Yoro Sidibe, griot des chasseurs du Mali

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La tradition des chasseurs est extrêmement vivante au Mali. En témoigne le succès des soraw, bardes initiés à la musique des chasseurs. Yoro Sidibé, doyen des soraw maliens, bénéficie d’une renommée de star.

Yoro Sidibe est une star contemporaine du Mali. Son effigie se retrouve sur des affiches et sur des T-shirts, sa musique est entendue dans des bus de la Sotrama (Société des transports maliens), des bars ou des petites boutiques de marchands de cigarettes. Assistent à ses spectacles de jeunes enfants comme des gens très influents. Prononcer son nom dans certains milieux ouvre plusieurs portes, alors que dans d’autres, il est entouré de mystère et de précautions. Bref, il répond par plusieurs critères à l’image que l’on se fait d’une vedette internationale.
Pourtant, si Yoro effectue de nombreuses tournées au Mali et ailleurs en Afrique de l’Ouest, il n’a jamais quitté l’Afrique et, à quelques rares exceptions près, ses albums ne se vendent que sur cassettes sur le marché local. Plus surprenant encore, la musique jouée par Yoro correspond mal à ce que l’on qualifie généralement de  » musique populaire « . Malgré sa popularité réelle, son jeu musical et l’ensemble de son art sont tout ce qu’il y a de plus traditionnel, au sens fort du mot. Non pas que son art soit un portrait fidèle et figé des vestiges d’un temps passé, mais ses activités artistiques sont les dignes descendantes d’une longue chaîne de transmission qui n’a souffert aucune cassure. Bien sûr, ce que Yoro joue est différent de ce que ses maîtres jouaient. Yoro innove d’ailleurs lui-même dans son jeu ou dans son répertoire et il encourage ses apprentis à faire de même. Mais il y a un très fort sentiment de continuité qui lie les performances de Yoro Sidibe à une longue série de soraw (sing. sora), artistes-chasseurs au sein d’une large confrérie de chasseurs qui dépasse largement le cadre du Mali tout en y étant d’une grande importance.
Les spécialistes de la tradition orale
Les griots sont d’abord et avant tout des spécialistes de la tradition orale. Tant d’un point de vue musical que verbal, ils ont une connaissance spécifique qui n’est pas donnée à tous. Grands initiés, ils ont acquis un champ de compétence inaccessible aux autres membres de la société. Dans plusieurs sociétés d’Afrique de l’Ouest, la musique et l’art verbal sont les prérogatives exclusives des griots. Si tout un chacun peut chanter chez soi ou aux champs, le droit de se produire publiquement est réservé aux griots. Les jeliw du Mandingue et les autres griots sont garants de cette prérogative dès leur naissance : seul un individu qui naît dans un lignage de griots a le droit de devenir griot, sans que ce soit une obligation. Le sora quant à lui, peut être issu de n’importe quel groupe social. Son initiation, sa formation, son expérience sont le résultat d’un désir spécifique de devenir sora.
La société malienne n’est pas sur-spécialisée en ce sens que la plupart de ses membres ont des occupations générales. Ce que nous connaissons de l’histoire de la société mandingue nous porte à croire qu’elle fut plutôt homogène professionnellement. Les  » nobles  » de la hiérarchie sociale traditionnelle tiraient leur subsistance surtout de l’agriculture et de l’élevage. Les groupes socioprofessionnels endogames dont faisaient et font encore partie les griots sont conçus par opposition à cette occupation traditionnelle principale des  » nobles « . De même, la majorité de la population actuelle du Mali se soumet à diverses activités agricoles au gré des saisons. Durant la période des récoltes, par exemple, un commerçant de Bamako quitte son commerce pour retourner au village et y aider sa famille. L’exode rural est souvent un changement temporaire, la coupure avec l’univers villageois n’étant jamais absolue. Le portrait de la société malienne demeure donc celui d’une société où la spécialisation est rare. Le statut professionnel des griots est donc d’autant plus frappant que la majorité de la population ne se définit que très peu par des distinctions professionnelles.
Bien qu’elle puisse occuper une très grande place dans la vie de ceux qui la pratique, la chasse traditionnelle n’est pas une occupation professionnelle. Un donso (ou chasseur traditionnel) peut être cultivateur ou mécanicien, éleveur ou policier, diplomate ou mendiant. Pour diverses raisons, beaucoup de chasseurs se trouvent dans le domaine militaire, du simple soldat à l’officier supérieur.
Chez les chasseurs, le prestige est associé à un principe de séniorité, accompagné de la possibilité, pour certains individus, de prouver leur valeur par des actes grandioses. Parfois, cette gradation peut contredire la hiérarchie du reste de la société civile. Ainsi, un chasseur peut être soumis à son cadet ou même à son fils en intégrant la confrérie après ceux-ci.
Par ailleurs, les chasseurs obéissent, sans doute depuis toujours, à une idéologie égalitaire. Tous se nomment mutuellement karamoko ( » personne de la connaissance « , savant), peu importe leur statut à l’intérieur de la confrérie. En d’autres termes, bien que les chasseurs soient évalués les uns par rapport aux autres, il n’y a pas de classes entre eux.
Les soraw, eux, ont un statut particulier au sein de la confrérie. C’est surtout par eux que transige le prestige des exploits de la chasse. Ce sont eux qui peuvent détruire la réputation d’un chasseur qui ne s’est pas soumis aux règles de la confrérie. C’est par les paroles du griot que les chasseurs sont motivés à accomplir de grandes choses. Le rapport qui lie le chasseur au sora est d’ailleurs souvent mis en parallèle avec le mariage, le sora jouant un peu le rôle de l’épouse du chasseur. Par leur art, les soraw sont donc distincts des membres de la confrérie. Par leur spécialisation dans la tradition des chasseurs, ils se distinguent aussi des autres bardes de la région.
Paroles et musique
Pour les littéraires occidentaux, les griots sont d’abord et avant tout des spécialistes de l’expression verbale. Poètes, raconteurs, orateurs ou historiens, les griots disent, récitent, clament et interprètent des textes de la  » littérature orale « . Pourtant, cette  » littérature  » s’accompagne souvent d’autres modalités expressives et il est difficile, surtout en Afrique, de trouver des griots traditionnels dont l’art n’a qu’une composante verbale. Bien que leur dimension verbale soit primordiale, les traditions orales ne constituent pas des formes poétiques pures. Outre des aspects gestuels et, pourrait-on dire,  » dramatiques « , l’art des griots comporte une importante partie musicale. Les soraw, comme les griots et d’autres bardes, englobent leurs mots dans une forme artistique large qui intègre une importante composante musicale.
L’instrument privilégié de Yoro Sidibe et des autres soraw du sud du Mali est le donsongoni (littéralement  » guitare des chasseurs « ), une harpe-luth apparentée à la kora des jeliw. Dans la région du Ouassoulou, cet instrument comporte six cordes accordées sur une gamme pentatonique. Contrairement aux luths comme la guitare classique ou le jelingoni des jeliw, une corde du donsongoni ne peut produire qu’une hauteur de note, c’est-à-dire que l’accord de l’instrument reste fixe pendant le jeu. Comme les luths cependant, les cordes du donsongoni sont fixées sur un manche qui est tenu à l’horizontale. Au bout du manche est fixée une pièce de métal en forme de pelle sur laquelle sont posées des petites bagues métalliques qui vibrent durant le jeu et complexifient le son de l’instrument.
Le kamalenngoni ou  » guitare des séducteurs  » est un instrument récent qui provient directement du donsongoni, mais qui est incompatible avec l’art des soraw. Il est utilisé dans divers genres musicaux populaires au Mali. À la différence du donsongoni, le kamalenngoni comporte généralement sept cordes et ne porte pas de pièce métallique. Divers musiciens du Ouassoulou accordent une place particulière à cet instrument qui n’est pas habilité à jouer les motifs mélodiques de la musique des chasseurs. Par exemple, un ancien élève de Yoro Sidibe joue le kamalenngoni dans le groupe de la star malienne Oumou Sangare.
Lors des cérémonies auxquelles il participe, Yoro Sidibe chante en jouant du donsongoni soliste alors qu’Abdoulaye Traore, le plus expérimenté de ses assistants actuels, joue du second donsongoni. D’autres assistants accompagnent Yoro et Abdoulaye en maintenant la structure rythmique à l’aide de divers instruments dont un racleur métallique appelé karinyan. Bien que peu considéré par les soraw, cet instrument contribue grandement à la sonorité particulière de la musique des chasseurs.
Des chants de louanges nommés cefoliw ou  » musiques masculines  » occupent une grande place au cours des cérémonies dédiées aux chasseurs. Ces chants sont dirigés spécifiquement vers un membre de l’assistance qui est honoré ou critiqué par ce chant. Improvisé par le sora, un cefoli comporte de nombreuses formules très significatives faisant appel à des grands chasseurs de l’histoire de la confrérie ou à des éléments importants du monde des chasseurs. Alors que les jeliw utilisent des généalogies pour chanter les louanges de divers membres de la société, les soraw se concentrent sur des membres de l’entourage du chasseur à qui un cefoli est dédié.
Comme l’affirment certains chasseurs, la chasse traditionnelle est unique, mais ses musiques sont multiples. C’est-à-dire que l’organisation des chasseurs traditionnels au Mali et dans le reste de la sous-région obéit à un ensemble unifié de règles, mais que les genres musicaux qui sont liés aux chasseurs dans diverses régions sont distincts les uns des autres.
La musique de Yoro Sidibe provient de la région du Ouassoulou au sud du Mali, région reconnue par plusieurs comme une des principales zones de la chasse traditionnelle au Mali. Le style musical qui caractérise cette région est devenu très populaire dans d’autres régions, y compris celle de la capitale où se situent les principaux centres de diffusion de la musique : studios d’enregistrements, stations de radio et de télévision, grandes salles de concerts. Depuis quelques années, cette prédilection pour la musique du Ouassoulou touche à la fois des musiques traditionnelles, comme celle des chasseurs, et des musiques dites populaires comme celle des konow ( » oiseaux « , chanteuses populaires) du Ouassoulou.
Jeliw et soraw : ressemblances et différences
Dans les textes qui le décrivent, le personnage du griot est souvent associé à de longues narrations au caractère épique. Les jeliw, par exemple, sont des griots de langue mandingue qui racontent l’histoire de Sunjata Keita, fondateur historique de l’empire du Mali au XIIIe siècle. Comme les jeliw, les soraw ont leurs propres récits épiques dont la structure rappelle quelque peu celle de l’épopée de Sunjata. Comme beaucoup d’autres bardes ouest-africains, les soraw remplissent bien d’autres rôles que celui de narrer les faits épiques de grands personnages historiques. En fait, ils ont de nombreuses caractéristiques qui les distinguent des autres bardes d’Afrique de l’Ouest. L’ancienneté relative de la tradition qu’ils poursuivent porte à croire que ce sont peut-être leurs prédécesseurs qui ont été à l’origine des traditions orales portées par les autres catégories de bardes dans la sous-région. Il est donc possible que les deux traditions artistiques soient liées, une notion que plusieurs bardes, tant soraw que jeliw, admettent.
Contrairement aux jeliw (sing. jeli) et à la plupart des autres griots de l’Ouest africain, Yoro Sidibe et les autres soraw ne font pas partie de groupes restreints dans lesquels les prérogatives musicales sont transmises de génération en génération. Les jeliw font partie d’un groupe socioprofessionnel endogame qui, un peu comme dans le cas des castes en Inde, associe une occupation à un statut social et à des règles de mariage. Les soraw, eux, peuvent appartenir à n’importe quel segment de la société et peuvent en fait provenir de n’importe quel groupe ethnique d’Afrique ou même d’ailleurs. Yoro Sidibe lui-même est Peul alors que les jeliw, comme une bonne partie des chasseurs honorés par Yoro, appartiennent à des peuples de langues mandingues tels les Bambaras et les Malinkés.
Avant le colonialisme européen, les jeliw étaient généralement assignés à la cour des rois ou auprès de grandes familles nobles des groupes de langues mandingues. Chaque jeli connaissait l’histoire du lignage auquel il était lié, ce qui lui permettait de transmettre une tradition spécifique au contexte dans lequel il œuvrait. Le jeli remplissait aussi un rôle de médiateur en servant de porte-parole de la famille dans diverses situations. La structure sociale s’étant transformée, les jeliw contemporains passent maintenant d’un  » client  » à l’autre, recevant une rémunération pécuniaire pour leur art. Certains  » griots  » contemporains utilisent même leur art pour quémander, associant un caractère peu honorable aux activités des griots en général.
Le sora, lui, n’a jamais été attaché à un lignage particulier. Le groupe qu’il honore est celui des chasseurs et ses raisons de l’honorer sont liées à la chasse. Bien qu’un rapport de réciprocité soit installé entre les chasseurs et le sora, ce dernier ne doit pas  » jouer pour de l’argent « . Suite à divers développements et bénéficiant de la popularité de la musique des chasseurs, certains joueurs de donsongoni ont récemment commencé à  » vendre leur art « , une pratique qui est fortement critiquée par les membres de la confrérie des chasseurs.
Malgré certains recoupements, l’art des soraw est différent de celui des jeliw. Si certains soraw font partie du groupe des jeliw, les deux traditions sont distinctes et autonomes. Certaines parties du répertoire des jeliw correspondent à des chants des chasseurs, mais seul un sora est habilité à chanter dans les soirées de chasseurs.
Les jeliw participent aux soirées des chasseurs surtout en qualité d’intermédiaire. Comme ils le font dans d’autres contextes, les jeliw répètent les discours prononcés par divers intervenants entre les interventions du sora. Leur rôle est donc complémentaire à celui du sora dans de tels cas. Tout discours répété par un jeli est renforcé par le pouvoir rhétorique de ce dernier.
Par ailleurs, la confrérie admettant des membres de n’importe quel groupe social, les jeliw peuvent participer à ces événements en tant que membres de la confrérie. À cet égard, ils sont traités comme les autres chasseurs. En fonction de leur statut social ambigu dans la société malienne, les jeliw ont une certaine liberté quant à leur comportement public. Ainsi, certains jeliw peuvent jouer aux bouffons lors de moments moins solennels des soirées de chasseurs. Loin d’être considéré négativement, ce comportement à teneur humoristique ajoute de la valeur aux discours des participants et aux interventions du sora.
Un rôle important auprès des chasseurs
Un sora ne chante généralement que dans des contextes liés à la confrérie des chasseurs. Cette confrérie est présente dans divers pays d’Afrique de l’Ouest mais elle est organisée différemment d’une région à l’autre. Elle est reconnue dans son ensemble pour lier ses membres par-delà les frontières. Une grande rencontre internationale a eu lieu en 2001, réunissant des chasseurs de toute la sous-région. Au Mali, la Fédération des chasseurs chapeaute les confréries villageoises et locales dont les chasseurs sont membres. D’une certaine façon, la Fédération des chasseurs du Mali est la façade officielle d’une structure traditionnelle à la fois unie et diversifiée. Cette fédération suit une structure hiérarchique avec un président et des secrétaires. Des représentants des différentes confréries régionales se rencontrent régulièrement au siège social de la fédération dans les environs de Bamako. Les litiges liés à la chasse y sont réglés et certains événements sont organisés.
Dans son ensemble, la confrérie des chasseurs d’Afrique de l’Ouest fonctionne un peu comme une franc-maçonnerie. Comme une loge maçonnique, une confrérie de chasseurs a des activités secrètes autant qu’une face publique. Comme chez les francs-maçons, l’appartenance à une confrérie n’est pas liée à l’origine ethnique ou à l’affiliation religieuse, bien qu’il y ait une part spirituelle aux activités cynégétiques. Bien que les femmes soient rares parmi les chasseurs, l’accès à la confrérie ne leur est pas interdit. Hommes, femmes et enfants, qu’ils soient chasseurs ou non, participent en grand nombre aux activités publiques de la confrérie des chasseurs. Ces activités comprennent un grand nombre de cérémonies au cours desquelles le rôle du sora prend toute son importance.
Au retour d’une chasse fructueuse, par exemple, une fête peut être organisée pour célébrer les exploits du chasseur triomphant. Lors de ces fêtes, le sora joue un grand rôle, honorant le chasseur par divers chants et incitant les autres chasseurs à accomplir des actes similaires. Ce type de fête représente en quelque sorte la cellule de base de l’interaction entre chasseur et sora. Le rôle minimal du sora est ainsi de célébrer la chasse en honorant les chasseurs qui rapportent du gibier et de motiver les autres chasseurs à faire de même. Ce mode d’interaction est actif dans toutes les cérémonies auxquelles participe le sora.
Le kunsi est sans doute la plus importante cérémonie liée aux chasseurs. Il s’agit d’une veillée funèbre qui a lieu deux ans après la mort d’un grand chasseur. C’est lors d’un kunsi que sont produits les chants les plus solennels du répertoire des chasseurs. Les kunsiw sont relativement rares dans un groupe donné et adoptent un caractère beaucoup plus secret et privé que les autres cérémonies de chasseurs.
Peut-être par innovation face à des pratiques anciennes, Yoro Sidibe et d’autres soraw contemporains participent aussi à des cérémonies liées moins directement aux activités de la confrérie. Par exemple, Yoro Sidibe peut jouer lors du baptême de l’enfant d’un chasseur ou même lors de soirées organisées par des amateurs de la musique des chasseurs. Certains de ces groupes, comme la negesamaton ( » association de l’éléphant de fer « ) sont composés principalement de femmes qui n’appartiennent pas à la confrérie des chasseurs. Dans diverses régions, ces groupes d’amateurs ont d’ailleurs formé des  » clubs Yoro Sidibe  » dont les membres organisent des soirées de chasseurs.
Yoro Sidibe : doyen, maître et grand chasseur
Au sein de la Fédération des chasseurs du Mali, Yoro Sidibe occupe une place de choix en tant que doyen des soraw maliens. Par exemple, lors de la rencontre internationale des chasseurs traditionnels de l’Ouest africain, c’est Yoro qui avait pour tâche de diriger les artistes affiliés aux diverses confréries de chasseurs.
Yoro Sidibe organise depuis quelque temps des réunions pour tous les soraw de la région entourant la capitale malienne. Lors de ces réunions, les soraw bamakois ayant commis des actes qui contreviennent aux règles de la confrérie sont réprimandés et des sanctions leur sont imposées. Ce contrôle des soraw contribue à faire de Yoro Sidibe un personnage important de la confrérie des chasseurs, craint par certains mais respecté de tous.
Comme les autres soraw, Yoro Sidibe cite lors de cérémonies des noms de personnes et de lieux qu’il connaît. Grâce à la célébrité de Yoro, ces mentions ont un effet social important et le simple fait d’être cité dans un chant de Yoro est considéré comme un grand honneur. Par souci de  » publicité « , certains chasseurs et guérisseurs proposent à Yoro des sommes importantes d’argent pour que le sora soit disposé à citer leurs noms. Fidèle aux normes de la confrérie des chasseurs, Yoro ne cite que les noms de ceux qui l’ont mérité en accomplissant des actions compatibles avec la philosophie des chasseurs.
Le monde des chasseurs est dominé par la brousse, lieu dangereux et mystérieux où ils sont presque les seuls à pénétrer. Alors que certains soraw n’y mettent jamais les pieds, Yoro Sidibe est un véritable animal de brousse. Les activités cynégétiques ne sont pas une condition pour être sora mais Yoro Sidibe fait de la chasse une part importante de ses activités. En plus d’abattre du gibier, Yoro Sidibe procède à diverses activités lors de ses séjours en brousse. Plusieurs de ces activités sont secrètes et nécessitent des initiations particulières mais elles se rapportent toutes aux règles de la confrérie des chasseurs.
Une formation  » en résidence « 
Yoro Sidibe est entouré d’un vaste réseau social : parents, amis, chasseurs et apprentis. Ces derniers vivent auprès du maître en compagnie de leurs propres apprentis. Yoro les accueille chez lui un peu comme les artisans de l’Europe médiévale accueillaient leurs apprentis, leur donnant gîte, couvert et occupation. La formation du sora s’effectue  » en résidence « , au sens propre du terme.
Pour devenir sora, un homme (il n’existe pas de femmes sora) peut demander à Yoro la possibilité de vivre auprès de lui. Si Yoro accepte ce nouvel élève et que celui-ci réussit son initiation, l’élève peut débuter un apprentissage complet qui inclut, outre l’art du sora, des principes pratiques, moraux et spirituels. Comme les autres maîtres, Yoro choisit ses élèves non seulement pour leur talent et leur motivation mais aussi pour leurs qualités morales et personnelles.
Tradition orale d’une grande vitalité, l’art des soraw se transmet par un ensemble de méthodes. Pour la pratique instrumentale et l’expression verbale, l’apprentissage s’effectue davantage par imitation et par participation directe que par enseignement dirigé. Lors de cérémonies publiques, un sora débutant doit surtout maintenir le rythme sur un racleur métallique (le karinyan) et chanter les refrains de certains chants. Après cette période, l’apprenti peut évoluer vers d’autres instruments et éventuellement répondre au maître par des formules stéréotypées. Par la suite, lorsque l’apprenti a fait ses preuves sur divers instruments, il peut lui-même devenir soliste et maître, indépendant de son propre maître mais toujours lié à lui, l’apprentissage étant un processus continu tout au long de la vie. Les principales étapes de la formation auprès du maître dure généralement trois ans, au bout desquels l’apprenti est libre d’œuvrer par lui-même et de prendre ses propres élèves. La chaîne de transmission directe d’un maître à ses apprentis et de ceux-ci à leurs propres apprentis démontre la force de la tradition orale.
De l’apprentissage à l’autonomie
Lorsqu’il acquiert son autonomie, un apprenti peut innover à partir de la formation qu’il a reçue. On attend toutefois de lui que sa pratique soit compatible avec les enseignements de son maître : un sora doit rester fidèle à celui qui lui a enseigné son art. Mais ni la pratique instrumentale, ni l’art verbal d’un sora ne doivent rester figés par rapport à l’enseignement du maître. Si ce principe est évident pour l’enseignement formel dispensé dans des institutions occidentales, il vaut d’autant plus dans un contexte où l’apprentissage est conçu en une méthode dynamique basée sur l’oralité.
Le groupe des assistants de Yoro et de leurs propres assistants constitue une troupe qui effectue des tournées avec Yoro dans diverses régions du Mali. Ce groupe varie au fur et à mesure que les apprentis acquièrent leur autonomie. Pourtant, certains soraw élèves de Yoro sont restés liés plus étroitement à leur maître.
Depuis plusieurs années, Abdoulaye Traore est le principal assistant de Yoro Sidibe. Lors des premières étapes d’une soirée de chasseurs, c’est généralement à Abdoulaye qu’est dévolue la tâche de précéder Yoro en jouant les premiers morceaux de la soirée, un peu comme un artiste qui joue en  » première partie  » de la vedette dans une grande salle de spectacles. Abdoulaye joue aussi pendant ses propres soirées et jouit d’une certaine autonomie par rapport à son maître. Abdoulaye, qui a aujourd’hui la trentaine, travaille l’art des chasseurs depuis son adolescence. Jovial et sérieux à la fois, il sait prendre la place qui lui revient sans empiéter sur celle qui revient à son maître. Plusieurs des apprentis qui vivent auprès de Yoro sont en fait les assistants d’Abdoulaye.
Avant de débuter son apprentissage, Abdoulaye Traore s’est initié à la tradition des chasseurs en l’apprenant par imitation. En débutant son apprentissage avec Yoro, il a affirmé son désir de devenir sora tout en confirmant son expertise déjà acquise. Par la suite, il a suivi Yoro et son groupe et participé à de multiples représentations. Yoro lui a parfois donné des enseignements particuliers mais l’essentiel de l’apprentissage, comme celui de nombreux soraw, s’est surtout effectué par la pratique.
Madou Diarra est aussi un sora apprenti de Yoro Sidibe. Mais contrairement aux autres élèves de Yoro, Madou vit au Canada où il tente de faire connaître l’art des chasseurs. Pour ce faire, il adapte la tradition des chasseurs à des situations très différentes de celle qui l’a fait naître et de celle qui la fait vivre. Madou joue le donsongoni du Ouassoulou et chante en bambara les principales parties du répertoire de son maître. Mais contrairement à ce dernier, Madou est accompagné par des instruments occidentaux comme la basse électrique, la batterie et le saxophone. Alors qu’un tel syncrétisme serait prohibé en contexte malien, le croisement de la musique traditionnelle des chasseurs du Mali à une instrumentation moderne occidentale est permise dans un contexte  » déplacé  » où toute confusion avec le contexte originel est impossible. De même qu’un masque à valeur spirituelle est dit changer de valeur en étant présenté dans un musée, l’art des soraw acquiert une nouvelle valeur en étant utilisé hors de son contexte traditionnel. Cette nouvelle valeur est de représenter à l’étranger la culture des chasseurs.
Comme d’autres traditions orales, l’art des soraw est un principe social dynamique, se développant dans un contexte contemporain et représentant un processus de continuité à travers le changement social et culturel. L’influence des soraw, tant sur les membres de la confrérie des chasseurs que sur une grande partie de la société, démontre la vitalité de leur poésie et de leur musique. Peut-être mieux que quiconque, Yoro Sidibe représente le pouvoir de la tradition des soraw maliens. Ses activités expressives, sa popularité, son statut au sein de la confrérie et son enseignement ne constituent qu’une partie de la vie de ce personnage fascinant. Maintenant  » exporté  » en terrain nord-américain, l’art traditionnel dont Yoro est maître peut désormais s’étendre à un nouveau public.

Après une formation musicale, Alexandre Enkerli a obtenu une maîtrise en anthropologie à l’Université de Montréal, se spécialisant sur les rapports entre la musique et le langage. Ses études doctorales, effectuées au département de folklore et d’ethnomusicologie de l’Indiana University, portent sur des traditions de performances orales dans des confréries de chasseurs au Mali. Outre les rapports entre la musique et le langage, analysés dans une approche sémiotique, ses intérêts académiques incluent l’analyse de la formation de groupes sociaux ainsi que la notion de tradition comme partie intégrante du changement social. Saxophoniste de formation, il joue au sein de la formation malienne Dakan qui associe la musique traditionnelle des chasseurs à des instruments occidentaux joués par des musiciens d’origines et d’approches musicales diverses.///Article N° : 3620

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