Une biennale sous le chapeau

Notes pour une histoire des biennales absentes ou inachevées

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Une autre histoire des festivals pourrait venir compléter celle des grands rendez-vous et des spectaculaires rencontres artistiques. Moins héroïque, l’histoire des événements restés à l’état d’ébauche ou de projet inabouti fait pourtant partie intégrante de la compréhension de la scène festivalière. Elle sera d’autant plus importante qu’elle portera notre attention vers des logiques qui apparaissent moins évidentes dans les entreprises à succès.

Une autre histoire des festivals et des biennales reste à raconter. Pour celui ou ceux qui s’en acquitteront, la tâche sera ardue : ils devront explorer les biennales absentes ou disparues des calendriers. Plus précisément, il s’agira d’arrêter son attention aux manifestations qui n’ont pas eu lieu, celles qui sont restées à l’état d’intention, d’aventure inaboutie ou de fantasme, et dont il faut cependant retrouver la trace si on veut comprendre la portée et les apories des festivals. Pour un projet réalisé, des dizaines d’autres propositions restent sans lendemain. Car finalement l’échec pourrait bien être la règle et la réussite l’exception. Une attention particulière mériterait d’être portée à ces projets dont l’historicité est presque nulle, mais qui révèlent des « dynamiques de l’échec ». La liste pourrait rapidement s’allonger si l’on considère comme truisme qu’une « Biennale » ne devient effectivement « biennale » qu’avec sa seconde édition. La question se poserait par exemple pour la Biennale d’Abidjan, qui n’a connu qu’une seule édition en 1993 – officiellement pour ne pas faire doublon avec la Biennale de Dakar. Il existe aussi tout un axe de réalisations intermédiaires (programmations retardées, ambitions revues à la baisse, organisations défaillantes etc.) qui devrait être interrogé. Les reports successifs de la troisième édition du Festival mondial des arts nègres (prévue désormais en décembre 2009) ou le parcours en dents de scie de la Biennale de Dakar témoignent de la difficulté et de la précarité de telles entreprises, par ailleurs souvent déficitaires pour les municipalités et les pays qui les accueillent.
Tout d’abord, il convient d’admettre que l’énonciation, la conception d’un projet festivalier possèdent autant de valeur significative que sa réalisation. Les premières étapes de la vie d’un festival – l’annonce et la communication de son idée – seront les principaux référents pour identifier ces manifestations. Ce parti pris permettra dans un premier temps de combler les vides, d’ajouter des dates à la frise chronologique des festivals et des biennales, repérant des occurrences au détour de documents et d’archives. Ainsi une des premières mentions d’un tel événement nous entraîne au début des années 1950. L’artiste français Pierre Romain Desfossés (1887-1954), créateur en 1946 de l’Académie d’Art Populaire d’Elisabethville (Lubumbashi), communément appelé aussi « le Hangar », fonde en 1952 la Guilde Congolaise des Arts Populaires. La première action de ce nouvel organisme sera l’institution d’une « Biennale des arts africains », dans la lignée des activités de Desfossés avec les artistes du Hangar. La Biennale s’annonçait comme un événement artistique africain et international de premier plan. La première édition devait se partager entre deux provinces du Congo belge, le Kasaï et le Katanga, et chacune des biennales devait sélectionner un panel d’artistes qui ferait l’objet de manifestations itinérantes à l’étranger. Les raisons de sa non-réalisation restent obscures, mais cette biennale régionale annonce quelque 30 ans plus tard la Biennale du CICIBA (Centre International des Civilisations Bantu) ou Biennale Bantu, créée en 1985 à Libreville et consacrée à la promotion d’un art contemporain de la région « Bantu » (1).
La Biennale Bantu entendait devenir la première manifestation d’art africain de l’Afrique subsaharienne. Pour entrer dans ce rôle, elle a choisi de revendiquer une filiation avec le Festival Mondial des Arts Nègres, faisant peu de cas de cette hypothétique « Biennale des arts africains ». Car ces festivals sur papier tombés dans l’oubli ne peuvent évidemment pas être les équivalents des grands rendez-vous qui ont marqué l’histoire. Ils restent des échecs. Malgré les ajouts dans la chronologie, le Festival des Arts Nègres en 1966 et avant lui, en 1962, l’ICAC (International Congress of African Culture) à Salisbury (Harare) resteront naturellement les références incontournables, et les points de départ des grandes manifestations culturelles et artistiques internationales en Afrique (2). Ces échecs sont cependant des indices d’activités créatives. Pour autant, il sera difficile de déterminer si la seule annonce de ces projets sans lendemain aura pu faire naître des vocations et nourrir dans l’après-coup, l’imaginaire de quelque opportuniste peut être plus réaliste, plus audacieux ou simplement plus chanceux, qui aura réalisé tels ou tels festivals. Quoi qu’il en soit, à la lecture de certains programmes, si les promesses avaient été tenues, ces festivals auraient pu certainement modifier la face de la scène artistique en Afrique ; c’est pourquoi il est important de les considérer avec sérieux, malgré les spéculations que l’on pourra entretenir.
Parmi ceux-ci, il faut retenir un projet étonnant présenté dans les pages du journal ICA Information en 1977. En 1976, le conseil exécutif de l’ICA (Institut Culturel Africain), basé à Dakar, a formulé le souhait d’organiser une biennale essentiellement dédiée aux arts plastiques et tournant dans les pays membres. Ce projet devait donner plus de vigueur, d’efficacité et d’impact au programme de l’Institut qui, dans les domaines artistiques, se limitait trop étroitement à l’organisation annuelle d’un concours doté du « Grand Prix ICA ». Le texte du journal détaille un projet manifestement très avancé sur le plan des opérations à remplir. Les organisateurs avaient consciencieusement identifié les enjeux portés par une manifestation de ce type – favoriser la circulation des artistes et de leurs œuvres et les rencontres entre les artistes, éditer des catalogues – mais surtout le projet envisageait que la biennale pouvait se pérenniser en favorisant l’ouverture de musées d’art moderne et créer un marché en suscitant l’achat d’œuvres par les musées existants. Ces derniers points sont particulièrement importants, ils sont les solutions au problème structurel que l’on rencontre aujourd’hui, à Dak’art par exemple (3) ; il manque à Dakar un centre d’art contemporain où des expositions pourraient être régulièrement organisées – offrant ainsi aux artistes un horizon plus diversifié qu’une unique biennale – et qui assurerait la formation de commissaires d’expositions sur place – ceux-ci pouvant alors prendre en charge de façon professionnelle l’organisation de cette manifestation. Les questions extra-artistiques comme le tourisme et l’éducation ne sont pas oubliées par les organisateurs. La biennale devait donc être un ambitieux outil de développement des scènes artistiques des pays membres de l’ICA. Elle visait à aboutir à une association panafricaine des arts plastiques. Celle-ci devait élaborer un statut de l’artiste africain et développer des associations à l’échelle nationale réunissant les artistes plasticiens des pays partenaires. Pour cela, la sélection des artistes devait se soustraire aux influences politiques des États, les organisateurs semblent avoir tiré la leçon de précédentes expériences. Dernière exigence des organisateurs et pas la moindre : le souci de maintenir ce rendez-vous à un niveau international avec une qualité recevable au niveau international.
Si l’on peut reconnaître une patte senghorienne dans la Biennale de l’ICA, les porteurs du projet souhaitaient se démarquer du Festival des Arts Nègres en la spécialisant sur l' »art visuel ». Elle n’en demeure pas moins un succédané, un dérivé de son illustre aîné (mais aussi une première mouture de la Biennale de Dakar). De façon générale, l’attrait exercé par le succès des grands Festivals des années 1960-70 a sans aucun doute motivé bien des ambitions. Après la disparition du Festival Mondial des Arts Nègres à la suite du FESTAC en 1977, quelques propositions sont imaginées pour combler le vide. Qu’elles veulent réanimer le Festival ou plus modestement profiter de son aura, elles cherchent à profiter de l’espace ouvert et garantir sa continuité. Parmi les succès le FESPAM (Festival Panafricain de Musique) se déroulant à Brazzaville, Pointe Noire et Kinshasa revendique l’héritage des années 1960-70. Mais les échecs sont nombreux. L’annulation du FESPAC (Festival Panafricain des Arts et de la Culture) à Dakar est l’un des plus emblématiques. Ce projet conduit par Pathé Diagne, prévu en 1986 pour les vingt ans du Festival des Arts Nègres, sera reporté trois fois jusqu’en octobre 1988, date à laquelle il est définitivement annulé. La période post-senghorienne sous la présidence d’Abdou Diouf a été marquée par un déficit du soutien à la culture. Deux fameux exemples entachent cette période dans le domaine culturel : la fermeture du Musée Dynamique et les actions menées par les autorités contre le « Village des Arts de la Corniche », un squat d’artistes situé dans les locaux désaffectés de l’armée où de nombreux spectacles, concerts, performances ou expositions furent organisés. Cependant l’échec du FESPAC ne semble pas devoir être imputé à la seule responsabilité de l’Etat sénégalais. Selon Tracy Snipe qui a étudié cette affaire, Pathé Diagne a été débordé par l’ampleur du projet. Diagne, proche de Cheikh Anta Diop et ami de longue date de Abdou Diouf, avait déjà assuré la participation sénégalaise au Festival Panafricain d’Alger en 1969, lequel s’est transformé en une tribune anti-Négritude. Fort de cette expérience, il souhaitait apporter à la présidence de Diouf un événement majeur de l’envergure du Festival des Arts Nègres (4).
En Afrique du Sud un projet visant à réanimer le FESTAC se mit en place à la fin des années 1990. En 1996, un membre de la Rockefeller Fondation rencontra Christopher Till, responsable de la Biennale de Johannesburg, dont la première édition avait eu lieu en 1995, pour réfléchir à un festival panafricain. Intitulée Ubuntu 2000, cette manifestation était envisagée davantage comme une réincarnation du FESTAC que comme une biennale d’art contemporain classique. Son rythme était calqué sur celui du Festival des Arts Nègres puisque la manifestation devait se dérouler tous les 4 ans et circuler à chaque édition dans un pays différent. Tous les aspects des pratiques artistiques (théâtre, danse, art visuel, cinéma…) devaient être représentés. Clive Kellner, commissaire d’exposition sud-africain, et Bongi Dhlomo-Mautloa, directeur d’Africus, héritèrent finalement de l’organisation d’Ubuntu. La première édition, prévue pour 1999, se voulait un cadre de réflexion sur la place de l’Afrique du Sud dans le continent africain et sa position sur un axe sud-sud – idée qui n’était pas sans rappeler les théories politiques du Tricontinentalisme. Après la disparition de la seconde Biennale de Johannesburg en 1997, le climat était propice à voir renaître une manifestation de grande ampleur pour la communauté artistique (5). La réflexion autour d’Ubuntu s’est confondue alors avec le projet d’une troisième Biennale de Johannesburg, mais pensée dans un format radicalement différent après les critiques à l’encontre de la précédente édition : la troisième Biennale se situerait dans plusieurs villes du monde simultanément et la durée de la programmation sera d’un an et demi, le thème de « art et espace public » ou « public art » étant retenu (6). Finalement, cela restera en suspens. Le projet d’Ubuntu d’abord parallèle et complémentaire à la Biennale de Johannesburg, aura eu la lourde tâche de réanimer à la fois l’esprit du FESTAC et d’assurer le relais d’une troisième Biennale de Johannesburg.
Naturellement, il ne suffit pas de chroniquer ces projets d’après leurs intentions pour faire entrer ces notes de bas de page dans le corps du texte. Il faut pouvoir retracer les différentes étapes qui ont préparé leur échec, comprendre le contexte et les facteurs qui n’ont pas dompté la machinerie festivalière. Des biennales ont été élaborées, encore fallait-il les conditions nécessaires et suffisantes pour les activer et leur donner corps. Pour autant, ces échecs viennent nous rappeler que « Biennale » est un label de communication avant d’être une exposition ou un spectacle. La « culture biennale » n’est pas faite simplement d’événements mais d’idée d’événements. Concevoir une biennale pourrait bien être plus rentable qu’en réaliser une, ce qui donne matière à débat, une visibilité se concentrant non pas sur un événement mais sur une situation, plus complexe que nous le pensions.

1. Conçue comme une biennale itinérante, elle eut lieu dans les différents pays membres: Libreville, Gabon (1 édition), Kinshasa, Zaïre (2 éditions), Brazzaville, Congo (2 éditions). Lors de la 5e édition, la biennale proposa un hommage aux artistes de l’école de Poto Poto.
2. L’ICAC peut être aussi considéré comme l’un de ces projets inaboutis. Annoncé comme biennale, il ne connaîtra qu’une édition.
3. Sur ces problèmes voir dans ce numéro l’entretien de Rémi Sagna, « Le grand défi de Dak’art, c’est l’élargissement de son public ».
4. Pour plus de détails sur le FESPAC, voir Tracy Snipe, Arts and Politics in Senegal, 1960-1996, Africa World Press, Trenton, 1998.
5. Sur l’échec de la seconde Biennale de Johannesburg, voir dans ce numéro Marie-Laure Allain, « Biennale de Johannesburg : chronique d’une mort annoncée ».
6. 4 sections étaient prévues : « Paint the map Red – the South-North Trajectory », « Apartheid-Legislation, Geography and Group Areas, defining migration and citizenship in the apartheid era », « Traffic, the Trans Atlantic, and Indian Ocean Southern Triangle » and « Linkages ».
///Article N° : 7597

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