Yo-Yo Gonthier est un photographe plasticien réunionnais, né en 1974.
Il sintéresse notamment aux vestiges de l’Empire colonial français et aux interactions entre Histoire et mémoires. Dans ce cadre, il a réalisé l’exposition « OUTRE-MER, des mémoires coloniales » dont une première étape de travail a successivement été présentée à l’espace Khiasma, aux Lilas, en 2008, et lors de l’exposition « Passés composés » en janvier 2010.
Troisième et dernier volet de la série d’entretiens (avec [Dagara Dakin] et [Dimitri Fagbohoun]) consacrée à cette exposition.
Avril 2010
Dans les documents de présentation du travail « OUTRE-MER, des mémoires coloniales » vous expliquez avoir commencé à vous intéresser à ce sujet en 2003, suite à la visite du Jardin d’agronomie tropicale de Nogent-sur-Marne. Ce qui vous frappa à l’époque fut notamment l’état de délabrement dans lequel se trouvaient les monuments dédiés à la mémoire des soldats coloniaux. Comment ce projet se développe-t-il dès lors ?
La colonne vertébrale de ce travail est la remontée de la mémoire mélée d’imaginaire, on est ici dans un frottement entre des mémoires collectives et intimes. Les photographies et les monuments ont ce rôle de déclencheur. Dans une vie la qualité des souvenirs est essentielle, pour reprendre Garcia Marquez : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on se souvient ». Cela faisait un moment que je cherchais l’axe pour travailler sur la colonisation. En Afrique et dans l’Océan indien c’est une part de l’histoire qui doit devenir commune à tous, en France la question ne devrait pas se poser non plus, mais il y a une crispation identitaire et une tendance à réécrire l’histoire selon un discours officiel teinté d’une revalorisation de plus en plus frontale des bienfaits de la colonisation. En France, autant dans les medias que dans l’opinion publique, ce sont des questions qu’on refoule…
Ce qui m’intéresserait de connaître également c’est le travail en amont, tout ce qui précède les prises de vue : qu’est-ce qui vous conduit d’un espace (symbolique) à l’autre, le travail de documentation…
OUTRE-MER a été un travail de fond abyssal, ce travail parle de millions de personnes qui ont participé à des mouvements de colonisation, de décolonisation et de libération d’états colonisés. On est tous lié d’une manière ou d’une autre à cette histoire, il ne fallait donc traiter ce sujet à la légère. Il y a eu un véritable travail d’investigation journalistique et historique qui nous a permis, Marie Guéret (1) et moi, d’enquêter sur le terrain, en bibliothèque, sur Internet et de nouveau sur le terrain, avec déjà formes visuelles en tête bien sûr.
Que ce soit pour la série consacrée aux Plaques que pour celle des Monuments, deux histoires au moins semblent émerger et se mêler : celle qui célèbre les soldats issus des colonies et celle qui commémore ceux qui moururent pour l’Empire colonial.
Dans votre projet, y a-t-il une volonté de cartographier systématiquement tous ces lieux et symboles gravés dans la pierre et issus de cette période charnière ou bien opérez-vous une sélection ? Si sélection il y a, sur quel critère vous basez-vous pour l’effectuer ?
Dans un sujet aussi épineux il y avait deux risques principaux dans la sélection. Celui de ne pas en montrer assez et celui de trop en montrer. J’avais toujours en tête l’idée que trop d’information tue l’information, qu’au bout d’une certaine quantité, les informations se superposent et peuvent s’annuler. Mais il ne s’agissait pas uniquement d’information dans ce travail, je ne suis pas journaliste, la dimension symbolique pouvait, il me semble, fonctionner avec une certaine quantité d’images, sans chercher l’exhaustivité. Il fallait aussi donner au spectateur le temps de rentrer dans le travail, de cheminer avec lui, de passer par de nombreux questionnements pour que la mémoire et l’imagination aient le temps de se mettre en branle. J’ai souhaité que l’on puisse entrer dans cette matière calmement, en prenant le temps d’essayer plusieurs entrées : pour prendre deux métaphores rapides on pourrait voir les plaques comme des portes et les monuments comme des cordes ou des échelles… Chaque photographie de monument a été choisie parmi beaucoup d’autres pour leur qualité plastique et pour la force symbolique et anecdotique de chacune. Je prépare actuellement un film où je raconte des histoires à propos de ces monuments, mais chacun est libre avec les légendes de retrouver leurs traces. Il fallait aussi penser à cette première forme de l’installation disposée en carré (cf. image ci-contre), il y a une discussion entre le monument, la photographie et l’installation. Le renversement est une manière de changer le point de vue, de ne plus être dominé et mis à distance par le monument : il invite au rapprochement.
La photographie de monuments : comment l’abordez-vous ? Dans cette série, les plans sont larges, l’environnement proche autour du monument entre dans l’espace de la photographie. Parfois, vu que les plans d’ensemble sont privilégiés, il est difficile de lire les inscriptions qui y sont gravées.Dès lors, qu’est-ce qui vous tient à cur de montrer ?
En fait les inscriptions sont lisibles sur les photographies si l’on se rapproche d’elles – ce sont de photographies faites au moyen-format argentique -, il y a là une mise en abîme de notre perception du monument dans la réalité et dans son paradoxe, c’est-à-dire qu’à cause de sa monumentalité on ne s’en approche pas et donc on en a une vision superficielle. D’autre part, on peut finir par se rendre compte que la série des plaques présente des inscriptions issues des monuments de la série des monuments… Donc ces deux séries ont été conçues pour discuter ensemble. Une série en noir et blanc représentant des écritures, des mémoires, des mots et des histoires, une autre en couleur sans écritures mais dont la physicalité minérale questionne notre rapport au temps et à l’espace.
Est-ce l’accumulation en photographie de tous ces monuments qui fait davantage sens pour vous ? Est-ce un moyen de dire l’importance que cela a eu à un certain moment de l’Histoire tout en parlant de notre présent ? Malgré leur taille imposante, ces monuments-mémoires tendent aujourd’hui à « s’effacer » dans l’espace urbain, mais les symboles issus de cette période n’ont pas pour autant disparu et continuent de circuler dans l’espace du discours publique.
L’accumulation n’a pas de sens si on n’en déduit pas une pensée. En 2004, j’ai vu une exposition rétrospective sur Bernt et Hilla Becher à Paris, ce couple de photographes allemands a passé sa vie à photographier, en noir et blanc, comme des sculptures, les vestiges de l’empire industriel européen. Je connaissais leur travail depuis longtemps, je l’ai toujours apprécié. Mais je n’avais jamais réellement saisi la portée de leur démarche avant de voir le travail dans sa densité et son intégralité. C’était comme une évidence, l’Occident en avait fini avec l’industrialisation, il n’en restait que des ruines, témoins bien réels de ce que le progrès avait pu engendrer en presque deux siècles. C’était à nous, regardeurs, d’affiner notre point de vue sur le monde à partir de leurs visions. Il me fallait donc travailler sur une certaine quantité pour être conséquent, car la profusion des monuments dans l’espace public est impressionnante, comme des pansements sur des plaies mal cicatrisées. Non sans ironie probablement, l’historien Achille Mbembe imaginait récemment faire un parc à thème où l’on rassemblerait tous les monuments dédiés à la colonisation actuellement disséminés en Afrique, je trouve que son idée ne manquait pas de panache !
Une série de cartes postales issues de cette période a également été présentée lors de l’exposition « Passés composés ». D’où viennent ces documents d’archive ?
On en a recueilli dans divers musées français et dans des collections privées, certaines de ces cartes coloniales sont toujours vendues actuellement (sic), on peut donc supposer, qu’avec nostalgie, entre autres sentiments avouables, des gens les achètent, pour les collectionner (re sic), ou pour les envoyer par la poste, comme on le faisait originellement, du temps de l’Outre-mer et de la propagande colonialiste.
Dans votre site Internet (2) vous parlez d’une première étape quant à ce projet « OUTRE-MER ». Comment envisagez-vous la suite de ce travail ?
Ce travail, qui concerne « Le regard français », est une première étape effectivement, – et il devrait être exposé dans les années à venir – certainement en Afrique très bientôt -, c’est une histoire qui continue, il devrait aussi se développer sous d’autres formes visuelles cette fois-ci du coté des pays anciennement colonisés. J’espère que des gens comme Olivier Marboeuf, le directeur de l’Espace Khiasma aux Lilas et Dagara Dakin, qui ont eu l’audace de soutenir ce projet, auront permis à un grand nombre de personnes de s’intéresser à ce sujet douloureux et que naîtront à l’avenir des projets collectifs autour de ces problématiques malgré la difficulté incroyable à les mettre en oeuvre aujourd’hui. Malgré les doutes, je me répète parfois pour me donner du courage : « Est-ce que ça a du sens de faire ça ? », « Oui. Ça a du sens de faire ça ».
(1) Marie Guéret est la coordinatrice du projet « OUTRE-MER, des mémoires coloniales ».
(2) http://www.yoyogonthier.com////Article N° : 9471