Un hommage aux bâtisseurs de l’Afrique

Entretien de Jean-Servais Bakyono avec Jems Robert Kokobi, lauréat du prix du jeune talent de Dak'Art 2000

Dakar, 7 mai 2000.
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Qu’est-ce qui préside à la naissance de ta sculpture baptisée Diaspora, une œuvre qui s’ordonne autour de six pièces mais qui, en réalité, sont une seule et même pièce, laquelle te vaut de remporter le prix du jeune talent à l’exposition internationale de la Biennale de l’art africain contemporain de Dakar (Dak’Art 2000) ?
Avant d’arriver à Diaspora, je suis passé par l’Académie des arts de Düsseldorf où la transition m’a posé un grand problème. En effet, le passage de la culture africaine à la culture européenne n’a pas été facile. J’ai beaucoup cherché et je suis arrivé à Diaspora, qui marque la fin de cette période de transition. Tout a commencé à partir d’une foule. J’ai ainsi voulu partir d’un concept qui allait m’amener à me situer : de la famille africaine à la famille européenne. La première est grande et la seconde est restreinte ; il y a déjà une différence qui s’observe. À partir de là, j’ai commencé à travailler sur un tronc et des têtes qui représentent l’Afrique. Donc, une famille avec un seul tronc. La grande famille comporte de nombreux membres, mais elle est créée par une seule personne ; ce qui est différent de la famille européenne. Pour me résumer, dans Diaspora la famille africaine est représentée par un tronc avec plusieurs têtes. J’adresse donc une petite pensée à l’Afrique et à tous ces grands hommes, aujourd’hui disparus, qui ont fait d’elle ce qu’elle devait être. Diaspora, c’est d’abord un tronc d’arbre imposant, volumineux. Six parties, c’est le maximum de pièces que je pouvais tailler pour que celles-ci tiennent sur le socle. J’ai donc divisé ce tronc en six parties, tout en veillant à contraster les formes, les volumes et les tailles. Nous avons donc trois pièces de 2,2 mètres et trois autres pièces de 2,50 mètres. Au niveau de l’illustration du visage, je me suis dis qu’il fallait quelque chose qui reste universel. J’ai donc évité de donner un visage qui symbolise toute diaspora (noire, blanche, etc.). Il me faut signaler que le premier nom donné à mon œuvre était 6 comme 1, en allemand Sechs in eins. Je l’ai d’abord taillée en nature, c’est-à-dire avec la couleur du bois. Je l’ai ensuite exposée telle quelle et recueilli la réaction des Allemands. Ils ont trouvé que le visage faisait européen ; il me fallait trouver autre chose. J’ai brûlé la sculpture comme le faisaient nos parents pour la sculpture traditionnelle. Avant, pour faire tenir le bois, on le mettait dans de la cendre de café. On pilait le café et le reste était brûlé, puis on y mettait les sculptures ; ce qui changeait les couleurs. Ou alors on plongeait les œuvres dans les restes de cendres de feu de bois allumé par les femmes, ce qui donnait une teinte noire. Ne disposant pas de ces techniques en Europe, je me suis rappelé des Aborigènes d’Australie qui ont une technique du feu très subtile. J’ai pensé aussi à la technique de l’Américain David Net qui mettait également le feu à ses sculptures. En Allemagne, il n’est pas permis d’allumer le feu sans autorisation et on doit le faire dans un espace restreint. J’ai donc brûlé l’œuvre au butane tout en gardant la structure.
Tu as réinvesti dans cette œuvre tous tes acquis de la statuaire africaine, mais en même temps tu les dépasses pour renouer avec les canons esthétiques de l’art iconographique. La posture extatique des personnages varie de l’un à l’autre, bien qu’ils aient la même forme, comme s’ils portaient des toges. Et la façon dont ils sont disposés, autour d’un cercle, renvoie aux notions de communauté de base, d’équilibre, de solidarité, de partage. Ces personnages expriment la même inquiétude, une sorte d’angoisse, comme s’ils étaient confrontés à un danger qu’ils se doivent d’affronter afin d’y trouver une solution idoine. Cette lecture est-elle recevable ?
Comme je l’ai dit, j’étais dans une phase de transition et je ne voulais pas faire des têtes pour faire des têtes. Pour moi, la tête en elle-même n’a pas de signification. Les têtes sont un élément de l’ensemble qui constitue l’œuvre. Elles sont une partie intégrante du reste du corps. Cette allure de toge nappée de voile, je ne l’ai exprimée par aucun membre, aucun geste. C’est une construction architecturale. Je veux penser à la communauté. Dans les villages africains, les artistes procèdent ainsi, les gens sont toujours assis en rond, se regardent et se parlent. Il est difficile de rentrer dans le cercle mais sur le plan artistique, chacun peut y entrer pour discuter avec ces figures-là. En fait, chacune a une expression qu’elle partage avec les autres. Je ne sais même pas ce que chaque figure veut dire et je n’en ai pas la prétention. Pour moi, il y a un dialogue entre ces figures et celui qui les regarde en tire quelque chose. Certains ont vu la mort. Et toi, tu y vois la vie ! Parce que la mort c’est le début de quelque chose : la naissance.
Nous observons également que les personnages de ta sculpture posent en même temps une question fondamentale, celle de la communication entre les humains. Tu esquisses un début de réponse au déficit de communication, en aménageant dans le cercle des ouvertures, afin qu’il y ait un véritable dialogue, une concertation vraie.
Ce qui a été réellement pensé, c’est le cercle. Parce qu’ici, je pense à l’Afrique. Je suis né au village et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de huit ans. Je sais ce qui s’y passe. Je n’ai jamais vu une rencontre qui s’est faite sans un cercle à l’intérieur duquel les gens communiquent. C’est ce que j’exprime, la communauté, la famille. Lorsqu’on est disposé en cercle, le dialogue passe aisément. C’est ce qui est pensé dans Diaspora. L’aventure de Diaspora, c’est aussi la volonté de rassembler l’Afrique, de faire quelque chose de grand pour elle. En Afrique, il n’y a aucune communication organisée. C’est ce qui nous manque. Or si nous ne nous retrouvons pas dans ce cercle, rien ne sera créé. Et au-delà, on peut même dire que c’est ce qui manque aux artistes africains qui restent dans leur coin. Le cercle pour moi, c’est la force de communication.
Une autre piste possible s’ordonne autour du mouvement des personnages, bien qu’il y ait des expressions différentes d’une figure à une autre, l’ensemble est tendu vers le haut. Ce mouvement ascensionnel se veut être une interpellation à renouer avec ceux qui sont partis ; les prémices pour retrouver l’équilibre rompu afin que la société progresse.
Le visage en l’air exprime, pour moi, la recherche d’une solution. Il y a deux figures, l’une a le regard en l’air, l’autre a le regard extatique. J’ai non seulement pensé à l’expression des personnages mais aussi à l’esthétique. Si c’est figé, c’est la mort. J’ai pensé aussi sur le plan créatif, à diversifier les positions d’une part, et d’autre part, j’ai pensé à la communication, à la recherche des expressions. Plus tard, quand j’ai brûlé cette sculpture, il y a eu plus d’expression que lorsqu’elle était nature. C’est après avoir brûlé la sculpture que l’idée de Diaspora m’est venue de façon non voulue.
Le rythme d’ensemble de l’œuvre se donne également à lire comme une quête despiritualité, une des voies pour trouver la solution du problème auquel le monde contemporain est confronté.
La spiritualité, je n’y pense pas beaucoup, quoiqu’elle existe. Chacun pense à la spiritualité comme il la sent. Une amie marocaine à la vue de cette œuvre m’a dit : entrons dans le bois. Je lui ai répondu : eh bien ! je n’y avais pas pensé. Entrer dans le bois, c’est toujours sombre, me suis-je dis, tiens ! elle a trouvé. Cette amie s’est placée du point de vue spirituel. Chacun pense donc au côté spirituel comme il le ressent. En fait, ce n’est pas parce que je suis noir que j’ai procédé à la brûlure de l’œuvre pour obtenir la teinte noire. Mais comme je suis Africain, le rapprochement est vite fait. Cependant, j’admets que dans chaque création d’homme, il existe un aspect spirituel. Rien n’est gratuit. Je peux donc te croire quand tu parles de spiritualité.
Dans les sociétés africaines, la sagesse ancestrale est encore vivace qui accrédite la croyance selon laquelle chaque arbre à toujours un génie ou un esprit qui l’habite. D’une part, as-tu sacrifié à ce rituel, dès que tu as pris possession du tronc d’arbre, pour solliciter l’agrément de l’esprit qui l’habite ? D’autre part, lorsque tu as décidé de brûler l’œuvre de façon symbolique et réelle, as-tu effectué le même rituel ? Ce deuxième acte a une charge spirituelle, en ce sens qu’il induit une purification puisque le feu implique cela. Une autre signification dérive de cette parabole biblique : tu es venu de la poussière et tu retourneras à la poussière.
J’avoue que je suis très content que tu me poses cette question. Si tu le permets, je vais te raconter une histoire : j’étais à l’école des Beaux-Arts d’Abidjan en 1992, lorsque débarque un Allemand, Klaus Simon. J’ajoute que je suis Gouro, une ethnie de la région forestière de la Côte d’Ivoire, et le bois est une matière que nous travaillons. Je suis de la caste des agriculteurs de par mon père. Chez les Gouro, on distingue les sculpteurs et les agriculteurs. La sculpture avait une dimension sacrée et tout le monde n’était pas autorisé à la pratiquer. De plus, mon père, de confessionChrétienne, ne voulait pas que je m’intéresse trop à la sculpture.
Mais, à l’école des Beaux-Arts, j’ai rencontré ce sculpteur allemand, Klaus Simon, quitravaillait le bois. J’ai eu, au cours d’une conférence de presse tenue peu avant le workshop qu’il devait animer, à lui poser la question que tu me poses. Au départ, lorsque le workshop a commencé, je ne voulais pas toucher le bois en pensant aux croyances véhiculées au village sur le bois. Il était question de travailler sur l’iroko qui est, chez les Gouro, un bois sacré. J’ai longuement hésité avant de dire à Klaus Simon que je ne pouvais pas travailler cette essence-là. Par la suite, je me suis ravisé, mais avant de commencer, j’ai demandé à tout le monde de sortir, puis j’ai parlé au bois. J’ai ensuite travaillé toute la nuit. Le résultat a été une  » découverte  » que j’ai exposée aux Grapholies’93. Plus tard, lorsque je suis allé en Europe, je me suis rangé à l’idée que le bois reste le bois. Et, avant de commencer à le travailler, il faut lui parler. Il faut lui demander s’il te l’autorise. Le bois a une vie que l’on détruit en le travaillant. En Allemagne, où je vis, lorsque je dois travailler sur le bois, c’est la même attitude que j’adopte. Même si le bois ne parle pas, le fait de lui avoir parlé avant de le travailler me libère quelque part.
La structure monumentale de l’œuvre et la magnitude des personnages peuvent-elles être reçues comme un hommage aux bâtisseurs de l’Afrique ?
Absolument ! Cela va de soi. Il s’agit d’un hommage aux bâtisseurs de l’Afrique. Il y a eu de grands hommes en Afrique et il y en a encore. En tant qu’artiste, je leurs rends hommage. De façon humble, je rends hommage à ces hommes, à ces grands de la diaspora. Moi je suis très petit, donc je peux exprimer ma reconnaissance à ces grands à travers de grandes sculptures. C’est important pour moi, mais ce que je déplore en Afrique, c’est le système de visas instauré entre les pays. Je trouve cela déplorable. Je pense, à cet effet, aux grands hommes qui ont prôné l’unité africaine.
Ton œuvre se détachait des autres par sa singularité, parce que tout en restant dans la tradition, tu l’as subvertie pour proposer un autre regard, une autre lecture. Comment apprécies-tu l’essor de l’art conceptuel de l’art vidéo ?
Je n’ai rien contre l’art visuel, mais il faut faire très attention quant à sa réception en Afrique. L’art en tant que tel n’a pas de lieu ; il peut se montrer partout mais, par contre, il faut faire très attention aux populations auxquelles les œuvres sont montrées. Surtout avec l’art vidéo, il y a beaucoup à faire pour être compris. En Europe, il n’y a pas de problèmes, quel que soit le thème traité. Mais quand il s’agit de l’Afrique, il faut utiliser le concept de sorte à intéresser les gens pour les amener à comprendre ce qu’est l’art visuel. C’est un concept nouveau et il faut prendre le temps de le faire comprendre aux Africains. Pour en revenir à la singularité de mon travail, c’est que venant d’Europe j’ai exposé quelque chose de très africain.

///Article N° : 3126


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