de très différent du 35 et parfois très intéressant.
On a recommencé à tourner il y a sept jours un programme de 12 films qui va s’achever en octobre 2009, avec un travail continu. Face à l’omnipotence des cinémas indiens et américains, on tient là une des réponses possibles.
Rashid Masharawi, réalisateur palestinien : Je peux parler de nos expériences en Palestine. J’ai réalisé beaucoup de films en 35, 16 ou super 16. Nous considérons que le cinéma doit être tourné sur pellicule. Ces techniques peuvent enlever la flaveur du cinéma. Nous avons besoin d’équipement, d’expertise. Depuis dix ans, nous essayons de trouver des solutions et sommes aux premières étapes vers le numérique. Un ticket pour Jérusalem et L’anniversaire de Leila font partie de cette démarche. J’essaye de faire un film dans mon quartier, dans ma maison : je n’ai pas le temps de travailler à des coproductions. J’ai donc fait un film avec 8000 dollars. J’ai tourné 20 minutes et les ai proposés à des chaînes : Arte s’est engagée pour 100 000 euros. Ce sont des films simples. J’ai fini le tournage, ai commercialisé le film et une société de distribution italienne était prête à nous verser 60 000 dollars pour la distribution : le film a tourné dans le monde et a participé à de nombreux festivals. Pour certains films, il me fallait passer d’un pays à l’autre : la seule solution était le HD. J’ai pu profiter de l’aide de gens sur place pour organiser les choses.
Pour L’anniversaire de Leila, je n’avais pas de scénario précis, je voulais d’abord tourner. J’ai écrit trois pages et me suis adressé à des producteurs qui me font confiance. J’ai tourné en 4 semaines un film au budget de 400 000 dollars. J’ai réduit de 15 % le budget en passant au numérique et en économisant du temps de tournage comme les éclairages. Mon frère Arafat : je l’ai réalisé et conçu entièrement. Je devais accompagner durant six mois le frère du président Arafat. Si j’avais ajouté des projecteurs ou associé d’autres personnes, la matière aurait changé. J’ai mis ma caméra sous la chaise. Ticket pour Jérusalem s’inspire de Breaking the Waves. Le microbe a contaminé d’autres réalisateurs qui ne connaissent pas la technique des plans de production etc. Je suis devenu indépendant. Quand on fait un film d’auteur, c’est différent. En Egypte, c’est le producteur qui impose les choses. Je ne voulais pas ce type de concession qui affecte le corps du film ou la matière. Le monde va vers le numérique : il faut suivre le progrès.
Débat :
Question
: Connaissant l’ampleur de la piraterie au Maroc, la diffusion après un an par la télévision marocaine était-elle négociable ?
Nabil Ayouch : un film ne vaut que parce qu’il est vu. On a fait une quarantaine de festivals. On était à Carthage avec deux films, à Ouagadougou etc. Le piratage lamine toute possibilité de structurer un marché de distribution vidéo et qui ferme les salles, lesquelles n’ont pas non plus fait ce qu’il fallait pour remettre leurs salles à niveau quand ils faisaient de l’argent. Il n’y a plus que de l’ordre de 80 salles au Maroc. On a créé une association marocaine de lutte contre le piratage qui fait du lobbying sur les pouvoirs publics, pas seulement sur le ministère de la Culture mais aussi sur le ministère du Commerce, notamment sur le traçage des dvds vierges importés. On pleure mais sur le marché vidéo on vend de 10 à 30 000 copies de la Film industry, ce qui nous permet de rentrer dans nos fonds, notamment aussi en faisant tourner nos équipes de postproduction. Il y a 20 ans on pouvait vendre entre 100 et 500 000 copies d’un film en vidéo. On a chuté en quantité et en prix. Ce sont les prix du piratage qui draguent les prix officiels. On est passé de 8 à 2 euros ! Les retours aux ayant-droits ont chuté. Nous n’avons pas encore le problème d’un piratage internet, le haut-débit n’étant pas assez répandu, mais un piratage physique avec des mafias qui vivent du piratage. La création d’un marché est fondamentale et il nous faut lutter.
Rod Stoneman : on me disait en Inde que copyright veut dire « right to copy« , le droit de copier !!
Charles Mensah, directeur du centre du cinéma gabonais et secrétaire général de la Fédération panafricaine des cinéastes : le numérique permet de faire des films dans l’urgence. Certains ont affirmé que le numérique ne coûtait pas moins cher que l’argentique, d’autres que le choix du support n’était pas un choix économique mais esthétique. Le discours est qu’il faut faire des films, mais il faut qu’il y ait derrière une véritable intention, une pensée. L’expérience de Nabil Ayouch au Maroc m’interpelle. Nous consommons en Afrique sub-saharienne beaucoup d’images satellites ou autres venant d’ailleurs.
Mbye Cham : les Nigérians ont décidé d’aller droit au VCD. La question de la distribution en salles était sans issue : pour recapturer le public perdu, ils sont allés directement au public à travers le VCD. La diaspora nigériane apprécie ces produits, ce qui représente un marché important. Le cinéma nigérian s’exporte un peu partout en Afrique aussi, et les films sont entrés dans la sphère publique notamment à travers les chaînes M-Net. L’expérience marocaine est passionnante. En Afrique du Sud, des expériences similaires ont eu lieu. On peut s’approprier certains projets en numérique. L’idéal d’une intégration verticale industrielle a été réalisé dans une certaine mesure au Nigeria. Les réalisateurs utilisent le numérique avec peu d’argent. On peut espérer un rattrapage en termes de qualité.
Charles Mensah : au Gabon, la production nigériane arrive sur VCD, regardée par la communauté nigériane et ceux qui parlent les langues de ces films. Mais il y a des histoires et un mode narratif qui touche aussi les Gabonais francophones qui commencent à s’y intéresser. Des vidéoclubs se créent avec ce type de films. Il y a un public.
Mbye Cham : le star-system nigérian se développe avec des remises de prix en grande pompe, c’est une industrie. Des acteurs et actrices sont très connus. Je suis de Gambie et y vais une fois par an chez mon frère qui est équipé d’un récepteur satellite. Une des jeunes qui vit dans la maison, domestique, qui n’a jamais été à l’école, a vu plus de films africains sur M-Net que bien d’autres, elle peut dire qui est qui, les acteurs etc. Elle ne parle pas anglais mais elle sait ce qui arrive dans les films. En Afrique du Sud, des « vigees » traduisent ce qui est sur l’écran. Je préfère les films d’auteur mais ce phénomène de la vidéo me fascine.
Une intervenante : comment un cinéma d’auteur peut retrouver un public ?
Nabil Ayouch : les premiers films sortent en salles, la diffusion commence le mois prochain. Je travaille sur un projet de salles de cinéma d’un mode nouveau, de 100 ou 200 places, avec un écran de 6-8 mètres de base, dans les périphéries des grandes villes et dans le monde rural. Le ticket d’entrée sera de l’ordre de 50 centimes d’euro. Tous les films seront en dialecte marocain, doublés ou en voice over. Avec des partenariats pour amener les scolaires. Elles ouvriront au mois de septembre, avec une diffusion numérique. Si ça marche, on généralise. Sinon, seul le Megarama est équipé en numérique.
Rod Stoneman : La nouvelle salle de Tunis Cinemafricart, 300 places, a un excellent niveau de projection numérique.
Une intervenante : j’ai entendu à plusieurs reprises le mot appropriation. Tout le monde est conscient qu’il y a une appropriation qui pose problème : c’est le type d’appropriation du spectateur, il devient un consommateur individuel. C’est la mort des salles. Du point de vue du spectateur, une lame de fond est à regarder en face. Les nouvelles technologies sont une aubaine formidable : elles ont un potentiel d’éducation du spectateur à l’image.
Ikbal Zelila, universitaire, président de l’Association tunisienne pour la promotion de la critique de cinéma : ces films à petits budgets ont-ils une esthétique au rabais ? Michael Man prétend avoir pensé son dernier film en fonction de la possibilité du support. Mais je ne le vois pas posé comme possibilité du cinéma de manière claire. Je pense que cela reste un cinéma par défaut.
Nabil Ayouch : c’est une question de fond. On y réfléchit bien évidemment. On ne peut pas faire le même type de cinéma avec de petits budgets. Au niveau de l’écriture, cela se traduit par moins de séquences et moins de décors qui se résument à une quinzaine. Il faut bannir les extérieurs nuits qui demandent une demi-journée d’installation et réduire la durée des dialogues car les acteurs ne sont pas habitués à en apprendre de très longs. Je suis très impressionné par l’expérience nigériane. Des USA, on ne voit que la partie immergée de l’iceberg. Si le cinéma arrive à faire rêver, transporter une population, quelquefois faire réfléchir, que demander de plus. Je ne parle plus de cinéma de genre mais de cinéma identitaire. Je ne crois pas que la salle de cinéma soit en train de mourir. Des salles ont fait leur mue : visionner un film ensemble, rire, pleurer ensemble est fondamental et l’être humain courra toujours après cela. Des salles font des animations, invitent les cinéastes, etc. On veut créer un débat autour de l’image.
Un producteur : Tourner à petit budget suppose un sujet adapté. Chaque sujet a une réalité économique. Le numérique petit budget va développer un nouveau genre de cinéma.
Rashid Masharawi : Je ne vois pas de relation entre l’esthétique et le format. Tous les formats peuvent faire du cinéma. Je préfère avoir de gros projets et tourner en 35 tous les deux ou trois ans, mais je dois trouver des solutions pour continuer à montrer notre pays au monde, être présent dans les festivals, etc. L’anniversaire de Leila a été projeté dans trente salles de cinéma. En Palestine, nous avons une salle à Ramallah, une à Gaza et des festivals de cinéma et de théâtre dans ces mêmes salles. J’ai proposé d’instaurer le cinéma mobile avec des projecteurs portables et nous faisons des projections dans des écoles. Ce cinéma mobile nous permet de faire deux à trois projections par jour, grâce à des projecteurs d’occasion achetés à l’étranger. Mais nous préférons avoir des salles avec de bons projecteurs. Nous utilisons les ambulances pour faire circuler les films car ce sont les seules voitures qui passent partout. J’ai parfois prétendu que mes caméramans étaient des journalistes français pour passer les checkpoints. Nous n’avons pas d’école de cinéma qui définirait le film palestinien, la porte de l’expérience est ouverte. Nous discutons beaucoup sur l’image pour lutter contre les stéréotypes et favoriser la solidarité mais pas des formats. Etant sous occupation, nous ne devons pas être perçus comme faisant un certain type de cinéma lié à cette situation. Nous voulons ouvrir la porte à d’autres pays arabes qui peuvent nous financer et montrer que nous pouvons faire du cinéma.
Bärbel Mauch, productrice allemande : le problème est de montrer d’autres regards. On attend une certaine histoire d’un Africain. Comment faire avec les télés qui se ferment de plus en plus ? Il faut des circuits de distribution parallèles.

propos recueillis par Olivier Barlet///Article N° : 8151

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Les images de l'article
de gauche à droite : Daniel Burlac, Nabil Ayouch, Rashid Masharawi, Rod Stoneman © O.B.





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